Physique

Vers le haut ou vers le bas ?

Henri DUPUIS • dupuis.h@belgacom.net

©Studio Light & Shade – stock.adobe.com, ©CERN

La question taraude le monde de la physique depuis les années 1950: l’antimatière tombe-t-elle vers le haut ? Une expérience réalisée au CERN semble ne plus laisser aucun doute: elle «tombe vers le bas» !

 
L’expression «tomber vers le bas» résonne comme un pléonasme aux oreilles de tout un chacun. Mais pas nécessairement à celles des physiciens. Dès les années 1950 en effet, ils se sont posés une drôle de question: comment se comporte l’antimatière face à la gravitation ? Fait-elle dans ce domaine-là aussi le contraire de la matière, donc tombe-t-elle vers le haut ? Ce qui, pour eux, ôterait tout caractère pléonastique à l’expression tomber vers le bas puisqu’il conviendrait alors de bien préciser chaque fois si l’on tombe vers le haut ou vers le bas ! Il faut dire que si l’antimatière avait été découverte théoriquement dans les années 1920, ce n’est qu’en 1955 par exemple que les premiers antiprotons ont été observés. On pouvait donc alors raisonnablement imaginer disposer un jour d’antiatomes, autrement dit, de «morceaux» d’antimatière. Et étudier son comportement.

Deux catégories de gens n’ont pas attendu pour se lancer dans de tels programmes. Les militaires bien sûr et, moins sérieusement, les auteurs de récits et scénarios de science-fiction. Les uns comme les autres ont en effet vite vu l’intérêt de la question: disposer de l’antigravité, moyen permettant à des objets – surtout des engins spatiaux… – de léviter et d’être propulsés. Précisons tout de suite qu’il ne s’agit pas ici de contrer la force de gravitation (la gravitation est la force qui attire 2 masses l’une vers l’autre; le terme de gravité étant plutôt réservé au cas spécifique de l’attraction terrestre) par une force opposée de nature différente (ce que nous réalisons tous les jours du ballon à l’hélium jusqu’à la fusée Ariane). Mais bien de disposer d’un objet (ou d’un espace) qui ne serait pas soumis à la gravité, sur lesquels la gravité n’a pas d’effet, ne s’applique pas. Comme semble-t-il, dans des films tels que Retour vers le futur ou Star Trek.

L’antimatière a vite été le seul candidat sérieux pour occuper ce rôle. Malgré de sévères doutes émis dès le départ. Rappelons en effet, en simplifiant, que celle-ci est composée des mêmes particules que la matière mais avec des charges électriques opposées tandis que les masses sont identiques. À cause de cette égalité de masses, selon la théorie, les particules d’antimatière devraient subir la même accélération due à la gravitation. C’est dire que peu «y croyaient». Mais s’il s’avérait que le comportement de l’antimatière diffère, notamment par le sens dans lequel la force s’exerce, alors cela aurait signifié qu’il aurait fallu mettre une croix sur certaines lois fondamentales dont la relativité générale d’Einstein qui décrit le mieux la gravitation et postule un même comportement de l’antimatière et de la matière face à cette force. Vérifier cette «croyance» était donc indispensable.

Encore fallait-il pouvoir démontrer que c’était – ou pas – le cas. Et c’est ici que l’expérience réalisée par la collaboration ALPHA-g du CERN sous la conduite d’Emma Anderson et dont les résultats ont été publiés le 27 septembre dernier (1) prend valeur d’exploit.

Installation de l’expérience ALPHA-g au CERN

Enlever le haut et le bas…

Parmi d’autres, 2 difficultés majeures attendaient les expérimentateurs. Tout d’abord produire de l’antimatière et la conserver suffisamment longtemps pour pouvoir l’étudier. Ensuite séparer les effets de la force de gravité sur cette antimatière des effets des autres forces qui s’y exercent en laboratoire.

La production d’antimatière est aujourd’hui un processus bien contrôlé, notamment au CERN où s’est déroulée l’expérience relatée ici. Les particules produites lors des collisions dans les grands accélérateurs le sont en effet en général par paires, particule et antiparticule ensemble, mais ces dernières ne résistent pas longtemps puisqu’elles s’annihilent dès qu’elles rencontrent de la matière. Or pour disposer d’un peu d’antimatière, il faut d’abord agglomérer des antiparticules (antiprotons et antiélectrons) pour former des antiatomes puis arriver à les conserver avant qu’ils ne disparaissent. Le CERN est actuellement le seul endroit au monde où cela est possible. Lors de collisions, des antiprotons sont récupérés puis décélérés pour pouvoir être utilisés dans des expériences ultérieures, notamment ALPHA-g (g est le symbole de la gravité). Cette collaboration a réussi à piéger de l’antihydrogène (le plus simple des antiatomes, composés d’un antiproton et d’un antiélectron ou positron) pendant quelques secondes puis quelques minutes dès 2010. En 2016, elle était parvenue à étudier plus profondément cet antiatome, notamment la façon dont il absorbe la lumière.

Aujourd’hui, c’est au tour de la gravitation d’être testée sur ces antiatomes.  En évitant tout d’abord l’écueil de la faiblesse de la force de gravité par rapport à d’autres comme la force électrostatique ou la force magnétique. Pour y parvenir, les expérimentateurs d’ALPHA-g ont conçu un dispositif spécial. Ils ont enfermé un gaz composé de quelques milliers d’atomes d’antihydrogène dans un tube vertical de 3 m de haut entouré d’un champ électromagnétique élevé, nécessaire pour que les antiatomes ne s’annihilent pas au contact des parois du tube (certes ils sont électriquement neutres mais sont légèrement magnétiques, ce qui permet au piège de fonctionner). Le gaz a ensuite été refroidi presque jusqu’au zéro absolu, ce qui permet de ralentir, de pratiquement figer les antiatomes. Car à température ambiante, un gaz se dissipe dans toutes les directions et il aurait donc été impossible de déterminer l’effet de la gravité. Puis les chercheurs ont enlevé les couvercles (les champs magnétiques) en haut et en bas du dispositif. Ils ont observé ce qui se passe et calculé le nombre d’antiatomes qui s’échappent par le haut et par le bas. Et cela à de nombreuses reprises en faisant varier différents paramètres afin d’éliminer tous les biais possibles. Résultat: la plupart des antiatomes (les 3/4) sortent du dispositif par le bas, exactement comme ce qui se passe avec des atomes d’hydrogène conventionnels. Un gaz d’antiatomes d’hydrogène se comporte donc comme son homologue d’atomes.

En montrant que l’antimatière n’est pas repoussée par la matière mais qu’elle «tombe vers le bas», l’équipe d’Emma Anderson n’a pas seulement porté un coup dur à Star Treck. Elle a aussi détruit une hypothèse permettant d’expliquer pourquoi, alors que les lois de la physique demandent qu’autant de matière que d’antimatière aient été créées lors du Big Bang, la dernière a disparu de l’univers: certains avaient en effet imaginé que les 2 univers s’étaient «repoussés», s’éloignant alors l’un de l’autre en 2 univers distincts. Une explication qui semble pouvoir être écartée, matière et antimatière ne se repoussent pas !

(1) Observation of the effect of gravity on the motion of antimatter. Emma Anderson et al. Nature volume 621 (27 september 2023)

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