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Notre ressenti est-il l’initiateur de nos actions ?

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Pour de nombreux neuroscientifiques et philosophes, la conscience n’est qu’un épiphénomène n’exerçant aucune influence sur nos actions. Ont-ils raison ou, au contraire, notre expérience subjective est-elle le moteur de toutes nos actions intentionnelles ? C’est la thèse du professeur Axel Cleeremans, de l’Université libre de Bruxelles. Il ambitionne de la démontrer à travers un vaste projet de recherche d’une durée de 5 ans, dont il est le responsable

 
En 1995, le philosophe américain Ned Block opérait une distinction entre 2 aspects de la conscience, la conscience d’accès et la conscience phénoménale, qui allait profondément imprégner la recherche sur la conscience. La conscience d’accès se caractérise par ses effets fonctionnels associés: elle permettrait l’expression des processus exécutifs qui, tels le raisonnement, l’inhibition, la planification, sous-tendent nos actes. Pour sa part, la conscience phénoménale serait focalisée sur nos sensations, notre ressenti, l’«effet que cela nous fait» selon les termes du philosophe Thomas Nagel, de l’Université de New York. Sur la base de la scission proposée par Ned Block, les fonctions de la conscience peuvent être totalement dissociées de ses aspects phénoménaux. Prenant le plus souvent le parti de cette assertion, les recherches sur les soubassements neuronaux de la conscience éludèrent largement un pan de la réalité: les expériences conscientes ne peuvent exister indépendamment du sujet qui les vit.

Alliée aux performances remarquables des systèmes d’intelligence artificielle, la mise entre parenthèses de la subjectivité individuelle dans la plupart des travaux relatifs aux substrats neuroanatomiques de la conscience a conduit nombre d’auteurs – neuroscientifiques et philosophes – à considérer que celle-ci est un épiphénomène et que ses aspects phénoménaux n’ont aucune utilité sur le plan fonctionnel. Ce à quoi Axel Cleeremans, professeur de sciences cognitives à l’Université libre de Bruxelles (ULB) et directeur de recherches au FNRS, répond: «Pourquoi ferions-nous quoi que ce soit si ce que nous faisons ne nous faisait pas quelque chose ?» – bref, si nous étions en définitive des espèces de zombies. Il réfute d’ailleurs la pertinence de la distinction entre conscience d’accès et conscience phénoménale, estimant qu’il s’agit probablement des 2 faces d’une même pièce et que la conscience phénoménale représente la base même sur laquelle nous fondons tout ce que nous entreprenons. Il prône donc une réhabilitation de l’expérience subjective comme moteur de nos actions intentionnelles.

Et de citer chatGPT tout comme le logiciel de go AlphaGo produit par l’entreprise DeepMind. Le go est un jeu de stratégie d’origine chinoise nettement plus complexe que le jeu d’échecs. AlphaGo a bénéficié d’un apprentissage automatique de type Deep Learning, au cours duquel il s’affrontait lui‑même de façon récurrente. Il ne disposait initialement d’autres informations que les règles du jeu et ne pouvait donc compter sur l’apport de données issues de parties jouées entre humains. En 2016, le logiciel n’en a pas moins battu le Coréen Lee Sedol, alors l’un des meilleurs joueurs de go au monde, sur le score sans appel de 4 victoires à une. C’est dans ce contexte de performances stupéfiantes des systèmes d’intelligence artificielle et de la mise entre parenthèses de la subjectivité individuelle des participants dans les travaux visant à identifier les corrélats neuronaux de la conscience que s’est imposée l’idée que cette dernière ne «servirait à rien». Baptisé EXPERIENCE, un projet Advanced Grand ERC financé par le Conseil européen de la recherche et conduit par le professeur Cleeremans dénonce cette position philosophique. «Les machines basées sur l’intelligence artificielle ne sont que des algorithmes, ce qui n’a rien à voir avec le champ des motivations qui nous poussent à agir. AlphaGO n’était pas conscient qu’il était engagé dans une compétition et qu’il l’avait gagnée. Ce n’est pas lui, mais ses concepteurs qui ont bu le champagne !», souligne Axel Cleeremans.

Accepteriez-vous d’être zombifié ?

