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Le défi: débusquer les signes de conscience

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Se prononcer sur l’état de conscience de patients devenus incapables de communiquer leurs pensées en raison de l’ampleur des lésions qui affectent leur cerveau demeure une gageure pour les chercheurs et les cliniciens. Il est médicalement et éthiquement impératif d’essayer de développer des marqueurs de conscience irréfutables. À travers les travaux du GIGA-Consciousness, en particulier d’une de ses branches, le Coma Science Group, et du Centre du Cerveau, l’Université et le CHU de Liège apportent une contribution majeure à l’avancée des connaissances dans ce domaine, notamment en recourant à l’intelligence artificielle

 
Le diagnostic des états de conscience altérée demeure des plus complexes, en particulier lorsqu’il s’agit de déterminer si un patient se trouve en état d’éveil non répondant (UWS: unresponsive wakefulness syndrome, anciennement appelé état végétatif) ou en état de conscience minimale (MCS: minimally conscious state). Dans ce dernier cas, le sujet est incapable de suivre de manière «consistante» des instructions simples, mais dispose néanmoins d’une conscience fluctuante de son environnement. Par exemple, il pourra exécuter de temps à autre des mouvements volontaires ou sourire à des proches. En revanche, il se révélera incapable de communiquer ses pensées de manière fonctionnelle aux personnes qui l’entourent.

Traditionnellement, le diagnostic relatif à l’état du patient gravement cérébrolésé est établi par le seul examen de sa réponse motrice. Les résultats de plusieurs études convergent pour souligner à quel point les diagnostics posés de la sorte conservent une grande part d’incertitude. Les 2 premières recherches consistantes l’ayant attesté remontent au début des années 1990. Œuvres du professeur Keith Andrews, à Londres, et du docteur Nancy Childs, à Austin, elles évaluaient à 1 sur 3 le nombre de diagnostics erronés fondés sur la méthode classique de l’examen «au bord du lit». En 2009, les conclusions de travaux menés conjointement par le Coma Science Group de l’Université et du CHU de Liège et par le groupe de Joseph Giacino, alors professeur au New Jersey Neuroscience Institute, épousaient une réalité similaire. Cette étude reposait sur un échantillon de 103 patients gravement cérébrolésés dont 44 avaient été diagnostiqués en état d’éveil non répondant sur la base du consensus clinique de l’équipe soignante. Il apparut que 18 de ces 44 patients réputés UWS étaient en fait en état de conscience minimale (soit 41%) si l’on se référait à des comportements observés à l’aide de la Coma Recovery Scale-Revised (CRS‑R) – l’échelle révisée de récupération de coma -, développée aux États-Unis par l’équipe du professeur Giacino et validée ensuite dans de nombreuses langues. Des études plus récentes aboutissent à des conclusions analogues. Par exemple, celle publiée en 2014 dans The Lancet, dont les premiers auteurs étaient Johan Stender et Olivia Gosseries, aujourd’hui codirectrice, aux côtés d’Aurore Thibaut, du Coma Science Group.

La situation se complique encore quand on sait qu’outre les patients UWS et les patients MCS, a été mise en évidence il y a peu une troisième catégorie diagnostique ou, si l’on préfère, une sous-catégorie de MCS: les patients MCS*. Ces derniers se caractérisent par une préservation de l’activité neuronale corticale alors qu’ils sont comportementalement non répondants. On a montré qu’ils étaient capables de réagir à certains ordres en effectuant des tâches d’imagerie mentale. «Une nouvelle étude menée par notre groupe a démontré que la proportion de ces patients non répondant au bord du lit mais présentant une activité cérébrale similaire aux patients en état de conscience minimale peut atteindre 50%. Ces patients MCS* pourraient donc être capables de ressentir la douleur et des émotions sans pouvoir les exprimer», indique Aurore Thibaut. De fait, chez les patients en état de conscience minimale, les stimuli nociceptifs (douleur) génèrent un pattern d’activation cérébrale identique à celui des sujets sains. Autrement dit, la douleur physique ne leur est pas étrangère.

 
Les diagnostics réalisés au «bord du lit» des patients gravement cérébrolésés sont erronés dans plus de 30% des cas. Pour des raisons tant médicales qu’éthiques, il est impératif de développer des marqueurs de conscience irréfutables.

