Le triangle de Penrose, aussi connu comme la tripoutre ou la tribarre, est un objet impossible imaginé par le mathématicien Roger Penrose dans les années 1950

Société

Illusions: quand notre cerveau tombe dans le panneau

Anne-Catherine DE BAST

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Peut-on se fier à nos sens ? Les apparences sont parfois trompeuses. En cherchant du sens là où il n’y en a pas, notre cerveau nous induit en erreur. Dans le marketing, par exemple, on l’a bien compris: il n’y a pas meilleur client que celui qui se laisse berner…

Certains la voyaient bleue et noire. Pour d’autres, elle était blanche et dorée. En quelques heures, la photo de cette robe avait fait le tour de la toile. Ce n’était pas la première illusion d’optique publiée sur Internet et les réseaux sociaux, mais elle a marqué les esprits… Si le phénomène est fréquent et qu’il s’est banalisé, les publications n’en sont pas moins interpellantes: «Combien de bras voyez-vous sur cette photo ?» «Où sont passées ses jambes ?» «S’agit-il d’un homme ou d’un chien ?» Sans indication, pas toujours simple d’y voir clair… Certains dénoncent un usage abusif de Photoshop ou d’autres programmes de retouche, mais une explication scientifique permet toujours de justifier la manière dont nous interprétons ces images quand elles n’ont pas été retravaillées.

De quelle couleur est la robe? Blanc et or, bleu et noir? L’affaire avait fait le tour du monde sur Internet en 2015, déclenchant une série de débats passionnés et d’articles scientifiques. (Pour la couleur réelle, rendez vous ici)

Mais où sont les jambes de cette fillette ? (Réponse ici)

D’abord, on voit un homme courir dans la neige, et ensuite… Ensuite ?

À première vue, on croit en effet distinguer un homme habillé d’une combinaison noire, avec de la neige dans le dos. Mais en y regardant de plus près, on distingue aisément un chien. Ce que l’on croit être la tête de l’homme est en fait la queue de l’animal et les bras et les jambes sont ses pattes.

Le point commun de ces illustrations: les apparences trompeuses. Le cerveau, en cherchant du sens et de la cohérence, interprète les messages qu’il perçoit. Il puise dans ce qu’il connaît pour compenser ce qu’il ne peut expliquer. «L’activité cérébrale repose sur des circuits de neurones, explique Jean-Marc Grailet, psychologue et neuropsychologue au CHR de la Citadelle, à Liège. Ces circuits se construisent largement au travers de l’expérience, laquelle modifie la force des synapses, les connexions entre les neurones. Plus nous reconnaissons les mêmes objets, plus cela creuse des « ornières synaptiques » au sein de ces circuits, où viennent ensuite naturellement « glisser » les nouveaux stimuli extérieurs qui sont automatiquement associés à ceux déjà répertoriés.» Il s’agit donc d’un mécanisme d’apprentissage inconscient et incontrôlable, qui oblige le système à identifier ce qu’il voit, par simple inertie, même si l’information sensorielle est incomplète ou ambigüe. Souvent, nous nous fions à ce que nous voyons, mais en réalité, et au fil de l’expérience accumulée, nous avons tendance à percevoir des choses déjà vues.

Les sens en éveil

Les illusions sont visuelles, mais aussi tactiles, olfactives, auditives ou gustatives. Autrement dit, c’est par nos sens que nous percevons ce qui nous entoure. C’est souvent par une combinaison de plusieurs sens que notre cerveau interprète ce qui est perçu. S’il ne comprend pas les informations, il les rattache à ce qu’il connait et cherche à leur donner de la cohérence, à tout prix. «Nos sens nous répercutent le monde physique qui nous environne, poursuit Jean-Marc Grailet. Ils sont donc essentiels à notre adaptation et à notre survie. Ils n’en sont pas pour autant strictement fidèles. C’est bien l’évolution qui a façonné leurs caractéristiques. Les illusions perceptives illustrent cette réalité. On parle d’illusions perceptives quand on voit ce qui n’est pas ou encore quand on ne voit pas ce qui est ! Elles résultent de l’interprétation forcée et erronée de données sensorielles restituant ce qu’on devrait normalement trouver dans un monde cohérent, où l’ordre habituel des choses est conservé.»