Via EXPERIENCE, Axel Cleeremans et une équipe pluridisciplinaire composée de spécialistes en neurosciences cognitives computationnelles, d’une part, et en philosophie de l’esprit, d’autre part, ont pour objectif de tester des hypothèses ayant trait au rôle fonctionnel de la conscience phénoménale. Le projet, qui s’étendra sur 5 ans, a débuté en janvier 2023. Il pose donc la question clé du pourquoi de la conscience phénoménale et, si cette dernière et la conscience d’accès ne font qu’une, sous des habits théoriques différents, tout simplement la question du pourquoi de la conscience, alors assimilée aux sensations et émotions que nous éprouvons. Les chercheurs formulent l’hypothèse que la conscience phénoménale est omniprésente et obligatoirement impliquée dans tout épisode de traitement de l’information, perspective qu’ils qualifient de thèse de la primauté phénoménale. «Malgré tous les efforts des chercheurs en cognition inconsciente, les participants à leurs recherches ne peuvent être transformés en zombies», commente Axel Cleeremans. Il se réfère également aux travaux du philosophe Charles Siewert, de l’Université Rice à Houston. «Dans son ouvrage The significance of consciousness, publié en 1988, il propose l’expérience de pensée suivante: si vous étiez subitement zombifié, c’est-à-dire toujours capable de parler, de raisonner, etc., mais sans plus rien ressentir, l’accepteriez-vous ? La réponse intuitive est évidemment non. À quoi rimerait une vie où nous n’aurions plus accès à aucun plaisir. Ce serait comme avoir de l’argent qu’on ne pourrait pas utiliser.»

Toutefois, la démarche des chercheurs de l’ULB n’implique pas pour autant la négation de l’importance des processus inconscients qui participent à l’émergence de nos pensées et de nos actions. En ce sens, elle n’est pas incompatible avec la théorie phare de l’espace de travail neuronal global développée par les neuroscientifiques français Stanislas Dehaene, Lionel Naccache et Jean-Pierre Changeux dans la foulée des travaux du psychologue américain Bernard Baars. Dans cette théorie, une myriade de circuits cérébraux très spécialisés travaillant en parallèle élaborent de multiples représentations mentales inconscientes de façon continue. Un second «compartiment», l’espace neuronal de travail global, présiderait à tout moment à l’accession d’une de ces représentations mentales dans le champ de la conscience. Néanmoins, dans un article publié en août 2016 dans la revue Neuroscience of Consciousness, Benjamin Rohaut et Lionel Naccache ont montré que si le traitement sémantique (signification) inconscient d’un mot est une réalité incontestable, cette «mécanique» inconsciente est soumise à de fortes influences conscientes. «À chaque instant, notre posture consciente déteint sur la nature des opérations mentales qui se déroulent en nous inconsciemment», souligne Lionel Naccache. En d’autres termes, nos préoccupations du moment, nos émotions, nos projets, etc. influent sur les traitements sémantiques inconscients auxquels notre cerveau se livre à notre insu. «Le puzzle devient donc vertigineux, dit le neuroscientifique parisien: la première couche de nos interprétations est inconsciente, mais elle œuvre sous l’influence de notre posture consciente, sans que nous le sachions !»

La récompense recherchée

EXPERIENCE est articulé autour de 4 modules de travail. Le premier ambitionne de montrer que l’expérience subjective à une valeur intrinsèque. Autrement dit, que nous attribuons une valeur à chacune de nos représentations mentales conscientes, ce qui correspond à l’intuition que nous avons que tous les choix que nous effectuons sont motivés par ce que nous souhaitons ressentir et ce que nous désirons éviter de ressentir. La récompense serait indissociable de l’expérience subjective, car en l’absence de cette dernière, elle n’aurait aucune signification pour le sujet. Le professeur Cleeremans prend un exemple: «Notre principale motivation pour manger est de ressentir le plaisir qui y est associé et non d’assurer la fonction biologique d’alimenter notre corps, bien que la première motivation serve indubitablement la seconde.» Il cite un autre exemple: le saut en parachute, lequel se justifie généralement par la quête du «frisson». Cette activité ne remplit aucune fonction biologique et nous expose même à des risques pour notre propre existence. Voilà donc 2 exemples qui soutiennent l’idée que, dans notre vécu, l’expérience phénoménale constituerait en soi la récompense recherchée. S’invite alors une question plus générale: quelle différence cela fait-il de ressentir les choses ? Dans ce premier module de travail, l’argumentation ne sera pas scientifique, mais ressortira au champ de la philosophie de l’esprit. «Nous procédons à une analyse minutieuse des positions philosophiques existantes à la lumière de la littérature empirique», précise Axel Cleeremans.

