Chimie

L’isolement du fluor : périlleuse aventure 

Paul DEPOVERE • depovere@voo.be

©concept w – stock.adobe.com

L’existence du fluor était pressentie depuis bien longtemps. Lavoisier notamment en parlait déjà dans son Traité élémentaire de chimie en 1789. Mais c’est à Henri Moissan (1852-1907), un professeur de la Sorbonne, que revint le mérite d’être parvenu à isoler le fluor en 1886. Ceci lui vaudra d’être nobélisé en 1906, alors que le fluor écourta manifestement sa vie puisqu’il en mourut l’année suivante à l’âge de 54 ans 

Chaque élément du tableau périodique affiche un ensemble de propriétés caractéristiques. Tel est manifestement le cas pour le fluor (F) qui, pour sa part, bat le record de l’électronégativité (1) ! Cet atome cherche avidement à accaparer un électron de manière à devenir F, ce qui complète sa couche externe et le rend isoélectronique du gaz rare qui le suit (ce qui constitue un gage de stabilité). Bref, le fluor est donc un agent d’oxydation puissant, réagissant violemment avec toute substance capable de lui fournir, d’une façon ou d’une autre, un électron. En outre, il est même capable de se lier avec les gaz nobles, soi-disant inertes, en formant par exemple Xe+(PtF6), comme l’a constaté Neil Bartlett (1932-2008) en 1962.

À la poursuite de l’halogène manquant

Les chimistes qui ont tenté d’isoler le fluor ont payé chèrement la découverte de cette violente réactivité. On savait, dès la fin du 18e siècle, qu’un acide, qualifié par Carl W. Scheele (1742-1786) de fluorhydrique (2) (à l’instar de l’acide chlorhydrique), était capable d’attaquer le verre. Joseph-Louis Gay-Lussac (1778-1850) et Louis-Jacques Thénard (1777-1857) tentèrent d’obtenir l’élément F2 en concentrant préalablement leur solution d’acide fluorhydrique, ce qui se solda par de graves brûlures dont la guérison fut problématique. Ceci ne sera que le début d’une longue liste de «martyrs du fluor». Le spécialiste de l’électrolyse à l’époque, Humphry Davy (1778-1829), démontra quant à lui que l’acide fluorhydrique était dépourvu d’oxygène, tandis que ses expériences de mise en évidence du fluor échouèrent. Ce faisant, il fut également empoisonné et il ne survécut qu’avec d’importantes lésions. Malgré ses mises en garde, l’isolement du fluor restait un but assez tentant pour d’autres, prêts à risquer leurs vies pour isoler cet élément qui n’attendait qu’à être découvert. Celui-ci était en effet censé remplir une case vide du tableau de Mendéleïev de 1869. C’est dans ce contexte que l’inhalation d’acide fluorhydrique gazeux blessa gravement les frères George et Thomas Knox, ainsi que André-Marie Ampère (1775-1836). Quelques années plus tard, les chimistes Paulin Louyet ainsi que Jérôme Nicklès furent tués par des émanations toxiques. D’autres chimistes téméraires encore, parmi lesquels George Gore (1826-1904) et Edmond Frémy (1814-1894, dont Moissan deviendra le collaborateur), échappèrent de justesse à de violentes explosions.

C’est finalement en 1886 que le chimiste français Henri Moissan isola le fluor dans un électrolyseur inerte (en platine iridié) et ce, en toute sécurité, à partir d’acide fluorhydrique anhydre [liquéfié à ‒35 °C (car il bout à 19,5 °C) et rendu conducteur sous la forme de KHF2]. Ce savant vit se dégager à l’anode (3) de platine un gaz jaune, très pâle, résultant de l’oxydation du fluorure: c’était le fluor tant recherché, qu’il réussit à liquéfier avec l’aide de J. Dewar (l’inventeur du vase isolant qui permet de conserver les gaz à l’état liquide). Moissan en profita pour exécuter diverses expériences, parfaitement sécurisées, sur la réactivité du fluor: sans surprise, il constata que de nombreuses substances y prennent feu ou explosent spontanément. En présence d’hydrogène, le fluor redevient HF. Et avec l’eau, il y a en outre formation d’ozone (O3), ce qui aggrave les brûlures ! Pour rappel, Moissan obtint le prix Nobel de chimie en 1906. L’autre nominé était… Dmitri I. Mendeleïev, qui mourut l’année suivante ! 

Henry Moissan et son électrolyseur. Ce timbre de 0,54 € a remplacé l’autre, en francs français, qui comporte une erreur: …

… l’équation chimique doit être lue à l’envers, c’est-à-dire dans le sens de la formation du fluor (F2). (Voir Athena n° 324, pp. 36-37).

