Société

Biodiversité: l’autre urgence

Julie LUONG • juluong@yahoo.fr

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Au moins 1 million d’espèces animales et végétales – plus d’1 sur 8 – sont actuellement menacées d’extinction. Cet effondrement de la biodiversité, largement documenté, est principalement causé par le changement d’utilisation des sols (déforestation, artificialisation), qui détruit l’habitat des espèces.  Avec des répercussions en cascade, qui se combinent aux effets du réchauffement climatique

 
Aux côtés du réchauffement climatique, les scientifiques alertent régulièrement sur une autre catastrophe annoncée: celle de l’effondrement de la biodiversité. Apparu dans les années 80 et inscrit en 1992 dans la Convention sur la diversité biologique de Rio de Janeiro, le terme de «biodiversité» désigne la diversité – immense et multidimensionnelle – des êtres vivants sur la planète. «Il y a 2 aspects dans la biodiversité: un aspect de nombre et un aspect de variété, explique Nicolas Schtickzelle, professeur d’écologie et de conservation à l’UCLouvain. Si on a 3 smileys jaunes versus 10 smileys jaunes, il y a plus de biodiversité où il y en a 10 car il y en a plus. Mais si on a d’un côté 3 smileys jaunes et de l’autre un jaune, un vert et un rouge, on a plus de biodiversité dans ce dernier cas car on a plus de variété. Mais si j’ai 10 jaunes, est-ce que j’ai plus ou moins de biodiversité que si j’ai un jaune, un vert, un rouge ?»

Un taux d’extinction sans précédent

En vérité, aujourd’hui, quel que soit l’angle sous lequel on l’examine, la biodiversité est menacée. Ainsi de la forêt tropicale, «qui abrite non seulement de nombreuses espèces différentes mais aussi un grand nombre d’individus», illustre Nicolas Schtickzelle. Situées entre le tropique du Cancer et le tropique du Capricorne (Amazonie, bassin du Congo, Asie du Sud-Est), ces forêts abritent les deux tiers de la biodiversité présente dans l’ensemble des forêts du monde (qui abritent elles-mêmes 80% de la biodiversité). «Un hectare de forêt tropicale (soit la taille d’un terrain de football) abrite plus de 150 espèces d’arbres, contre une quinzaine seulement dans nos forêts tempérées», rappelle Greenpeace. Et si de tout temps, des espèces sont apparues tandis que d’autres disparaissaient, le taux d’extinction est aujourd’hui 100 à 1 000 fois plus élevé que le rythme qui prévalait avant l’ère industrielle… tandis que le taux d’apparition est resté identique. «Une grande quantité d’espèces au niveau mondial a décliné de manière plus ou moins importante et comme dans tout changement, il y a des gagnants, précise Nicolas Schtickzelle. Par exemple le merle noir, une espèce forestière qu’on retrouve maintenant dans tous les jardins. Mais ces espèces qui en ″profitent″ sont infiniment moins nombreuses… 99% des espèces souffrent énormément.»

Selon l’IPV (Indice Planète Vivante), entre 1970 et 2018, la taille moyenne des populations de vertébrés sauvages a décliné de 69%, indique le WWF. Le déclin le plus alarmant est celui des espèces sauvages d’Amérique latine (94%), même si aucune région du monde n’est épargnée. Toujours selon les chiffres de l’ONG de protection de l’environnement, dans le parc national de Kahuzi-Biega, en République démocratique du Congo, le nombre de gorilles des plaines orientales a baissé de 80%. En 3 décennies à peine, le nombre d’éléphants de forêt africains a chuté de plus de 86%. Quant aux populations de requins et de raies océaniques, elles ont diminué de 71% au cours des 50 dernières années. Selon l’IPBES, le Giec de la biodiversité, il reste moins de 10 ans pour éviter une 6e extinction de masse.