Classificateurs automatisés

Une standardisation des examens au «bord du lit» via la Coma Recovery Scale-Revised dissipe en partie la zone de gris qui nimbe le diagnostic des patients gravement cérébrolésés, mais ne suffit pas à exclure le risque d’erreur. Le diagnostic peut encore être affiné par le recours aux techniques d’imagerie cérébrale fonctionnelle (1), dont on s’efforce d’alléger la mise en œuvre. Des recherches sont également axées sur des interfaces cerveau-ordinateur, notamment, voire sur l’étude des caractéristiques du sommeil par le biais de l’électroencéphalographie à haute densité. Tout semble indiquer aujourd’hui que c’est à travers la combinaison de plusieurs types d’examen qu’un diagnostic clinique de fiabilité très élevée pourra être obtenu. Il s’agit de définir des outils standardisés et de combiner l’ensemble des tests disponibles en vue d’obtenir des classificateurs automatisés permettant de fixer des probabilités objectives en vue de cerner l’éventuel degré de conscience résiduelle d’un patient, le niveau de la douleur qu’il peut éprouver et ses chances de récupération.

À Liège, le GIGA-Consciousness de l’Université, dirigé par le professeur Steven Laureys, et le Centre du Cerveau du CHU de Liège – pour le versant clinique des études – travaillent de concert afin de progresser dans cette voie. Un autre objectif de ces équipes est d’établir une communication avec les patients en état de conscience minimale.

En 2010, le Coma Science Group réussit à décrypter les réponses, positives ou négatives, d’un jeune patient à des questions basiques. Le degré de précision de l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle en temps réel (IRMf en temps réel) étant insuffisant pour opérer la distinction entre un profil d’activation cérébrale qui serait spécifique du «oui» ou, à l’opposé, caractéristique du «non», la piste suivie par les chercheurs fut de faire appel à l’imagerie mentale, mais aussi de recourir à un code. Il fut proposé ceci au patient: pour répondre affirmativement à une question: s’imaginer jouant au tennis; pour répondre négativement: s’imaginer déambulant dans sa maison. Il était alors possible de dissocier les activations cérébrales correspondantes. L’expérience fut un succès.

Depuis lors, le Coma Science Group a également utilisé l’électroencéphalogramme (EEG) pour mesurer l’activité cérébrale en réponse à des commandes spécifiques, telles que «imaginer bouger le pied» ou «imaginer bouger la main», qui activent des régions du cortex moteur différentes. «L’utilisation de l’EEG est prometteuse puisqu’il peut être réalisé au bord du lit et est donc plus facile à mettre en œuvre, commente Olivia Gosseries. Cependant, il faut optimiser les protocoles et faciliter le processus d’analyse, lequel nécessite actuellement une grande expertise et plusieurs heures pour un seul participant

0,31: la frontière

Des lourdeurs techniques et de fastidieuses exigences dans l’analyse des données pèsent également sur une autre approche issue d’une étude internationale publiée en 2013. Réalisée conjointement par le Coma Science Group, le groupe de Marcello Massimini à l’Université de Milan et celui de Julio Tononi à l’Université du Wisconsin (Madison), cette recherche a abouti au développement d’un algorithme basé sur la mesure du degré de complexité des réponses corticales d’un individu, enregistrées par EEG, à une stimulation magnétique transcrânienne (TMS). Degré de complexité qui, selon ces travaux, traduit de façon fiable le niveau de conscience des sujets testés.

Dénommée Perturbational Complexity Index (PCI), la mesure considérée oscille entre 2 pôles: 0 et 1. Selon les résultats de l’étude, il existe une frontière (0,31) délimitant la présence ou l’absence de conscience. C’est en effet sous cette valeur que se situe l’index chez les personnes endormies ou anesthésiées ainsi que chez les patients en coma ou en état d’éveil non répondant. Par contre, l’index s’avère supérieur à 0,31 tant chez les patients en état de conscience minimale que chez les patients en locked-in syndrome (LIS) (2) et les sujets contrôles éveillés. «De surcroît, nos travaux semblent indiquer que le chiffre obtenu est la plupart du temps proportionnel au niveau de conscience», précise Olivia Gosseries.

La chercheuse qualifiée du FNRS ajoute encore que ces résultats ont été reproduits en 2016, par les mêmes équipes (Liège, Milan, Madison), sur une cohorte de centaines de patients et sujets sains dans différents états de conscience modifiés, tels que le sommeil ou l’anesthésie. Un groupe de chercheurs des Universités de Moscou et de Milan en a fait de même en 2020 à partir d’une cohorte indépendante.

