Société

Yoga: une quête contemporaine

Julie LUONG • juluong@yahoo.fr 

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Né en Inde il y a plusieurs millénaires, le yoga connaît aujourd’hui un succès croissant et mondial. En Belgique, 5% de la population le pratique régulièrement. Ni tout à fait un sport, ni simplement une technique de bien-être, le yoga est une pratique holistique, qui tente d’aligner l’esprit et le corps, et pour certains un véritable «chemin de vie». Pourvu qu’il ne soit pas entièrement récupéré par la logique capitaliste du «travail sur soi» pour mieux produire et s’adapter… 

 
Pendant longtemps, le yoga a traîné une réputation de pratique alternative réservée à des femmes entre 2 âges un brin excentriques: au mieux on s’en moquait, au pire on s’en méfiait. «J’ai commencé dans les années 80 et le yoga était alors fréquemment considéré comme une secte. J’ai même été surveillée par la police», se souvient Huguette Declercq, présidente de l’ABEPY, Association Belge des Enseignants et des Pratiquants de Yoga. Mais les temps ont changé: aujourd’hui, le yoga est entré dans la routine du chef d’entreprise, de la jeune femme engagée, du senior dynamique, des parents débordés et même des enfants. À travers le monde, il y aurait entre 250 et 300 millions de pratiquants de yoga. On estime que quelque 5% des Belges le pratiqueraient régulièrement et que 10% l’auraient déjà essayé.

Les formations pour devenir professeur de yoga connaissent elles aussi un succès retentissant et les reconversions ne sont pas rares. Dans les grandes villes, les «studios» de yoga se multiplient, drainant un public plus jeune, plus branché, plus sportif et plus mixte. Sans compter les comptes Instagram dédiés et tout le «lifestyle» associé à la pratique: méditation, alimentation saine, vêtements de sport… En ce sens, et même si la vague du yoga avait déjà commencé à déferler, le covid et les confinements successifs ont joué un rôle de catalyseur. «D’un côté, le covid a provoqué une recherche accrue de sens, d’intériorité et de l’autre, il y a eu cette forte mobilisation des profs de yoga, avec des cours qui se donnaient en extérieur et qui ont permis à des personnes qui n’avaient jamais eu accès au yoga de s’y essayer», explique Isabelle Chatel de la Fédération Belge d’Hébertisme et de Yoga (FBHY).

Au-delà de la santé

Un succès en partie lié aux préoccupations contemporaines autour de la santé. «Le fait que le monde scientifique se soit ouvert aux bienfaits du yoga a joué un grand rôle dans l’engouement», résume Isabelle Chatel. Au cours des dernières années, de nombreuses études scientifiques se sont en effet penchées sur les atouts santé du yoga, qu’il s’agisse de ses bénéfices sur l’équilibre, la souplesse, le renforcement musculaire, la santé cardiaque, le système immunitaire ou la gestion de la douleur. Selon certaines études, le yoga aurait également des effets positifs sur le stress, les troubles du sommeil et certains symptômes anxiodépressifs. Aujourd’hui, le concept de «yoga thérapie», défendu en Belgique par l’association Yoga in Healthcare, promeut d’ailleurs la recherche scientifique sur le yoga et l’intégration du yoga dans le système de santé belge. Dans une perspective de médecine intégrative, centrée sur le patient et la multidisciplinarité, de nombreux médecins et professionnels de santé se forment eux-mêmes au yoga.

«Beaucoup de gens se mettent au yoga parce que le médecin leur a dit que c’était bien, relève Huguette Declercq. Mais en général, ces personnes viennent à quelques cours et puis arrêtent, tout simplement parce que la démarche ne vient pas d’eux.» D’autres, arrivés au yoga par hasard ou curiosité, auront le déclic et ne repartiront plus, explique pour sa part Isabelle Chatel: «Ils viennent pour se sentir mieux, mais une fois qu’ils sont là, ils se rendent compte que le yoga, ce n’est pas seulement être assis sur un tapis !»

Le terme «yoga» recouvre aujourd’hui essentiellement la pratique du hatha yoga ou «yoga de l’effort» qui allie des postures corporelles, des exercices de respiration et de la méditation. Cette pratique comprend elle-même de nombreuses déclinaisons – yin yoga, ashtanga, vinyasa, Iyengar, Kundalini, Bikram yoga… – avec des formes de yoga tantôt très dynamiques, tantôt centrées sur la respiration et les mantras. Il y en a donc pour à peu près tous les goûts, sans restrictions liées à l’âge, aux caractéristiques ou performances physiques… «Chacun vient au yoga avec le corps qu’il a et chacun travaille sa posture et ses mouvements correctement, jusqu’où son corps le lui permet. Il est donc totalement faux de dire qu’il faut être souple pour faire du yoga !, insiste Huguette Declercq. Dans le yoga, on voit si le corps accepte de changer et s’il ne change pas, cela n’a pas d’importance. L’important, c’est d’accepter qui on est, ses limites et c’est cette acceptation qui est parfois difficile…»

Ainsi le yoga ne peut-il se résumer à une pratique sportive, pas plus qu’à une pratique spirituelle: corps et esprit y ont partie liée. «C’est un travail holistique, un tout, résume Isabelle Chatel. On peut partir du corps et de la respiration pour avoir accès à l’apaisement mental et s’ouvrir à une dimension plus large, rejoindre un état méditatif. Certains praticiens entrent alors dans une dimension beaucoup plus intime par rapport à leur corps.» Impossible également de classer le yoga dans les activités «bien-être» au même titre qu’un sauna ou un massage… «La détente et le calme ne sont pas les premiers objectifs du yoga, mais ce sont des effets que l’on obtient de toute manière», résume Huguette Declercq.

