Dossier

Faut-il changer la nature humaine ?

© BELGAIMAGE, Photomontage à partir de Gerd Altmann/Pixabay

À l’heure où la frontière entre médecine thérapeutique et médecine d’amélioration tend à se désagréger, où les biotechnologies cheminent vers un âge d’or, où l’intelligence artificielle progresse à grands pas, la question de la transformation de l’homme dans une perspective transhumaniste se pose avec une acuité nouvelle

 
 

Au 14e siècle apparaît chez Dante le terme «trasumanar» pour désigner l’homme sortant de sa condition dans le but d’aller à la rencontre de Dieu. Sortir de sa condition, l’homme est censé y aspirer également, mais cette fois sans visée religieuse, lorsqu’en 1937, dans son essai intitulé L’Humanisme économique, l’ingénieur polytechnicien français Jean Coutrot est le premier à employer le terme «transhumanisme» en se référant à l’usage de la science et à la théorie de l’évolution. Toutefois, si le transhumanisme de Coutrot prône l’avènement d’un humain supérieur, il ne le conçoit, contrairement au transhumanisme contemporain, qu’à travers une humanité elle-même supérieure, rendue telle par l’unification de grands courants de pensée (capitalisme, marxisme, idéalisme…). Aussi son transhumanisme peut-il être perçu comme une utopie politique et sociale.

Dans les années 1960, le transhumanisme adopte un autre visage, avec pour objectifs d’améliorer l’humain grâce aux progrès de la médecine et des technologies et de prolonger sa vie jusqu’à le rendre immortel. Né en Californie, ce courant reste cependant confiné dans la marginalité. En réponse à l’absence de technologies suffisamment performantes, il préconise la cryopréservation des corps au moment de la mort. Le message est clair: il faut attendre un saut technologique dans l’espoir de bénéficier un jour, après réanimation, de capacités supérieures et d’une prolongation substantielle de la durée de vie. «Alcor, une société de cryopréservation est d’ailleurs créée», relate le philosophe et médecin Jean-Noël Missa, directeur de recherches au FNRS, professeur à l’ULB et directeur du Centre de recherches interdisciplinaires en bioéthique.

La version contemporaine du transhumanisme trouve ses racines dans les années 1980, époque où des penseurs nord-américains commencent à structurer ce qui allait devenir le mouvement transhumaniste. À la fin des années 1990, celui-ci devient académique principalement sous l’impulsion du philosophe suédois Nick Bostrom et de son homologue australien Julian Savulescu, qui obtiennent des chaires prestigieuses d’éthique appliquée à l’Université d’Oxford. Avec son collègue David Pearce, le premier fondera en 1998 la World Transhumanist Association (Association mondiale du transhumanisme), rebaptisée Humanity+ (H+) 10 ans plus tard. «Le slogan du mouvement est en substance: être en meilleure santé, vivre plus longtemps, être plus intelligent, et cela dans l’espoir d’être plus heureux», indique le professeur Missa, avant de préciser que certains penseurs transhumanistes, tel le scientifique anglais Aubrey de Grey, insistent surtout sur la lutte contre le vieillissement, l’accès à l’immortalité, rêve qui, de toute façon, est partagé par l’ensemble des tenants du transhumanisme.

Dans les années 2000, le mouvement a été porté par un prosélytisme assidu ayant abouti à la naissance d’un réseau qu’ont rejoint certains hommes d’affaires et, plus tard, d’importantes sociétés multinationales comme Google et Amazon. S’ensuivit un essor considérable des idées transhumanistes avec la fondation en 2008 dans le parc de recherche de la NASA, au cœur de la Silicon Valley, de la Singularity University qui se veut à la fois université, groupe de réflexion et centre d’incubation d’entreprises. Finalité: œuvrer au développement de «technologies exponentielles afin de répondre aux grands défis de l’humanité». Défis transhumanistes s’entend.

  

 
Au-delà de la frontière

Le transhumanisme contemporain revendique le droit et la possibilité pour chaque être humain d’accéder à un usage rationnel des technologies d’«amélioration» (enhancement technologies, en anglais) afin d’augmenter ses capacités et son bonheur. «Il s’agit, dit Jean-Noël Missa, d’une utopie technoscientifique et libérale qui repose sur le pari que les hommes choisiront librement d’avoir recours à ces technologies.» Comme il le souligne, assimiler le transhumanisme au Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley est donc un faux procès. L’écrivain britannique met en scène un eugénisme d’État pratiqué dans une société totalitaire, alors que la notion de liberté de choix est prônée par les conceptions transhumanistes.

