Chimie

De la pourpre de Tyr aux blue-jeans

Paul Depovere • depovere@voo.be

© NEOSiAM 2021/Pexels, © Commeuncamion.com

Saviez-vous que c’est pratiquement la même molécule qui est responsable de la couleur des toges réservées aux dignitaires de la Rome antique et que l’on retrouve dans les blue-jeans actuels ? 

 

La pourpre de Tyr est une teinture rouge foncé qui était produite dans la cité phénicienne homonyme (située actuellement au Liban). Il s’agissait d’une substance dont l’extraction à partir d’un gastéropode (essentiellement Murex ou Bolinus brandaris) s’avérait très laborieuse, ce qui la rendait fort précieuse.

La mort de César par Karl Theodor von Piloty (1865).
Pour extraire le colorant, les Anciens cassaient la coquille des murex et laissaient macérer les mollusques dans des bassins. La teinture ainsi obtenue pouvait varier du rose au violet en passant par le cramoisi au moyen de différents procédés, parmi lesquels le séchage des tissus au soleil. 

En 1909, le chimiste allemand Paul Friedländer (1857-1923) entreprit d’extraire les glandes hypobranchiales d’une dizaine de milliers de ces murex – préalablement exposées à la lumière puis traitées par de l’acide sulfurique à 30% – avec du benzoate d’éthyle, ce qui lui permit d’obtenir un bon gramme de ce pigment, lequel n’est rien d’autre que du 6,6’-dibromoindigo dont voici la formule:

On se doit cependant de signaler que la présence d’autres variétés de murex parmi l’espèce à extraire pouvait contaminer la molécule de 6,6’-dibromoindigo par des substances apparentées selon des proportions variables, ce qui aboutissait à des couleurs légèrement différentes.

 

De l’indigotier au produit synthétisé

Dans un tout autre ordre d’idées, une curieuse mode impliquant le substrat parental (l’indigo, c’est-à-dire la molécule ci-dessus dépourvue des 2 atomes de brome, Br) allait progressivement s’imposer bien des siècles plus tard, lors de la ruée vers l’or en Californie (grosso modo de 1848 à 1856). Un marchand de textiles originaire de Bavière, Löb Strauß (1829-1902) – qui deviendra citoyen américain tout en changeant son identité en Levi Strauss – émigra à New York puis à San Francisco pour y faire fortune en ouvrant un commerce de tissus, principalement de la toile denim (signifiant phonétiquement «de Nîmes») destinée à confectionner des tentes et autres bâches pour chariots. Il s’agissait d’une étoffe de coton sergé teinte en bleu de Gênes (ce qui deviendra «blue-jeans» selon la prononciation locale).

En fait, le bleu de Gênes n’était rien d’autre que de l’indigo dont l’usage se généralisa car plus économique et efficace que le pastel des teinturiers (Isatis tinctoria). L’indigotier, cultivé depuis l’Antiquité, deviendra la principale source de ce colorant, qui envahit bien évidemment le marché après que cette molécule fut obtenue par synthèse chimique. On estime actuellement à plus de 50 000 tonnes la production d’indigo synthétique destinée à la confection de près d’un milliard de jeans vendus chaque année dans le monde entier. 

La synthèse totale de l’indigo fut réalisée dès 1878 par Adolf von Baeyer (1835-1917, un spécialiste de la chimie indolique), à partir de 2-nitrobenzaldéhyde et d’acétone réagissant dans une première étape selon une classique condensation aldolique:

Le chimiste allemand fut nobélisé en 1905 pour ses diverses méthodes d’obtention de molécules organiques, parmi lesquelles le chef de file des barbituriques, ce qui incitera Emil Fischer (voir Athena n° 348), son ancien assistant, à produire de la diéthylmalonylurée, un somnifère commercialisé sous le nom Véronal® (1). Pour l’anecdote, Emil Fischer fut nobélisé 3 ans avant von Baeyer, ce qui démontre que l’élève surpasse parfois le maître ! 

  
Des mines d’or au podium des défilés

L’histoire du blue-jeans est une véritable success story «à l’américaine». L’idée de Löb Strauß à l’origine était tout simplement de fournir des vêtements de travail solides aux orpailleurs. Pour ce faire, il eut l’idée de s’associer avec un tailleur du Nevada, Jacob Davis. En 1873, ils brevetèrent ensemble un procédé permettant de renforcer les coins des poches avec des rivets de cuivre et d’y ajouter des surpiqûres assorties en lin orange. Le jeans était né. En réponse au grand succès commercial remporté avec le «Levi’s 501», l’industriel allemand fit preuve d’un indéniable sens des affaires et du marketing. Pour illustrer, sans slogan, la garantie de la solidité de ses vêtements, il eut la géniale idée d’une image qui voudrait tout dire; le dessin de 2 chevaux ne parvenant pas à disloquer le pantalon (2) fut utilisée pour la première fois en 1886. Le succès fut tel que durant 50 ans, les produits furent vendus sous le label «Two Horses Brand» (La marque aux 2 chevaux). Ce n’est qu’en 1928 que le nom de Levi’s apparut.

 

Le blue-jeans débarqua en Europe seulement après la Seconde Guerre mondiale, dans un premier temps dans les magasins de surplus américains. Avec la Harley Davidson, il symbolisera l’«American way of life». D’autres marques telles que Lee ou Wrangler contribueront à répandre de façon exponentielle cette mode qui devint un code vestimentaire dans toutes les catégories sociales, tant parmi les hommes que les femmes, les jeunes que les adultes. Bref, d’un simple vêtement de travail porté à l’origine par des orpailleurs aux créations personnalisées de stylistes renommés, le blue-jeans aura perpétué la longue histoire de cette extraordinaire molécule colorée qu’est l’indigo. Quoi qu’il en soit, ce pantalon aura permis, grâce à son confort et à sa robustesse, de résister aux nouvelles modes en s’y adaptant sans cesse.

 

(1) D’après la ville de Vérone, lieu de la tragédie de «Roméo et Juliette» dans laquelle le soporifique de l’apothicaire joue un grand rôle.

(2) Ce dessin rappelle en somme, dans un tout autre domaine, la célèbre expérience des hémisphères de Magdebourg réalisée par Otto von Guericke en 1656. Celle-ci a permis de démontrer l’existence du vide et la notion de pression atmosphérique.

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