Dans la foulée de l’étude internationale de 2013, l’étude de 2016, susmentionnée, avait cependant dévoilé que certains patients diagnostiqués UWS possédaient un PCI élevé et que parmi l’ensemble des patients jugés dans cet état d’éveil non répondant, c’était eux, que l’on qualifie maintenant de MCS*, qui bénéficiaient des meilleures chances de récupération. En outre, il a été démontré récemment que chez les patients en état de conscience altérée, le PCI corrèle avec le degré d’intégrité structurelle et fonctionnelle du cerveau.

«Pour l’heure, l’appareillage de TMS, très imposant, est difficilement transportable et l’analyse des données nécessite une journée complète. Aussi le PCI reste-t-il encore principalement du domaine de la recherche», commente Olivia Gosseries. Néanmoins, le groupe de Marcello Massimini travaille au développement d’un système d’analyse des données beaucoup plus rapide, tandis que la miniaturisation des équipements de TMS fait l’objet de recherches au sein de sociétés industrielles.

L’esprit vagabonde

Lors des examens classiques de neuroimagerie fonctionnelle – IRMf et/ou TEP (3) – chez des patients gravement cérébrolésés, il est généralement demandé aux sujets de suivre des consignes simples (réalisation d’une tâche mentale comme se concentrer sur un stimulus visuel ou auditif). Leur activité cérébrale est alors enregistrée. Cette procédure se heurte à 2 écueils majeurs. D’une part, l’IRMf et la TEP sont très sensibles aux mouvements du patient dans le scanner. D’autre part, encore faut-il que le patient, fût-il conscient, puisse comprendre et exécuter la tâche qui lui est demandée. En effet, ses lésions ont pu induire des déficiences sensorielles telles que la surdité ou la cécité, une aphasie ou encore des déficits attentionnels.

En 2015, Athena Demertzi, aujourd’hui chercheuse qualifiée du FNRS et responsable du groupe Physiology of Cognition du GIGA-Consciousness, fut la première auteure d’un article issu d’une collaboration entre le Coma Science Group et le Massachussets Institute of Technology. Ces recherches ont permis d’établir que l’IRMf appliquée à des patients en état de repos, c’est-à-dire éveillés mais n’accomplissant aucune
activité – leur esprit « vagabonde » – , est à même, via des algorithmes spécialisés d’apprentissage automatique (machine learning), d’opérer dans 90% des cas la distinction entre un état d’éveil non répondant et un état de conscience minimale. La technique de l’IRMf au repos, où, à défaut de tâche à remplir, l’esprit du patient «vagabonde», contourne l’écueil des difficultés de compréhension et d’exécution d’une tâche prescrite engendrées par des déficiences sensorielles, langagières ou attentionnelles. Cependant, elle ne peut se jouer de l’inexploitabilité des données induite par les mouvements éventuels du patient dans le scanner – environ 50% des cas chez les individus gravement cérébrolésés. D’où l’idée d’étudier la possibilité de réaliser l’examen sous anesthésie. «Ce n’est pas inenvisageable, tout dépend de la méthode qui sera utilisée, indique le professeur Laureys. Dans sa thèse de doctorat, Murielle Kirsch, anesthésiste au CHU de Liège, a notamment montré qu’il est possible, par IRMf, de distinguer un coma pathologique d’un coma pharmacologique».

Enregistrée chez des sujets au repos, l’IRMf permet d’identifier 6 réseaux. Le premier est voué à la conscience de soi (réseau du mode par défaut); le deuxième, à la conscience du monde extérieur; le troisième, à la saillance émotionnelle. Les 3 autres sont de type sensoriel: auditif, visuel et tactile. L’activité neuronale dans les différents réseaux est fluctuante. Par exemple, on observe logiquement une corrélation négative entre l’activité des aires impliquées dans la conscience de soi (aires associatives médianes et latérales) et celles intervenant dans la conscience du monde extérieur (aires fronto-pariétales latérales). En se basant sur des classificateurs automatisés (algorithmes) à partir des données d’IRMf au repos, Athena Demertzi, Georgios Antonopoulos et collaborateurs ont pu mettre en évidence que l’activité du réseau auditif (qui recrute tant des aires auditives que des aires visuelles et sensorimotrices) est particulièrement efficace (à 90%, avons-nous signalé) pour opérer la distinction entre les patients UWS et les patients CMS. Athena Demertzi précise: «Plus les individus ont un score élevé sur l’échelle révisée de récupération de coma, plus ce réseau apparaît clairement actif.» Et d’ajouter que l’activité au niveau de la connexion entre les aires auditives et visuelles du réseau, donc au niveau de la zone d’interaction intermodale auditive et visuelle, était le meilleur prédicteur de la présence ou de l’absence de conscience chez les patients examinés.

