Société

L’empathie : fausse boussole morale ?

Julie LUONG • juluong@yahoo.fr

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L’empathie, cette capacité qui consiste à se mettre à la place de l’autre, est souvent présentée aujourd’hui comme le rempart contre toute forme de violence et de déshumanisation. Pourtant, l’empathie est un phénomène complexe qui ne garantit en rien un comportement moral: sélective, elle n’échappe pas aux logiques de hiérarchie et de domination

Cours d’empathie à l’école, jeux de rôles pour apprendre à se mettre «à la place de l’autre» au travail, discours politiques et médiatiques fustigeant le «manque d’empathie» du clan adverse: l’empathie – et les inquiétudes quant à son érosion progressive dans nos sociétés – est partout. Mais pour Samah Karaki, autrice de L’empathie est politique (1), cette focalisation sur l’empathie pourrait très bien participer à masquer les vrais problèmes. «Je n’ai rien contre le fait qu’on donne des formations, par exemple pour apprendre à écouter, mais il y a plusieurs pièges à cela, explique la chercheuse à Athena. Premièrement, ces formations peuvent détourner l’attention du fait que pour s’intéresser à l’autre, il faut que certaines conditions soient réunies: dans beaucoup de métiers, par exemple le soin ou le travail social, la réserve d’attention n’est plus disponible. Plutôt que de donner des cours d’empathie à ces professionnels, il faut s’intéresser à leurs conditions de travail.» Deuxièmement, pour Samah Karaki, considérer l’empathie comme une vertu «en soi» nous empêcherait de réfléchir aux biais qui la sous-tendent. «Dans le milieu du soin, on sait par exemple que l’on s’intéresse moins aux symptômes exprimés par les femmes. Dans les services d’urgence, on prête moins attention aux appels des personnes qui ne parlent pas la langue ou qui parlent avec un accent… parce que nous avons en nous un biais qui nous pousse à prendre moins au sérieux la douleur de ces personnes.» Loin d’être constante, notre empathie est donc avant tout sélective. Troisième écueil: penser que cette compétence empathique nous permettrait de comprendre parfaitement l’autre, de lire en lui «comme dans un livre ouvert». «Dans le milieu de l’éducation, on entend beaucoup de professionnels dire qu’avec l’expérience et les années, ils savent pourquoi un enfant fait ceci ou cela, poursuit Samah Karaki. Mais c’est aussi une manière de discriminer, d’enlever à l’autre sa subjectivité. Il faut toujours se méfier de nos propres interprétations qui sont liées à notre histoire. Et reconnaître que d’une certaine manière, nous sommes exclus de l’expérience de l’autre.»

 
Favoritisme endogroupe

Toujours biaisée par la proximité sociale, l’empathie ne serait donc pas une boussole morale fiable. Plus sensibles au sort de ceux qui nous ressemblent ou nous sont proches, notamment culturellement ou géographiquement, nous faisons preuve dès le plus jeune âge d’un «favoritisme endogroupe». Voilà pourquoi nous sommes généralement plus touchés par une catastrophe qui a lieu près de chez nous qu’à l’autre bout du monde. Les études en neurosciences montrent par ailleurs que les enfants ont tendance à montrer une plus grande sympathie envers les pairs du même sexe et/ou de leur appartenance ethnoraciale. De même, des chercheurs ont étudié l’activité cérébrale de personnes en train d’observer des individus manifestant de la tristesse: lorsqu’ils observaient des membres de leur endogroupe, les participants présentaient des modèles d’activation similaire à ceux présentés lorsqu’ils éprouvaient eux-mêmes de la tristesse, ce qui n’était pas le cas lorsqu’ils observaient des membres de l’exogroupe (2)