Pour Hélène Soublet, directrice générale de la Fondation pour la recherche sur la biodiversité, il faut encore distinguer la «diversité spécifique» et la «diversité génétique». La diversité spécifique concerne le nombre d’espèces, soit entre 8 et 12 millions d’espèces, animales et végétales, sur la planète… sans même compter les micro-organismes tels que les bactéries. Huit à 12 millions d’espèces dont seules 2 millions d’espèces ont été décrites ! Tous les jours, les scientifiques en découvrent de nouvelles… Certaines disparaissent donc avant même qu’on ait pu les connaître. Par ailleurs, au sein d’une même espèce, il existe une importante diversité génétique… exactement comme on l’observe au sein de l’espèce humaine. Pas 2 singes, 2 tigres, 2 dauphins qui soient exactement semblables. Or cet aspect de la biodiversité est également menacé, notamment à cause de la sélection pratiquée sur les animaux d’élevage, qui les formate et les rend plus vulnérables, notamment face au risque pandémique. «Si un pathogène s’y développe, tous les organismes réagiront de la même manière et seront potentiellement tous affectés», explique Hélène Soublet. 

Effet pare-brise

Même sans voyager dans de lointaines contrées, même sans se plonger dans les rapports alarmants des ONG, l’effondrement de la biodiversité est aujourd’hui perceptible depuis chez soi, à l’échelle d’une vie. D’où le sentiment de «solstalgie» partagé par de nombreuses personnes, soit la détresse psychique causée par la conscience que certains paysages familiers ont été irrémédiablement modifiés, que certaines expériences ne reviendront pas. «Avant, si vous faisiez Bruxelles-Ostende en voiture, votre pare-brise était maculé d’insectes, raconte Nicolas Schtickzelle. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Et les études ont montré que cela n’avait rien à voir avec l’évolution de la forme des voitures…». Ce «syndrome du pare-brise» est une expérience concrète qui témoigne de la diminution, en à peine quelques décennies, de plus de 70% d’insectes… Papillons, libellules, abeilles, bourdons: les insectes jouent pourtant un rôle primordial pour les autres espèces, en particulier pour les oiseaux, puisqu’ils sont la nourriture principale des oisillons. Ainsi, en Wallonie, les effectifs d’oiseaux communs ont chuté de 40% en 30 ans… Les espèces ayant subi le déclin le plus significatif sont le bruant proyer, l’hypolaïs ictérine et la tourterelle des bois (voir photos ci-dessous) puisque leurs populations ont diminué respectivement de 99,5%, 97,5% et 97,2% en 31 ans. Or les insectes jouent un rôle majeur dans la pollinisation… ce qui a donc aussi des répercussions sur la survie de nombreuses espèces végétales. 

En Wallonie, les espèces d’oiseaux communs ayant subi le déclin le plus significatif sont : 1. le bruant proyer (Emberiza calandra); 2. l’hypolaïs ictérine (Hippolais icterina); 3. la tourterelle des bois (Streptopelia turtur)

Sans parler des effets sur l’humain. «On peut évoquer toutes sortes de raisons pour préserver la biodiversité, commente Nicolas Schtickzelle. Des raisons éthiques, religieuses, esthétiques, l’idée que ″les baleines ont le droit de vivre″ ou qu’on ″emprunte la terre à nos enfants″. Mais par ailleurs, la biodiversité, on en a aussi besoin maintenant, pour nous, elle nous rapporte et elle nous aide. Elle nous permet notamment de manger, d’avoir du bois pour chauffer les maisons, pour faire la cuisine – le bois est encore la source principale d’énergie pour 3 milliards d’humains sur la planète – mais aussi de nous soigner. Toute une série de médicaments sont encore aujourd’hui dérivés d’espèces végétales que nous ne sommes pas capables de fabriquer artificiellement.» Par ailleurs, d’un point de vue écosystémique, la biodiversité nous protège de certains dangers comme les inondations. «Dans un contexte d’élévation du niveau des mers, la mangrove stabilise énormément les côtes», poursuit Nicolas Schtickzelle. «En tant qu’être humain, nous faisons partie de la biodiversité, et nous vivons, nous mangeons, nous respirons grâce à nos relations avec d’autres espèces. Sans cette biodiversité, nous disparaîtrions. C’est donc un ensemble complexe, difficilement modélisable et encore mal connu», résume Hélène Soublet.