Les «serpents virevoltants de Kitaoka» (voir illustration ci-contre) sont l’une des illusions les plus connues… Les cercles périphériques se mettent à tourner dès que l’on déplace le regard. Pourtant, l’image reste indéniablement statique. Sur le «mur du café» (voir illustration 1 p. 20), les lignes horizontales, parallèles, deviennent obliques. La faute au caractère artificiel du dessin: notre cerveau interprète le phénomène de manière tridimensionnelle. Ce type de structure, dans la nature, implique des perspectives, et donc des fuyantes. Et notre conscience le sait.

1. C’est sur le mur d’une terrasse de Bristol, en Angleterre, que Richard Gregory a remarqué un curieux effet: la faïence, dont les carreaux noirs et blancs sont intercalés, présente des courbes. Chose curieuse, puisque tous les carreaux sont, par définition, carrés. De plus, les lignes, parallèles, semblent vouloir se rencontrer.

 

 

Des tactiques pour stimuler les achats

Les illusions ne sont pas que l’apanage des magiciens… Les professionnels du marketing y recourent tous les jours pour nous pousser à la consommation. Aujourd’hui, on parle même de «neuromarketing», soit la manière dont notre cerveau est influencé par les arguments marketing d’une marque, d’un prix, d’un packaging. Et régulièrement, même avertis, nous tombons dans le panneau.

Au restaurant, par exemple. Une même portion semblera plus ou moins copieuse selon la taille et la forme de l’assiette. La couleur des aliments va également avoir une influence sur le goût. On mange avec les yeux, c’est bien connu… Ce sont des stratégies connues, étudiées, exploitées ici par exemple par le secteur alimentaire pour appâter les consommateurs. 

Dans les supermarchés, toutes sortes de techniques sont ainsi mises en place pour pousser à la consommation. Les produits en promotion sont placés dès l’entrée: les caddies sont vides, les cerveaux sont disponibles pour les achats compulsifs. Des lumières rouges sont utilisées dans les rayons boucherie, pour rendre la viande plus appétissante. Du côté des vins, l’éclairage est plus tamisé, rappelant aux acheteurs l’ambiance d’une cave, ce qui les pousse à se trouver vers des bouteilles plus onéreuses, qu’ils associent à une meilleure qualité. Autre exemple: le greenwashing, le packaging vert rappelant la nature, utilisé pour vendre des produits qui n’ont parfois rien d’écologique.

Pour prendre des décisions rapidement, le cerveau développe des raccourcis mentaux, des biais cognitifs. Les fabricants en jouent. Ce n’est pas un hasard si les prix se terminent fréquemment par .99… Si nous savons que 99,99 euros est égal à 100 euros, le premier est encore perçu comme moins cher. Et pourtant, nous en sommes conscients. Un peu comme ces images de serpents statiques que nous voyons pourtant virevolter, inlassablement.

 

«Notre architecture neurosensorielle est le fruit de l’évolution, précise le neuropsychologue. Notre cerveau augmente ou adapte certains signaux, quitte à parfois en faire trop. On s’en rend compte dans des situations inhabituelles, comme quand on propose des patterns qui n’existent pas dans la nature. La fonction des sens n’est pas de nous transmettre fidèlement le monde mais d’en extraire ce qui est utile dans les meilleurs délais. Ils tendent à augmenter la saillance des signaux. Parfois, les distorsions associées aux illusions perceptives ne semblent répondre à aucune utilité particulière, elles se contentent de sur-interpréter des patterns géométriques évocateurs de profondeur ou de mouvement.» Ces erreurs du système perceptif se produisent face à des stimuli artificiels et organisés, et généralement en vision périphérique.

2. Les tables de Shepard sont une illusion d’optique du psychologue Roger Shepard. En les superposant l’une sur l’autre, on peut prouver que leur surface est de taille équivalente.

Des objets familiers détournés

D’autres illusions s’inscrivent dans un cadre «connu». Elles recourent à des objets familiers insérés dans des scènes naturelles ou réalistes. À l’image des «tables de Shepard» (voir illustration 2 ci-dessus), dont la surface est identique malgré le sentiment d’en percevoir une plus longue et étroite que l’autre, conformément à ce qui serait logique dans une perspective tridimensionnelle.