Des raisons évolutives expliquent probablement ces «tendances» au favoritisme endogroupe. Ainsi, jusqu’à la fin de la période mésolithique, il y a 10 000 ans, nos ancêtres chasseurs-cueilleurs vivaient en groupes composés de quelques dizaines de personnes seulement. «Parce qu’ils évoluaient dans de petits groupes sociaux fréquemment en conflit avec d’autres groupes, il était vital pour eux de considérer les membres d’autres groupes comme différents et potentiellement dangereux, développe Samah Karaki. Ainsi, au cours de l’évolution, notre cerveau s’est habitué à réagir aux menaces et aux stimuli inconnus en seulement 50 millisecondes, bien avant que les pensées conscientes n’entrent en jeu. Faire rapidement la différence entre“nous“ et “eux“ a de ce fait probablement contribué à nous aider à rester en sécurité et à l’abri de l’adversité.» Or les normes sociales se basent sur cette biologie «naturellement méfiante» pour diriger notre empathie vers celui qui la mériterait (car il serait comme nous) et à la détourner d’un autre décrit comme «inférieur, déviant, menaçant, digne d’expulsion». «Ce phénomène est aussi lié à notre attachement à catégoriser: beau/affreux, méchant/gentil, proche/éloigné. C’est une tendance que même les bébés manifestent… Mais cela ne veut pas dire que nous sommes obligés de suivre cette tendance ! Nous devons être capables d’écouter cette catégorisation mais de ne pas la prendre au sérieux

Un autre facteur jouerait en fonction du favoritisme endogroupe: penser que nous – et nos groupes d’appartenance – sommes «meilleurs que les autres» nous permet d’entretenir une bonne image de nous-mêmes et favorise notre sentiment d’épanouissement. «Plus je m’identifie à mon groupe et plus j’ai envie que mon groupe ait raison et que mon groupe ne soit pas lui-même celui qui opprime. Donc je vais pardonner à mon groupe des erreurs que je ne vais pas pardonner aux autres, souligne Samah Karaki. C’est une forme de narcissisme collectif qui va pousser à considérer que mon groupe est complexe, riche, multiple alors que je renvoie aux autres groupes des stéréotypes figés, ce qui est à la base de tout racisme et de tout sexisme: j’interdis à l’autre d’être lui-même, d’être subjectif.»

(1) L’empathie est politique, Samah Karaki, JC Lattès, 2024
(2) S. Huand, S. Han, Shared beliefs enhance shared feelings: religious/irreligious identifications modulate empathic neural responses, Soc Neurosci. 2014.

De nombreuses manifestations et émeutes  résultent de la mort de George Floyd, un Afro- Américain maintenu brutalement au sol par des  policiers provoquant sa mort par asphyxie.  Les manifestants reprennent la phrase «I can’t  breathe» (je ne peux pas respirer), entendue sur  la vidéo prise par des témoins.

Le schadenfreude
ou le plaisir face à la douleur des autres

Non seulement notre empathie s’exerce avant tout envers ceux qui nous ressemblent mais «les études nous conduisent à établir que plus on éprouve de l’empathie pour notre groupe, plus on est enclin à éprouver du plaisir face à la douleur du groupe adverse», poursuit Samah Karaki. Ce sentiment de «contre-empathie» est désigné par le terme allemand schadenfreude – formé à partir des mots schaden (le préjudice) et freude (la joie) – soit le plaisir ressenti face à la douleur des autres. «Nous faisons tous cette expérience, notamment lorsqu’on est enfant et qu’on voit dans un dessin animé que le méchant trébuche ou tombe d’une grande falaise… On se sent bien car on est attaché à l’idée d’un monde juste, dans lequel les méchants sont punis: quand on voit ce qu’on n’aime pas souffrir, les zones cérébrales de la récompense sont activées. C’est pourquoi on peut parfois préférer ce plaisir à notre propre bien-être.» Pour Samah Karaki, cette émotion permet notamment de comprendre pourquoi certaines personnes issues de classes sociales précaires votent pour des partis qui ne servent pas leurs intérêts économiques mais qui promettent de nuire aux groupes qu’ils perçoivent comme des adversaires et des inférieurs.