Un capital entamé 

Pour Nicolas Schtickzelle, la cause de cet effondrement peut être résumée en une phrase: nous consommons trop de ressources. «Ce que nous consommons, c’est ce que chacun consomme multiplié par le nombre d’humains, détaille-t-il. Or il y a 2 manières de voir les choses: soit il y a trop d’humains, soit ces humains consomment trop. Si l’on était 100 000 sur Terre, oui, on pourrait vivre comme ceux qui consomment le plus et il n’y aurait pas de problème. D’un autre côté, si on vivait tous comme ceux qui consomment le moins, ça ne poserait pas problème non plus.» Les notions de «jour du dépassement» et d’«empreinte écologique» permettent de se représenter cette surconsommation. Calculé par le Global Footprint Network, le jour du dépassement était en 2023 le 2 août, soit la date à laquelle l’humanité avait consommé (empreinte écologique) l’ensemble des ressources que la Terre peut reconstituer en une année (biocapacité). «Autrement dit: pour régénérer ce que l’humanité consomme aujourd’hui, il nous faudrait l’équivalent de 1,7 Terre en termes de surface», explique WWF France.  «J’aime bien faire une autre analogie, poursuit Nicolas Schtickzelle La biosphère est un capital. Chaque année, elle produit des intérêts. Si on dépense chaque année les seuls intérêts, on peut vivre comme ça indéfiniment. Mais si on dépense plus que les intérêts, on entame le capital, qui par conséquent diminue. Or moins vous avez de capital, moins vous avez d’intérêts. La cause systémique de la perte de biodiversité, c’est ça: l’humanité a entamé son capital, ce qui marche un certain temps mais qui n’est pas viable à long terme.»

Au-delà de cette notion générale de surconsommation, on distingue habituellement 5 causes à l’effondrement de la biodiversité:

1. la surexploitation (chasse, pêche, coupe des arbres…);
2. la perte d’habitat et le changement de l’usage du sol;
3. le changement climatique;
4. la pollution;
5. les espèces exotiques envahissantes.

«Contrairement à ce qu’on pense souvent, c’est la perte d’habitat et non le changement climatique qui est de très loin le facteur majeur de perte de biodiversité», commente Nicolas Schtickzelle. Les activités agricoles et sylvicoles entraînent notamment une «simplification des milieux», problématique pour de nombreuses espèces. Les oiseaux, par exemple, trouvent moins de ressources alimentaires sur des terrains cultivés selon les principes de l’agriculture intensive, mais aussi moins de lieux où faire leurs nids (haies, bosquets). «Beaucoup d’espèces vont souffrir de plusieurs de ces menaces en même temps, prévient Nicolas Schtickzelle. Et souvent, quand il y en plusieurs qui se combinent, la combinaison est pire que la somme… Par exemple, beaucoup d’insectes souffrent de la pollution, ce qui est aggravé par le changement climatique.» Ainsi, comme le rappelle le WWF, même si aujourd’hui le changement climatique est à l’avant-plan de tous les discours politiques, la disparition des espèces sauvages et de leurs habitats n’est pas un moindre problème: «Ces 2 crises sont fortement liées: la dégradation alarmante des milieux naturels les conduit non seulement à perdre leur capacité de stockage mais aussi à émettre, à leur tour, plus de gaz à effet de serre. Par conséquent, une plus grande quantité de dioxyde de carbone pénètre dans l’atmosphère, accélérant le réchauffement du globe…Si nous ne parvenons pas à limiter la hausse à 1,5 °C, le changement climatique deviendra la principale cause de perte de biodiversité au cours des prochaines décennies