Le transhumanisme s’appuie tant sur les acquis de la science que sur des espoirs liés à ses développements futurs. Ainsi que le signale le professeur Missa, le 21e siècle préside à une dilution de plus en plus radicale de la frontière entre la médecine thérapeutique classique, à visée curative, et la médecine d’amélioration. La pratique de la chirurgie esthétique, par exemple, ou l’emploi de certains médicaments en dehors de leurs indications thérapeutiques avaient déjà effrité cette ligne de démarcation. Illustration: un médicament comme le modafinil, destiné au traitement de la narcolepsie, est utilisé également pour permettre à un individu sain de rester plus longtemps éveillé. Son usage lors de conflits armés n’est plus un secret pour personne. Le dopage sportif représente un autre cas où l’indication thérapeutique d’une substance (amphétamines, stéroïdes anabolisants, EPO, hormone de croissance…) est détournée de sa vocation initiale. Mais si les premiers franchissements de la frontière entre le thérapeutique et le mélioratif ont attiré l’attention des philosophes et des bioéthiciens, c’est avec un intérêt accru qu’ils étudient à présent les conséquences potentielles que les pouvoirs actuels des biotechnologies – recombinaison génétique somatique ou germinale, ingénierie cérébrale, nouvelles prothèses intracorporelles… – pourraient engendrer aux niveaux médical, sociétal et de l’avenir de l’être humain. «Le moteur de la transformation de l’homme, qui, selon moi, est déjà en cours mais n’en est qu’à ses débuts, n’est pas la philosophie transhumaniste, mais l’effacement, rendu possible par les avancées de la science, des frontières entre le thérapeutique et le mélioratif», estime Jean-Noël Missa.

C’est dans ce contexte que le President’s Council on Bioethics américain a publié en 2003 un rapport intitulé Beyond Therapy (Au-delà de la thérapie), dans lequel il définit 4 grands thèmes dans la médecine d’amélioration. Le premier, Better Children (De meilleurs enfants), pose la question de l’eugénisme. Le deuxième a trait à l’amélioration artificielle des performances sportives, donc au dopage. Baptisé Ageless bodies (Des corps sans âge), le troisième concerne la prolongation de la vie. Enfin, le quatrième est centré sur le dopage cognitif et moral, c’est-à-dire l’utilisation de médicaments et de technologies pour améliorer le fonctionnement du système nerveux central. 

 

La Française Emmanuelle Charpentier et l’Américaine Jennifer Doudna, 2 chercheuses couronnées en 2020 du prix Nobel de chimie, ont mis au point une méthode d’édition du génome, la technologie CRISPR-Cas9, qui confère au courant transhumaniste un outil à la hauteur de certaines de ses aspirations

EN TOUTE LIBERTÉ ?

La liberté de choix est une des composantes du transhumanisme. Néanmoins, certains tenants de ce courant, comme Julian Savulescu, font valoir un devoir moral à embarquer dans le train de l’amélioration de l’humain. Sommes-nous alors toujours dans le cadre d’une politique vraiment libérale ? N’a-t-on pas plutôt le sentiment d’entendre une espèce de refrain qui nous dirait: «C’est tellement bien, le transhumanisme, qu’il faudrait presque l’imposer» ? En outre, le terme «amélioration» est sujet à caution car il suppose un progrès pour l’homme, alors que beaucoup contestent que la technoscience puisse y conduire. Jean-Noël Missa est de ceux-là. Il estime que croire que la transformation biotechnologique de l’être humain le rendra plus heureux tient du fantasme et de l’illusion.