Dans un deuxième module de travail, les chercheurs s’efforceront d’établir que toute perception consciente est intrinsèquement associée à une valence, c’est-à-dire à l’attribution d’un caractère agréable (valence positive) ou désagréable (valence négative) à l’objet de cette perception. Axel Cleeremans cite le psychologue américain Robert Zajonc, décédé en 2008: «Nous ne voyons pas simplement « une maison »: nous voyons une belle maison, une maison laide ou une maison prétentieuse.» Une série d’études viseront à démontrer que des objets considérés comme neutres dans les études de neurosciences affectives – des théières ou des parapluies, par exemple – sont en réalité «microvalencés». La conclusion attendue est que dès qu’il est perçu, tout objet (ou toute situation) suscite automatiquement un jugement affectif. Dans la perception consciente, rien ne relèverait donc de la pure cognition.

Un outil de nouvelle génération

Une seconde facette de ce module de travail a pour objectif de prouver que seule la perception consciente est associée à une valence. Cette affirmation va à l’encontre des résultats de différentes études selon lesquelles le traitement des émotions peut s’effectuer de façon inconsciente. Le professeur Cleeremans et son équipe manipuleront la visibilité d’images présentées expérimentalement à des volontaires afin de mettre en évidence que l’attribution d’une valence est toujours postérieure à la reconnaissance d’un objet, d’une situation, etc. «L’ensemble des études qui utilisent des présentations subliminales n’ont pas mesuré correctement la conscience et partant, sont arrivées à des conclusions erronées quant à la possibilité d’un traitement des émotions en l’absence de conscience», estime le directeur de recherches du FNRS. Le problème serait méthodologique. Son groupe se propose d’en apporter la preuve en s’appuyant sur un tachistoscope de nouvelle génération conçu par l’équipe de Michael Herzog, de l’École polytechnique fédérale de Lausanne, et doté d’une unité de traitement développée par la société belge Bot4You. Composé principalement de 2 écrans LCD avec rétroéclairage à angle droit, cet équipement permet de contrôler le temps de présentation d’un stimulus à la microseconde près (un millionième de seconde).

Traditionnellement, les travaux de psychologie expérimentale consacrés aux effets des perceptions subliminales font appel à la technique dite du masquage. En clair, un stimulus (l’amorce) est projeté très brièvement (en général, 16 millisecondes) sur un écran; immédiatement après apparaît durant un temps plus long (environ 100 millisecondes) un «masque visuel», habituellement formé d’éléments rappelant ceux qui composent l’amorce. Si celle-ci est un mot, le masque pourra être, par exemple, un ensemble de lettres enchevêtrées ou de traits qui y ressemblent. «L’impression qu’a le sujet dans de telles conditions est de ne voir que le masque», rapporte Axel Cleeremans. D’où l’idée que l’amorce ressortirait dès lors au monde subliminal. C’est pourtant ce que le neuroscientifique conteste à la suite du psychologue Daniel Holender, aujourd’hui professeur émérite de l’ULB. En 1986, ce dernier avait postulé qu’au moins dans certaines circonstances, le sujet prenait conscience, fût-ce à un degré minimal, de la présence des amorces lorsque les chercheurs recouraient à la technique du masquage. Méthode que le tachistoscope de nouvelle génération permet d’éviter grâce à sa précision extrême.

Une première expérience a livré des résultats plaidant en faveur de l’impossibilité d’un traitement des informations en l’absence de conscience – sauf dans des cas particuliers (voir infra). C’est en utilisant le tachistoscope que Renzo Lanfranco, chercheur postdoctoral au sein de l’équipe du professeur Cleeremans, a démontré, en collaboration avec David Carmel, professeur à l’Université Victoria de Wellington en Nouvelle-Zélande et à l’Université d’Édimbourg en Écosse, que notre capacité d’interpréter l’émotion exprimée par un visage suit systématiquement la capacité que nous avons de décider si un visage est présent ou non. L’instrument rend en effet possible une méthode baptisée «durée minimale d’exposition» grâce à laquelle on cherche à déterminer le seuil (la durée pendant laquelle un stimulus est affiché) à partir duquel la discrimination d’une propriété d’un stimulus devient possible. Les chercheurs ont ainsi constaté que les mesures neuronales et psychophysiques convergent pour révéler une séquence d’expositions minimales distinctes requises pour la détection de la présence d’un objet (1 à 2 millisecondes), le traitement spécifique au visage (3 à 4 millisecondes) et le traitement spécifique à l’émotion (4 à 5 millisecondes). Ces résultats remettent en cause l’idée que le traitement de l’émotion peut prendre place sans conscience.

Alliée aux performances des systèmes d’intelligence artificielle, la mise entre parenthèses de la subjectivité individuelle dans la plupart des travaux relatifs aux substrats neuroanatomiques de la conscience a conduit nombre d’auteurs à considérer que celle-ci est un épiphénomène