Pour Nicolas Schtickzelle, espérer endiguer l’effondrement de la biodiversité en faisant appel à la conscience éthique ou au sentiment esthétique est illusoire. «Pour moi, la clé, c’est que chacun se rende compte que garder la biodiversité vivante est plus rentable, commente-t-il. En Wallonie, l’une des raisons principales pour lesquelles on a planté des quantités gigantesques de résineux plutôt que du feuillu, c’est parce que c’était moins taxé. Un épicéa, contrairement à un chêne, peut pousser et être exploité en 40 ans donc si vous gériez bien votre affaire, vous vous arrangiez pour tout couper avant de transmettre la parcelle à la génération suivante qui ferait pareil à son tour… Il y a quelques années, il y a donc eu une réforme de la législation pour éviter cette taxation multiple.» Le même nerf de la guerre, partout sur la planète, pour une bataille décisive. 
 
 

ESPÈCES
ENVAHISSANTES 

Les espèces exotiques envahissantes sont des espèces végétales ou animales introduites par l’homme en dehors de leur aire d’origine et qui constituent une menace pour la biodiversité. Généralement «plus compétitives et plus voraces» que les espèces indigènes, elles peuvent aussi être porteuses de nouveaux agents pathogènes et menacer ainsi la survie des espèces avec lesquelles elles sont appelées à cohabiter Elles peuvent également affecter le fonctionnement des écosystèmes en modifiant les propriétés du sol ou de l’eau.

Environ 12 000 espèces exotiques ont été observées jusqu’à ce jour dans l’Union européenne, parmi lesquelles 10 à 15% sont considérées comme envahissantes. Le frelon asiatique, par exemple, est un insecte invasif de la famille des guêpes, originaire d’Extrême-Orient. Introduit accidentellement près de Bordeaux en 2004, il progresse vers le nord au rythme moyen de 60 km par an. Le premier nid a été détecté en Wallonie en 2016 et les premiers cas d’attaque de ruches ont été signalés en 2017 (voir photo). Depuis, sa progression se poursuit sur tout le territoire.

LE CAS DU RATON LAVEUR

Avec son pelage poivre et sel, son masque noir et son charmant museau pointu, le raton laveur s’attire souvent l’attendrissement des humains. Agile et peu farouche, il est cependant considéré lui aussi comme une espèce exotique invasive, avec 50 à 75 000 spécimens présents en Wallonie. Les autorités encouragent ainsi les riverains à ne surtout pas les nourrir et les chasseurs à les éliminer…

Originaire d’Amérique, le raton laveur a été introduit par l’homme en Europe au début du 20e siècle… jusqu’à rejoindre la Belgique dans les années 80 où il a commencé à croître de manière significative à partir de 2005. Le premier groupe de ratons laveurs est probablement venu d’Allemagne, où ils ont été introduits dans les années 1930 par le régime nazi comme gibier pour les chasseurs et comme source de fourrure. Le 2groupe de ratons laveurs est venu de France, amenés comme mascotte par des aviateurs américains dans les années 60 puis relâchés autour de cette base aérienne de l’Aisne.

Bien qu’il vive habituellement à proximité des rivières et en milieu forestier, on retrouve aujourd’hui le raton laveur en lisière des habitations dans lesquelles il finit parfois par entrer… Omnivore, il se nourrit aussi bien de végétaux, de céréales, de grenouilles, d’oiseaux et de poules que de croquettes pour chat et de restes du frigo…

«De plus en plus d’études montrent que ce prédateur opportuniste peut constituer une menace sérieuse pour la survie de populations d’espèces menacées en Europe (moules, écrevisses, reptiles, oiseaux, chauve-souris, etc.)», estime la Région wallonne. Le raton laveur exerce notamment une pression de prédation importante sur plusieurs espèces d’oiseaux menacées, comme le cincle plongeur, l’hirondelle de rivage ou le gobemouche noir.

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