Autre exemple: l’échiquier d’Adelson (voir illustration 3 ci-dessous), sur lequel 2 cases semblent afficher des couleurs différentes. Or, si on masque les détails avoisinants, c’est-à-dire le «contexte», aucun doute: elles sont bien identiques. «Cette tendance à la normalisation par rapport à un cadre de référence naturel se marque très clairement lorsque la perception implique des objets reconnaissables, lesquels sont incorporés en une scène réaliste et cohérente au prix de diverses distorsions perceptives. Notre cognition, soit notre connaissance préalable du monde, influence donc la perception pour qu’elle débouche sur des expériences plausibles, acceptables. Elle gomme les irrégularités, parfois de manière spectaculaire. En réalité, la conscience cherche la cohérence, elle la force, même. Elle est incapable d’appréhender le chaos. Elle opère systématiquement une synthèse d’un matériel épars et l’harmonise.»

Le triangle de Penrose (voir photo de titre) est particulièrement emblématique de cette contrainte de cohérence. C’est en 1958 que le mathématicien britannique Roger Penrose a publié pour la première fois le dessin de cet objet qui ne peut exister qu’en 2 dimensions. «Les objets impossibles violent les règles de la cohérence, constate Jean-Marc Grailet. Nous pouvons les décrypter zone par zone, mais notre cerveau est incapable de les assimiler de manière globale, intégrée. Cela nous confirme que ce que nous percevons n’est pas une copie de la réalité, mais bien le résultat d’un processus actif. Notre conscience capte la cohérence du monde. Quand elle n’en trouve pas spontanément, elle modifie la perception de ces objets pour en créer

3. En 1995, Ted Adelson publie son échiquier. Deux cases A et B, pourtant d’une même couleur, nous semblent différentes. Notre œil est trompé par l’ombre portée du cylindre vert et les cases foncées autour de la case B (ou les cases claires à côté de la case A). Il rectifie et éclaircit automatiquement B. En joignant les carrés A et B avec 2 bandes verticales de même nuance de gris, il devient évident que les 2 carrés sont identiques.

Détourner l’attention

Certains ont fait des illusions leur cheval de bataille. Les illusionnistes se spécialisent dans l’art de faire croire quelque chose qu’on ne voit pas. Notre conscience ne perçoit qu’une chose à la fois. Elle ne fonctionne pas de manière exhaustive. Lors d’un tour de magie, notre attention est intentionnellement dirigée vers un élément, un détail mineur, au détriment du reste de la scène. C’est en grande partie sur ce phénomène d’exclusivité que repose l’art de l’illusionnisme ou de la prestidigitation. Le prestidigitateur capte notre attention, remplit notre «fenêtre attentionnelle» et manœuvre dans l’ombre, hors champs. Il manipule aussi nos expectatives, parvenant de la sorte à nous surprendre par des résultats inattendus.

Peut-on, dès lors, se fier à nos sens ? «Même si cela parait être la démarche la plus sensée, elle est douteuse !, souligne Jean-Marc Grailet. Les illusions perceptives nous apportent la preuve que notre perception du monde n’est pas fidèle – même si c’est pour notre bien. Après tout, si la perception déforme la réalité, c’est pour nous la simplifier, nous la rendre plus rapidement disponible et accessible à la conscience, et augmenter notre potentiel d’adaptation et de survie.»

Au final, ce que notre cerveau a déjà emmagasiné biaise la manière dont il interprète les nouveaux signaux. En remplissant le réel pour lui donner de la cohérence, nos sens peuvent nous induire en erreur. Mieux comprendre comment ils fonctionnent nous permet de mieux définir notre rapport au monde et de mieux en décoder les événements. Tout en étant conscient, alors, que la réalité que nous percevons n’est qu’interprétation, que nous pouvons raisonnablement douter de nous-mêmes et faire preuve d’ouverture face aux opinions divergentes nées de perceptions singulières.

Le magicien, maître des illusions

Côté pile, médecin. Côté face, magicien. À 74 ans, Philippe Beyne a depuis longtemps rangé son stéthoscope pour se consacrer à sa première passion: l’illusionnisme. À tel point qu’aujourd’hui, il partage ses connaissances en organisant un «cours de magie à l’usage des grands-parents qui veulent épater leurs petits-enfants» à l’UTAN, l’Université du Troisième Âge de Namur.