Édition du génome

Les thérapies géniques semblent être à l’aube d’un âge d’or. Il faut distinguer en leur sein celles qui s’adressent aux cellules somatiques (on modifie des cellules du corps) et celles qui sont focalisées sur les cellules germinales (on modifie des ovocytes, des spermatozoïdes) ou sur des embryons humains. Historiquement, les cellules somatiques furent les premières concernées. Ce fut notamment le cas quand, au début des années 2000, Lee Sweeney, de l’Université de Pennsylvanie, injecta de l’ADN codant pour un facteur de croissance dans des cellules musculaires de malades atteints de dystrophie musculaire. Quelque temps auparavant, à l’époque où il publia les résultats de ses travaux préliminaires sur des souris transgéniques dont il avait réussi à ralentir le vieillissement des cellules musculaires, il posa une question théorique dont la portée ne peut plus échapper à personne aujourd’hui: en l’absence d’effets secondaires, quels seraient les arguments éthiques pour juger néfaste une intervention génétique qui permettrait de ralentir le vieillissement musculaire ? Ce dernier n’étant pas une maladie mais une évolution naturelle, la question de Sweeney amorçait toute la réflexion sur le passage du thérapeutique au mélioratif. Un débat qui prend une dimension vertigineuse dès que se profile la possibilité d’intervenir génétiquement sur le génome et partant, que plane avec de plus en plus d’insistance, au-dessus de la société, le spectre de l’eugénisme. Un eugénisme d’État dans le pire des scénarios, mais aussi un eugénisme libéral, dont la pertinence doit être évaluée à la lumière des différents courants philosophiques. Dans sa version la plus poussée, il offre aux parents le «pouvoir» d’intervenir sur le génome de leur enfant. Il est cependant d’ores et déjà une réalité à travers les diagnostics prénatal et préimplantatoire, lesquels ouvrent la porte au choix du sexe, interdit en Europe, et à l’élimination d’embryons atteints d’une maladie génétique.

Depuis les années 1970, la technologie de l’ADN recombinant a permis de modifier des bactéries, des virus, des plantes, puis de concevoir des animaux transgéniques. On parle aujourd’hui d’«édition du génome» au sens anglais du terme «edit» – corriger un texte, en l’occurrence l’alphabet de la vie. Jusqu’il y a quelques années, les technologies disponibles n’étaient pas assez performantes pour être appliquées au génome humain. La Française Emmanuelle Charpentier, de l’Université d’Umeả en Suède, et l’Américaine Jennifer Doudna, de l’Université de Californie à Berkeley, 2 chercheuses couronnées en 2020 du prix Nobel de chimie, ont mis au point en 2012 une méthode beaucoup plus performante d’édition du génome: la technologie CRISPR-Cas9. «Elle permet de couper et de coller, avec une extrême précision, des fragments d’ADN de n’importe quelle cellule de n’importe quel organisme vivant. Ce qui est colossal en termes de potentialités», commente Jean-Noël Missa. La technologie CRISPR-Cas9 balise indubitablement les futures avancées de la médecine d’amélioration et confère au courant transhumaniste un outil à la hauteur de certaines de ses aspirations.

  
Supermarché génétique

Améliorer des fonctions et en élaborer de nouvelles devient potentiellement réalisable. Par exemple, des manipulations génétiques ont abouti à la naissance d’animaux fluorescents – souris, lapins… Il est hautement improbable que cette caractéristique ait un jour un intérêt pour l’homme. Mais, théoriquement, se profile à l’horizon la possibilité de modifier le génome de l’embryon humain dans tous les domaines de la médecine d’amélioration, y compris ceux qui alimentent les objectifs et les fantasmes des penseurs transhumanistes. Ainsi, la biogérontologie a mis en évidence chez des organismes encore relativement élémentaires (levure, nématode…) et chez la souris que le vieillissement n’est pas inéluctable, que la vie peut être prolongée par modification de gènes dont on sait désormais qu’ils codent pour la longévité. «Avec les avancées scientifiques récentes, on passe du destin génétique au choix génétique», souligne le professeur Missa. Un choix qui ne mobilise pas uniquement le courant transhumaniste, mais qui, dans une perspective moins radicale, peut être posé par des tenants du courant philosophique libéral, ce dernier considérant que l’emploi des biotechnologies d’amélioration doit relever de la liberté individuelle.

Dans une note de bas de page de son livre Anarchie, État et utopie publié en 1974, le philosophe américain Robert Nozick, penseur libertarien (1), évoque de façon métaphorique et avec une sorte de prescience la notion de «supermarché génétique» où les parents viendraient choisir les gènes de leurs futurs enfants. Le Britannique Jonathan Glover, actuellement professeur d’éthique au King’s College de Londres, reprend ce concept en 2008 dans son livre Choosing Children. En tant que penseur libéral, il considère qu’il appartient à chaque individu de décider s’il souhaite se modifier ou modifier ses enfants.