Chemin de vie

Marie Kock, autrice de Yoga, une histoire-monde  (La Découverte, 2019), estime pour sa part qu’on fait toujours du yoga pour autre chose que ce que l’on croit ou ce que l’on veut bien dire…  À son sens, c’est un élargissement de la conscience, une dimension spirituelle que le pratiquant recherche plus ou moins explicitement. «Cette philosophie du yoga, même dans ses versions déjà digérées et adaptées aux esprits occidentaux pour être séduisante, vient combler un manque: celui de la promesse d’une transcendance, développe Marie Kock. Le yoga sous-entend, même dans ses formes les plus laïques, les plus débarrassées du vocabulaire mystique, la possibilité d’une spiritualité. D’une spiritualité légère, moins encombrante qu’une religion, et personnalisable à l’envi.»

Huguette Declercq voit quant à elle dans le yoga une «véritable thérapie non verbale», capable d’engendrer des changements de vie significatifs. «Les gens ne savent pas toujours ce qu’ils viennent chercher: ils le découvrent par la pratique. Si les gens viennent dans le but de bien vivre, c’est déjà très bien mais cela peut aussi déboucher sur une démarche beaucoup plus philosophique, la recherche d’un autre mode de vie, etc.», explique-t-elle. C’est également l’opinion d’Isabelle Chatel, venue au yoga après un événement de vie douloureux et qui avait alors la sensation de «tourner en rond en thérapie». Burn-out, maladie, séparation: il n’est pas rare que la découverte du yoga ait lieu à un moment de bascule. «Pour moi, le yoga est un chemin de vie, une rencontre de soi avec soi, poursuit Huguette Declercq. Avec le yoga, on se rend compte qu’il ne faut pas aller chercher les choses à l’extérieur mais en soi. Cela permet aux gens de se trouver, de devenir maître de leur mental car c’est le mental qui nous crée beaucoup de soucis: nous nous faisons des films, nous avons peur...»  Isabelle Chatel souligne également la grande autonomie offerte par le yoga: le professeur donne des outils mais le pratiquant peut rapidement réaliser des exercices seul et en ressentir les bienfaits à la maison. Une autonomie qui rassure de tout excès de mainmise et qui préserve aussi les finances puisque le yoga peut progressivement se pratiquer en dehors des cours payants.

Une quête de libération 

À l’origine, le yoga nourrissait pourtant des objectifs sans lien avec la santé, le bien-être ou l’épanouissement. Comme le rappelle Zineb Fahsi dans Le Yoga, nouvel esprit du capitalisme (Éditions Textuel, 2023), le yoga a d’abord été conçu comme une «quête de libération». Au milieu du 1er millénaire avant notre ère, la religion védique – religion des classes dirigeantes du sous-continent indien – véhicule une vision positive de l’existence. «En contrepoint de cette vision optimiste de l’existence humaine, se développe aux alentours du 6e siècle avant notre ère, dans des petits groupes d’ascètes aux marges de la société védique comme les bouddhistes et les jaïns, l’idée que la condition humaine ordinaire est par essence misérable, précaire et donc souffrante», explique l’autrice. L’enjeu est donc de se libérer de cette souffrance en sortant du cycle des renaissances par des techniques méditatives qui seront plus tard au cœur du yoga. «La voie de libération tracée par ces premiers pratiquants est ainsi une voie éminemment ascétique, qui tourne le dos au monde.» Dans les premiers temps du yoga, il ne s’agissait donc nullement d’accéder à une meilleure existence ici et maintenant ou de se réaliser en tant qu’individu, mais de renoncer à l’action et aux désirs, sur base d’une conception résolument pessimiste de la vie sur terre. 

Contre-culture 

Deux millénaires plus tard, le yoga mondialisé est pourtant devenu tout au contraire une voie de développement personnel et presque une promesse de bonheur. Le tournant majeur se situe dans les années 60, sous l’impulsion d’une contre-culture fascinée par les spiritualités asiatiques, perçues comme un contrepoint vital aux maux de la modernité occidentale, rationaliste et matérialiste. Au pied de l’Himalaya, la petite ville de Rishikesh – considérée aujourd’hui comme la capitale mondiale du yoga – voit débarquer les Beatles qui s’initient à la méditation transcendantale. Des maîtres yogis venus d’Inde partent quant à eux s’installer sur la côte ouest des États-Unis, actant la mondialisation du yoga.