Quelques usages particuliers du fluor

Les propriétés exceptionnelles du fluor rendent cet élément précieux dans de nombreux secteurs, qu’il s’agisse de molécules médicamenteuses (comme la fluoxétine) ou d’articles culinaires avec revêtement antiadhésif, mais même aujourd’hui peu de chimistes le rencontrent sous sa forme élémentaire. Pour manipuler du fluor, un équipement spécial et une attention particulière sont indispensables. Il faut par exemple diluer le fluor dans 10 parties d’azote afin de pouvoir le transporter en toute sécurité.

La première production de fluor à grande échelle eut lieu dans le cadre du projet Manhattan (nom de code de la mission visant à produire la première bombe atomique durant la Seconde Guerre mondiale). Ce projet impliquait l’enrichissement de l’uranium naturel (mélange d’isotopes 235U et 238U) en 235U, l’isotope plus léger, seul fissible (c’est-à-dire susceptible de subir la fission nucléaire). Pour ce faire, l’ensemble de l’uranium doit être transformé par du fluor en hexafluorure, après quoi le mélange gazeux des 2 composés 235UF6 et 238UF6 est filtré au travers de barrières poreuses particulières. À ce niveau, les molécules les plus légères franchissent un peu plus rapidement l’obstacle, permettant d’obtenir un enrichissement en 235UF6. Des cycles répétés de diffusion gazeuse permettaient ainsi d’atteindre la teneur voulue en cet isotope fissible d’uranium.

Le fluor entrait également dans la composition des Fréons, c’est-à-dire des chlorofluorocarbures gazeux (tels CCl2F2 ou CClF3). Ceux-ci ont été découverts par le chimiste américain Thomas Midgley Jr. (1889-1944) qui travaillait chez Frigidaire, une marque déposée de General Motors. Étant non corrosifs, non toxiques et ininflammables, ces gaz furent synthétisés à grande échelle par la société DuPont car ils remplaçaient utilement les fluides frigorigènes inappropriés (tels le dioxyde de soufre ou l’ammoniac) utilisés jusqu’alors dans les systèmes de réfrigération. Actuellement, ces CFC, également employés comme gaz propulseurs dans les aérosols, sont interdits car divers chercheurs (4) démontrèrent que ces substances contribuent largement à la dégradation de la couche d’ozone stratosphérique.

Mais dans ce contexte – nous sommes en avril 1938 -, un autre chimiste américain, Roy J. Plunkett (1910-1994), avait reçu pour mission par la firme DuPont de développer de nouveaux agents frigorigènes comportant 2 carbones à partir de tétrafluoroéthylène (F2C=CF2) qu’il suffirait de chlorer. À son grand dam, il n’obtint pas le gaz attendu mais plutôt une curieuse poudre blanche inerte, thermorésistante et antiadhésive. En réalité, il venait d’obtenir un polymère —(CF2—CF2)n—, c’est-à-dire un enchevêtrement de chaînes composées de centaines de milliers d’atomes de carbone porteurs de 2 fluors. Appelé Téflon, ce polymère sera employé pour résister au fluor dans le cadre du projet Manhattan. Bref, paradoxalement, voilà en somme un polymère bourré d’atomes de fluor qui se protège vis-à-vis de lui-même à l’état élémentaire ! C’est ainsi que le Téflon sert classiquement de revêtement interne pour les flacons appelés à résister à des produits chimiques hautement corrosifs.

Quant aux récipients et autres ustensiles de cuisine recouverts de ce matériau antiadhésif, ils apparaîtront seulement dans les années 1950 sous la marque Tefal, à la suite de mises au point réalisées par Marc Grégoire et Louis Hartmann, mais ceci est une autre histoire !

(1) L’électronégativité exprime l’attirance d’un atome envers les électrons, laquelle permet de décrire le comportement de ceux-ci lors de la formation d’une liaison. La valeur propre au fluor plafonne à 3,98 dans l’échelle de Linus C. Pauling (1901-1994, nobélisé en 1954), dépassant de fait celle de tous les autres éléments !

(2) Du latin «fluere» = s’écouler, déjà signalé par Georg Bauer (dit Agricola, 1494-1555) dans «De re metallica». Le spath-fluor (CaF2) servait en effet de fondant dans certaines opérations de métallurgie.

(3) Lors du processus d’électrolyse (dissociation de HF provoquée par du courant électrique), voici l’équation d’oxydation se produisant à l’anode, justifiant la libération du fluor:

     2 HF2  à  F2 + 2 HF + 2 e

À l’autre électrode, à savoir la cathode, on assiste à une réduction, ce qui correspond à la libération d’hydrogène:

     4 HF + 2 eà  H2 + 2 HF2

Au total, on obtient le bilan effectif de l’électrolyse:

     2 HF à H2 + F2

(4) Il s’agit de Paul J. Crutzen (P-B), Mario J. Molina (É-U) et Frank S. Rowland (É-U), lauréats du prix Nobel de chimie 1995.

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