À côté des courants philosophiques libéral et transhumaniste en existe un troisième, majoritaire: le courant bioconservateur, également qualifié de naturaliste. L’un de ses meilleurs représentants, le philosophe américain Michael Sandel de l’Université Harvard s’oppose à toutes les facettes de la médecine d’amélioration, soutenant qu’il ne faut pas vouloir transformer ce que la nature nous a donné. Dans le même ordre d’idées, Francis Fukuyama, de l’Université Johns Hopkins à Washington, considère que le transhumanisme est une idée dangereuse, qu’il ne faut pas utiliser les technologies pour transformer l’être humain et qu’il convient de tracer une ligne rouge entre le thérapeutique et le mélioratif. Son de cloche identique chez le philosophe allemand Jürgen Habermas qui, dans un livre publié en 2002, tenait les propos suivants: un adolescent qui apprendrait que ses parents ont décidé de modifier son génome au moment de sa conception pourrait se révolter contre eux parce qu’ils l’auraient privé de son «essence».

Décédé en 2013, l’Américain Ronald Dworkin fut un spécialiste de la philosophie du droit, de la philosophie morale et de la philosophie politique. Il adhérait à une approche libérale. À ses yeux, le fait, pour les parents, de ne pas intervenir alors qu’il existe une technologie de modification du génome qui aurait un effet thérapeutique ou d’amélioration constituerait aussi un choix qu’ils prendraient pour leur enfant. Dès lors, ce dernier pourrait leur reprocher de ne pas lui avoir donné les meilleurs atouts. Dworkin renverse ainsi l’argument d’Habermas.

  

  

  

BÉBÉS MANIPULÉS GÉNÉTIQUEMENT

Outre les questions éthiques qu’elle éveille, la technologie CRISPR-Cas9 requiert encore quelques ajustements pour devenir applicable en pratique sur le «terrain humain». 

Ce dont a fait fi, ainsi que de toute éthique médicale, le chercheur chinois He Jiankui, actuellement emprisonné, lorsqu’il eut recours en 2018 à cette technologie pour faire naître, après fécondation in vitro, les 2 premiers bébés humains manipulés génétiquement. Deux jumelles de père séropositif, dont les embryons avaient été modifiés au niveau du gène CCR5 codant pour une protéine mise à profit par le VIH pour pénétrer dans les cellules

  
L’opacité du futur

Certains arguments des bioconservateurs ont des bases rationnelles – nous les évoquerons -, mais d’autres se fondent sur des réactions émotionnelles de dégoût vis-à-vis de toute altération de la nature humaine. Le bioéthicien conservateur Leon Kass ne parle-t-il pas du «yuck factor», le facteur «beurk» ? «À la question de savoir pourquoi il ne serait pas bien de modifier le génome d’un embryon, nombre de bioconservateurs répondent: « Parce que ce n’est pas bien » ou « Parce qu’il ne faut pas jouer à Dieu », indique Jean-Noël Missa. Dans un article intitulé Playing God, Ronald Dworkin estime que ce qui fait peur dans l’utilisation non thérapeutique de la médecine, notamment lorsqu’il est question d’édition du génome, c’est le déplacement des frontières entre ce qui ne dépendait pas de nous et ce qui risque d’être bientôt entre nos mains.»

Selon Nick Bostrom, qui emprunte à Condorcet (1743-1794) le concept de perfectibilité de l’être humain, le transhumanisme s’inscrit dans le prolongement de l’humanisme des Lumières. Pour lui, le transhumanisme correspond à l’humanisme des Lumières rehaussé des technologies qui devraient permettre d’y accéder. Décédé en 2019, le philosophe belge Gilbert Hottois, professeur à l’Université libre de Bruxelles, abondait dans ce sens dans son livre Le Transhumanisme est-il un humanisme ? où il considérait que la notion de perfectionnement doit inclure la modification de l’être humain par la technoscience. Mais contrairement au culte de l’immédiateté que pratiquent nombre de penseurs transhumanistes, certains déclarant même que nous constituons la dernière génération de mortels, il recommande la prudence et se place dans une perspective à très long terme. Aussi, convaincu que le futur est opaque, qu’on ne peut prévoir ce que sera le «posthumain», utilise-t-il une métaphore éloquente: la transcendance noire.