 
Machine learning

Les chercheurs tendent à recourir de plus en plus à l’intelligence artificielle, plus précisément au machine learning, pour mener à bien leurs investigations sur les états de conscience altérée et sur la conscience. «Avec le machine learning, les algorithmes introduits dans un ordinateur réalisent un auto-apprentissage au fil de leurs itérations et arrivent ainsi à dégager certaines valeurs clés, à identifier des paramètres essentiels qui leur permettent d’établir des classifications, explique Steven Laureys. Il s’agit d’une valeur ajoutée pour le diagnostic basé sur les images de neuroimagerie fonctionnelle car l’œil humain est incapable de prendre en considération un ensemble aussi imposant de données que celui traité par l’ordinateur – chaque image d’IRMf, par exemple, renferme des milliers de voxels.»

Dans la recherche de signes de conscience, des algorithmes spécialisés  capables d’auto-apprentissage automatique apportent une plus-value à  l’expertise humaine.

Publiée en 2018 dans le cadre du Human Brain Project, une étude dont la première auteure était Jitka Annen, chercheuse au Coma Science Group et au Centre du Cerveau, a recouru, elle aussi, à des classificateurs automatisés dans le but d’opérer la distinction diagnostique entre les états de conscience UWS et MCS. La principale originalité de ce travail fut de s’intéresser à l’apport potentiel de l’IRM structurelle pour répondre à cette question, et non à celui de la neuroimagerie fonctionnelle. Des images structurelles furent acquises chez 102 patients cérébrolésés, dont certains étaient conscients – des patients LIS et d’autres émergeant de l’état de conscience minimale (EMCS) -, et chez 52 sujets sains, cela, afin de quantifier le volume de 158 régions cérébrales. Tâche qui fut réalisée à l’aide de Freesurfer, un logiciel d’analyse automatique. La classification des patients UWS et MCS à l’aide d’informations volumétriques régionales a été comparée à la classification basée sur l’absorption cérébrale régionale de glucose, qui reflète l’activité des régions du cerveau (mesure par TEP au fluorodésoxyglucose).

Résultats ? Les patients étaient caractérisés par des volumes cérébraux régionaux plus petits que les sujets sains. Par ailleurs, l’ampleur des atrophies était plus importante à un stade précoce (par référence au temps écoulé depuis l’accident lésionnel) chez les patients UWS que chez leurs homologues MCS, LIS et EMCS. Les changements de la structure cérébrale fourniraient donc des informations sur l’état de conscience des sujets et mériteraient dès lors d’être évalués. «Il résulte de ces travaux qu’une technique plus simple et plus accessible que l’IRMf offre déjà une bonne qualité de discrimination entre les patients UWS et MCS», commente Aurore Thibaut.

En avril 2021, la revue Journal of Neuroscience publiait les résultats d’une étude menée conjointement par le GIGA-Consciousness et le Laboratoire de neurosciences cognitives et computationnelles de l’École normale supérieure à Paris. Il était établi, chez le sujet sain, que l’activité cérébrale est influencée par l’activité cardiaque. L’équipe franco-belge a montré, chez des patients UWS et MCS, que le niveau de conscience des sujets influence l’interaction cœur-cerveau. En se basant sur l’activité cérébrale à l’état de repos et en recourant à des algorithmes d’apprentissage automatique, les chercheurs ont perçu que des segments d’électroencéphalogramme enregistrés juste après un battement cardiaque étaient particulièrement informatifs pour prédire si un patient était conscient ou non. D’où, notamment, l’élaboration d’un index contribuant à dissocier les patients UWS et MCS. Reste à traduire ces résultats en clinique et à les combiner avec les autres tests disponibles.

(1)   Ces techniques ont pour objectif d’appréhender les activations qui s’opèrent au niveau des régions cérébrales, d’obtenir une «image du cerveau en action».

(2)  Le patient en locked-in syndrome (LIS) est conscient dans un corps immobile. Le clignement palpébral et les mouvements oculaires verticaux sont habituellement ses seuls canaux de communication naturels.

(3)  Tomographie par émission de positons.

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