Notre empathie et notre contre-empathie sont ainsi façonnées et dirigées par les discours médiatiques, politiques, culturels. «Pour qu’une victime retienne mon attention, il faut qu’elle soit identifiable et il faut aussi qu’elle soit innocente, illustre Samah Karaki. Si la mort de Georges Floyd a suscité tant de réactions – alors que de nombreuses personnes noires sont victimes de violences policières -, c’est parce qu’on avait une vidéo, qu’on a parlé de sa famille… Idem pour Gisèle Pelicot. Dès le moment où l’on pose un prénom, un nom, un visage, on rend la personne “pleurable“, selon le terme utilisé par Judith Butler», explique la chercheuse à Athena. À l’inverse, la plus sûre manière de faire taire nos réactions empathiques est de procéder à la déshumanisation de certains groupes, c’est-à-dire au «fait de regarder et de traiter certaines personnes comme si elles n’avaient pas les capacités mentales communément attribuées aux êtres humains.» Samah Karaki identifie ainsi 3 processus pouvant mener à la déshumanisation: l’assimilation d’un groupe à un objet (déshumanisation mécaniste), l’assimilation d’un groupe à un animal (déshumanisation animale), l’assimilation d’un groupe à une infériorité morale (infrahumanisation). Pendant des siècles, l’animalisation des personnes noires a par exemple présidé aux discriminations dont elles étaient – et sont toujours – victimes. Dans les années 2010, des psychologues ont ainsi montré que des étudiants blancs exposés de manière subliminale à des mots associés aux singes («chimpanzé», «gorille»…) étaient plus susceptibles de cautionner le passage à tabac de personnes en garde à vue lorsqu’ils pensaient que le suspect était noir (3)

L’usure empathique

Mais la meilleure raison de se méfier de l’empathie est que cette émotion – souvent gratifiante pour celui qui la ressent – ne garantit aucunement une action morale. «La recherche sur les jugements moraux des patients présentant des lésions au niveau du lobe frontal, caractérisés comme manquant de capacité à sympathiser avec les autres, montre que ces patients semblent comprendre ce qui est moralement bien et mal, c’est-à-dire que, malgré leur déficience, ils conservent leur capacité de jugement moral» (4), illustre Samah Karaki. Contrairement à une idée reçue, il n’y donc aucune corrélation directe entre empathie et comportement moral. Manifester de l’empathie pourrait même être en soi une forme de privilège réservé aux dominants: une manière de se donner bonne conscience et de se prouver que l’on est «une bonne personne». «L’empathie peut être aussi un rapport de pouvoir dans le sens où l’on se voit soi-même dans une posture active, dans laquelle on fait un travail émotionnel, cependant que l’autre est dans une posture passive qui le réduit à sa souffrance… On peut alors ressentir une forme d’élévation morale qui consiste à séquestrer ce que dit l’autre… Mais si je me tais et que je laisse à l’autre le pouvoir de raconter son histoire, c’est en réalité une posture beaucoup plus altruiste

Par ailleurs, il est aujourd’hui prouvé qu’être trop et trop souvent exposé à la souffrance de l’autre crée une usure empathique qui touche particulièrement les professions centrées sur l’aide aux autres, comme les éducateurs, les travailleurs sociaux, les secouristes, les personnels de santé en général, les psychologues, les oncologues, les pédiatres, les personnes travaillant dans le domaine du VIH/SIDA, les forces de l’ordre et les journalistes de guerre. C’est aussi ce qu’on appelle la fatigue de compassion, la victimisation secondaire ou le traumatisme vicariant: ce phénomène crée d’une part une forme d’accoutumance à la souffrance de l’autre, et d’autre part des attitudes d’évitement qui conduisent à se détourner progressivement de cette souffrance. C’est ainsi que, dans une «culture de l’empathie» où les souffrances d’autrui sont exposées sur tous nos écrans, de nombreuses personnes finissent par se couper de l’information, avec en bout de chaîne des effets de repli et de dépolitisation.