 
Cerveaux artificiels

Transhumain, posthumain, d’aucuns appréhendent ces 2 termes comme des synonymes. «Mais la meilleure définition, à laquelle adhérait d’ailleurs Gilbert Hottois, est sans doute celle qui considère que le posthumanisme repose sur des transformations tellement profondes qu’on aboutit à une rupture avec l’espèce humaine, à un «au-delà»», soutient le professeur Missa. Dans un ouvrage collectif intitulé Encyclopédie du trans/posthumanisme. L’humain et ses préfixes (2), les auteurs écrivent: «La notion de posthumanisme est encore plus problématique que celle de transhumanisme puisqu’elle comporte une référence vide à des entités qui, bien que « descendant » de l’homme, seraient aussi étrangères à celui-ci que l’espèce humaine est éloignée des formes de vie paléontologiques.»

Le posthumanisme peut emprunter 2 voies. La première apparaît comme un prolongement du transhumanisme, dans la mesure où elle s’appuie sur une transformation de l’homme, fût-elle radicale, susceptible d’aller jusqu’à la création de cyborgs, êtres humains dotés de prothèses mécaniques et de dispositifs cybernétiques.

Portée par des pionniers de l’intelligence artificielle, tel Marvin Minsky du Massachusetts Institute of Technology (MIT),  et des ingénieurs, dont Ray Kurzweil, employé par Google, la seconde voie ne se base plus sur une modification de la biologie de l’être humain. Non, elle ambitionne la création de «machines» pourvues de cerveaux artificiels extrêmement sophistiqués et évoluant vers une autonomie de plus en plus grande par rapport à l’homme, au point peut-être de s’y substituer. C’est le thème de la «Singularité» cher à Kurzweil: des robots conscients remplaceront les hommes. D’autres penseurs évoquent un futur où l’esprit des humains en quête d’immortalité serait téléchargé dans des ordinateurs. «Pour l’heure, il s’agit de purs fantasmes, insiste Jean-Noël Missa. D’une part, aucune machine ne dispose actuellement du moindre embryon de conscience artificielle. D’autre part, aucune donnée empirique ne laisse à penser qu’il soit possible un jour de copier le système nerveux d’un individu dans un ordinateur.»

Parmi les critiques raisonnées émises par les penseurs bioconservateurs contre le transhumanisme et le posthumanisme figure celle du risque de voir éclore une «aristocratie biotechnologiquement améliorée». En effet, le danger est d’assister à un renforcement des inégalités naturelles. Pourquoi ? Parce que chacun n’aurait probablement pas accès aux technosciences d’amélioration même si les transhumanistes déclarent qu’elles doivent être accessibles à tous. «Dans son livre Homo Deus, Yuval Noah Harari, professeur d’histoire à l’Université hébraïque de Jérusalem, estime que l’homme devra se transformer pour pouvoir continuer à communiquer avec les nouvelles formes d’intelligences artificielles. Il est cependant convaincu que seule une faible proportion des êtres humains aura la possibilité de s’autotransformer», rapporte Jean-Noël Missa avant d’ajouter que nous entrons là de plain-pied dans la futurologie et qu’on ne peut prévoir ce qui se passera.

De façon paradoxale eu égard à l’argument du renforcement des inégalités, les bioconservateurs redoutent que l’accès aux biotechnologies d’amélioration débouche sur une forme d’uniformité de tous les humains. Comme le souligne le professeur Missa, nous touchons à nouveau à la futurologie, donc à l’imprévisible. Toutefois, il est persuadé qu’il n’y a aucune raison de croire a priori à une diminution de la diversité humaine, dans la mesure où le choix des modifications, notamment au niveau du génome, variera d’une personne à l’autre.

Une autre objection soulevée par les bioconservateurs réside dans les risques encourus par l’individu si lui est appliquée une médecine méliorative, donc non thérapeutique. Nick Bostrom, fervent transhumaniste, est conscient du problème et en appelle à l’élaboration de nouveaux codes de déontologie. Mais la question centrale ne reste-t-elle pas celle soulevée par Jonathan Glover dans son livre Choosing Children: peut-on changer la nature humaine ? Penseur libéral, il estime que oui pour autant que le «principe de non-nuisance» soit respecté, autrement dit qu’on n’inflige aucun tort à autrui.

(1) Les libertariens sont des libéraux radicaux qui prônent la liberté absolue des individus à condition qu’ils n’empiètent pas sur la liberté des autres.

(2) G. Hottois, J.-N. Missa et L. Perbal (dir.), Encyclopédie du trans/posthumanisme. L’humain et ses préfixes, Éditions Vrin, 2015.

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