Ironiquement, selon la règle qui veut que le capitalisme parvient toujours à digérer sa propre critique, le yoga et la méditation sont désormais prônés, comme le pointe Zineb Fahsi, «par de grands hebdomadaires économiques comme Challenges, des ouvrages de management, et les directions des ressources humaines» dans le but d’améliorer la productivité et la performance des travailleurs. «En valorisant le travail sur soi au détriment du changement social, la discipline se fait aujourd’hui l’ambassadrice volontaire ou involontaire d’une certaine vision du monde, qui fait notamment porter aux individus la responsabilité de composer avec les exigences extrêmes du capitalisme contemporain par le recours à des « techniques de soi », neutralisant par là même toute réflexion systémique et toute tentative de remise en question du système économique lui-même», estime l’autrice. 

Le yoga en entreprise : un détournement à des fins de productivité ? 

Détournement spirituel

Pour Huguette Declercq, ce paradoxe n’en est pas un: «pour être bien avec les autres, il faut d’abord être bien avec soi, avance-t-elle. Si la personne est bien avec elle, elle va s’ouvrir, être beaucoup plus accueillante pour les autres quels qu’ils soient, et beaucoup moins critique. Beaucoup de gens sont perdus quand ils sont seuls, mais si vous allez vers les autres pour vous guérir, comment voulez-vous que ça fonctionne ?» Le premier piège serait probablement de penser que ce travail sur soi a une fin et qu’il n’est pas, comme le rappelle Marie Kock, «le travail de toute une vie». Le deuxième serait de renvoyer l’individu à un sentiment de toute-puissance, ignorant des détermismes sociaux et de la possibilité politique de les combattre. Le troisième serait de voir dans le yoga une opportunité de «spiritual bypass», ce «détournement spirituel» identifié par la psychologie comme l’un des pièges de la méditation et des spiritualités new age, et qui consiste à refouler ses émotions négatives (colère, tristesse, sentiment d’injustice…) sous couvert de supériorité spirituelle. Une illusion de contrôle qui finit parfois par se retourner en fatalisme et en déni.

Elle-même professeure de yoga, Zineb Fahsi n’entend pas pour autant se détourner d’une pratique millénaire, aussi riche et protéiforme qu’en constante évolution. Mais elle encourage à une approche éclairée du yoga et prône en ce sens «un yoga qui ne servirait pas à endurer et à se conformer avec le sourire aux exigences de la société capitaliste néolibérale, qui ne servirait pas à masquer ses conséquences désastreuses sur le plan social et environnemental, mais qui aiderait à bâtir de nouveaux imaginaires et de nouveaux rapports à soi et au monde, plus émancipateurs et plus justes
 
 

RECONNAISSANCE
ET DÉRIVES SECTAIRES

En France comme en Belgique, le métier de professeur de yoga n’est pas une profession reconnue. «Aujourd’hui, n’importe qui peut afficher sur sa porte qu’il est professeur de yoga», résume Huguette Declercq. Les 3 fédérations officielles belges – ABEPY, FBHY et YFNB (NL) – reconnaissent pour leur part les professeurs «500 heures», c’est-à-dire les professeurs qui ont suivi une formation de minimum 500 heures sur 4 années. «Mais la mode est désormais de partir 4 semaines en Inde et de revenir professeur de yoga. Ce sont les formations « 200 heures » que nous ne reconnaissons pas actuellement», précise la présidente de l’ABEPY

Porte d’entrée

Au-delà de ce flou réglementaire, le yoga est par ailleurs identifié comme une porte d’entrée vers certaines dérives sectaires, comme l’a signalé en France le rapport 2021 de la Miviludes (Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires), faisant état d’une augmentation des signalements de dérives sectaires dans les domaines de la santé et du bien-être. En 2020, le yoga et la méditation avaient fait l’objet de 160 signalements, soit plus du double qu’en 2017. «Le yoga n’est certainement pas une secte, mais ce qui est vrai c’est que dans les sectes, il y a des cours de yoga !», raconte Huguette Declercq. Dans ces cas, comme le souligne la Miviludes, yoga et méditation peuvent être associés à des soins (magnétisme, hypnose, sophrologie, médecine ayurvédique, etc.), à des techniques de développement personnel (communication non violente, pensée positive, etc.) ou encore à des systèmes de croyance (astrologie, chamanisme, énergies vibratoires, etc.).

La frontière entre approches alternatives et dérives sectaires n’est pas toujours simple à tracer mais certains signaux doivent alerter: manipulation mentale, dépendance économique, rupture avec l’environnement et les proches, atteintes à l’intégrité physique, rejet des soins médicaux… Bien souvent, dans l’emprise sectaire, la victime se sent «happée» dans un tourbillon qui la prive de sommeil, de temps de réflexion et de contacts avec l’extérieur au profit d’un gourou et d’un but prétendument supérieur. Tout le contraire de ce que prône le yoga contemporain, discipline de la modération et du recentrement, de l’autonomie et des limites. 

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