«Le travail que nous devons faire n’est pas individuel: cela se joue au niveau de la société, rappelle Samah Karaki. C’est en cela qu’il faut responsabiliser les cadrages médiatiques, les discours politiques, les productions culturelles. Aujourd’hui, dans les écoles, on continue à raconter l’histoire de Cendrillon, qui est belle, gentille, intelligente, tandis que ses belles-sœurs sont affreuses, méchantes et crétines… Qu’est-ce qu’on instille comme vision du monde ? On peut donner des cours d’empathie aux enfants mais est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux parler de l’histoire du racisme, du sexisme, du validisme (5) ? Car dans le harcèlement scolaire, les enfants ne font qu’exprimer ce qui se joue dans la société. Est-ce que les adultes aussi ne se moquent pas parfois du physique des autres ? Les enfants sont juste moins hypocrites.» Il nous faudrait donc d’abord nous atteler à déconstruire les catégories réductrices dans lesquelles nous nous rangeons les uns les autres, plutôt que de promouvoir l’empathie… qui ne fait parfois que rigidifier ces catégories. «L’empathie est considérée comme un moyen de réduire l’étrangeté potentielle des actions de l’autre, sa non-familiarité. C’est une manière d’atténuer l’inconfort lié à l’incertitude qui surgit face à la différence», estime Samah Karaki. Pourtant, accepter l’ambiguïté et l’incertitude est aussi une faculté cognitive: c’est la flexibilité mentale, ou encore la faculté de savoir qu’on ne sait pas et de se sentir apaisé avec cette idée. Une faculté qui peut s’apprendre dès le plus jeune âge et être développée tout au long de la vie, notamment grâce à l’art et la créativité. «La poésie, c’est ça. Vous vous attendez à voir apparaître un mot et c’est un autre mot qui surgit. Il faut apprendre à aimer le déséquilibre», conclut Samah Karaki. 

(3) P.A. Goff, J.L. Eberhardt, M.J. Williams, M.C. Jackson, Not yet human: implicit knowledge, historical dehumanization, and contemporary consequences, J Pers Soc Psychol. 2008

(4) M. Koenigs, L. Young, R. Adolphs et al. Damage to the prefrontal cortex increases utilitarian moral judgements, Nature 446, pp. 908-911 (2007).

(5) Système faisant des personnes valides la norme sociale. Par extension: Discrimination envers les personnes en situation de handicap.

 
 

EMPATHIE ET PHÉNOMÈNES CONNEXES

Mimétisme: le mimétisme est la tendance à synchroniser automatiquement ses expressions affectives, sa manière de parler, ses postures et ses mouvements avec ceux d’une autre personne. C’est ce phénomène qui explique que, même sans reconnaissance consciente ni analyse d’un stimulus, nous avons tendance à sourire quand une personne sourit ou à froncer les sourcils si elle les fronce…

Contagion émotionnelle: parfois qualifiée d’«empathie primitive», la contagion émotionnelle est observée chez les animaux non humains et chez les nouveau-nés. Elle explique pourquoi un bébé se met à pleurer s’il entend un autre bébé pleurer et pourquoi un chien se met à aboyer quand il entend un autre chien aboyer… «Il peut s’agir d’une stratégie compétitive – après tout, les nourrissons qui crient sont susceptibles d’être servis avant les nourrissons silencieux – ou d’une manière de s’orienter vers des dangers communs – comme dans le cas des aboiements réactifs chez les chiens», explique Samah Karaki.

Sympathie: la sympathie est le partage non seulement des mêmes émotions mais aussi des mêmes valeurs. Ainsi, un «sympathisant» adhère aux objectifs de l’autre, à sa cause, ce qui n’est pas le cas dans l’empathie.

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