Philippe Beyne, quelles sont les qualités d’un bon magicien ?

L’humour, l’habileté, et surtout savoir ne pas s’imposer… Il faut que la demande vienne du public. Si les gens sont demandeurs, je suis en position de force ! Dans un groupe, il y en a toujours un ou deux qui n’aiment pas la magie, ils se sentent humiliés. Si je sens qu’il y a trop de réticence, cela ne marche pas. L’objectif est de donner du bonheur, de voir des étoiles dans les yeux des enfants, de faire croire à l’impossible. Quel plaisir de tromper et d’être trompé !

Vous pratiquez la «misdirection», justement…

La direction trompée, c’est le sommet de l’art ! Détourner l’attention des spectateurs pour masquer une manipulation, ou comment tromper l’autre en le mettant sur une mauvaise voie… On mise sur des automatismes: en répétant plusieurs fois les mêmes gestes, on peut anticiper la réaction du public et savoir où va se porter son regard. Juan Tamariz, un grand magicien espagnol, laisse par exemple régulièrement tomber ses cartes pour faire croire qu’il est maladroit, et ainsi éviter les soupçons.

Vous liez les sciences et la magie…

Ceux qui inventent des tours sont pour moi des génies ! La démarche du magicien est d’ailleurs une copie conforme de celle du scientifique… Mais là où le physicien veut expliquer son raisonnement, le magicien tente de ne jamais le faire. J’ai une grande admiration pour les physiciens, ce sont les meilleurs spectateurs. Donner un côté magique aux expériences devant un parterre de scientifiques qui ne comprend plus rien, c’est assez grisant… On m’a d’ailleurs déjà demandé d’intervenir dans des cours de physique, afin de leur donner un côté plus ludique. J’apprécie beaucoup ces expériences. Placer la magie dans un cadre scientifique permet de l’intellectualiser. De la physique qui débouche sur un tour de magie, je considère que c’est un chef d’œuvre. 

Comment réagissez-vous face à un public qui tente de comprendre la finalité de vos tours ?

Quand on fait un tour de magie, on a toujours un temps d’avance sur le spectateur. En fait, en général, il ne se rend même pas compte que le tour a déjà commencé ! Certains tours, on peut les refaire, parfois plusieurs fois. Si la personne est perdue, elle ne pourra jamais comprendre ce qu’on fait. Mais la plupart du temps, on part du principe qu’un tour ne se répète pas. Car s’il n’est pas parfait, le spectateur va finir par profiter d’un petit défaut pour le comprendre…

C’est l’une des grandes différences entre les expériences scientifiques et les tours de magie… Un physicien qui rate son expérience n’en sera pas gêné. Il va en tirer des conclusions, peut-être rédiger des articles, rebondir sur d’autres pistes. En magie, un tour raté, c’est la mort du magicien !

Des expos  pour en  savoir plus

L’exposition « Illusions, vous n’allez pas y croire» a attiré près de 25 000 visiteurs en 4 mois, à la Cité Miroir, à Liège. Son objectif: inviter le public à mieux comprendre les mécanismes qui affectent notre jugement et nous font voir le monde selon des perspectives différentes. Les expériences étaient expliquées et contextualisées pour amener le visiteur à réfléchir sur son propre point de vue, son rapport aux normes et aux différences d’opinion, de perception et sur les moyens de les partager avec les autres. Si l’exposition a fermé ses portes, l’organisateur, le Centre d’Action Laïque de la Province de Liège, a annoncé la production d’une version pédagogique itinérante pour le printemps prochain. Par ailleurs, la plateforme mise en ligne à l’occasion de l’événement est toujours accessible (www.illusions-expo.be)

Un autre espace dédié aux illusions ouvrira ses portes le printemps prochain. À Tour & Taxis, cette fois. La société Tempora a annoncé il y a quelques mois le lancement du projet Illusion Experience, a world of science. Une soixantaine d’expériences seront organisées sur 1 200 m2, faisant place aux  illusions qui affectent nos sens, aux  illusionnistes partageant leurs  talents en direct et aux explications
scientifiques. L’ouverture est prévue pour mars 2022.

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