Santé

Cancers
pédiatriques: vers une première thérapie ciblée ?

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Beaucoup moins fréquentes que les cancers de l’adulte, les tumeurs malignes de l’enfant sont un peu les parents pauvres de la recherche en oncologie. Une découverte récente de chercheurs de l’Institut de Duve balise néanmoins une voie prometteuse susceptible de conduire à terme à une première thérapie ciblée dans les cancers pédiatriques

 

Les télomères. Voilà plus de 15 ans qu’Anabelle Decottignies, professeure à l’UCLouvain, maître de recherche du FNRS et coresponsable du groupe Altérations génétiques et épigénétiques de l’Institut de Duve, axe la plupart de ses travaux sur ces structures spécialisées situées à l’extrémité des chromosomes des espèces eucaryotes. Contrairement à leurs homologues procaryotes, dont les chromosomes sont circulaires, les cellules eucaryotes possèdent des chromosomes linéaires dont l’intégrité est sauvegardée par la présence de structures (les télomères) qui s’opposent à une dégradation de leurs extrémités par des nucléases, enzymes capables de scinder les acides nucléiques, et à la fusion des chromosomes entre eux.

Chez l’homme, les télomères sont composés de séquences itératives de bases d’ADN épousant la forme TTAGGG – T pour thymine, A pour adénine, G pour guanine. Afin de remplir leur double fonction protectrice, les télomères adoptent la configuration spatiale d’une boucle qui suggère un bouchon ou un pansement placé à l’extrémité chromosomique. La bonne maintenance des télomères est essentielle durant l’embryogenèse, période au cours de laquelle les cellules souches sont appelées à se diviser à foison pour assurer la formation de l’organisme. Par la suite, elle demeure indispensable à la réparation tissulaire et au renouvellement cellulaire. Nonobstant, si les télomères des cellules souches ne se raccourcissent pas durant le développement embryonnaire, ils perdent un fragment lors de chaque division cellulaire ultérieure. Au-delà d’un certain seuil, la réduction progressive de notre «stock» de télomères finit par rendre impossible la division cellulaire. S’engage donc, à mesure du raccourcissement des télomères, un compte à rebours qui peut être considéré comme le bras armé du vieillissement cellulaire et partant, du vieillissement des organes et de l’individu.

 
La sauvegarde des télomères

Toutefois, les cellules cancéreuses ne sont pas logées à la même enseigne: elles échappent à l’épuisement de leurs télomères. C’est ainsi qu’elles accèdent à l’«éternelle jeunesse», à une forme d’immortalité. En 2009, le prix Nobel de médecine ou physiologie fut attribué à Elisabeth Blackburn, de l’Université de Californie, à Carol Greider, de la Johns Hopkins University, et à Jack Szostak, du Massachusetts General Hospital de Boston, pour avoir mis en lumière le rôle joué par la télomérase, une transcriptase inverse, dans le maintien des télomères des cellules en division.

Les cellules souches disposent de télomérase, mais à un niveau insuffisant pour les prémunir contre tout raccourcissement télomérique. Dans 90% des cas, les cellules cancéreuses, elles, ont la particularité d’avoir réussi à réenclencher la production de télomérase à leur profit, soit à la suite de remaniements génétiques et chromosomiques durant la tumorigenèse (ensemble des étapes menant à la formation d’une tumeur), soit à la suite de modifications épigénétiques (voir encadré). Il est acquis désormais que la maintenance et la fonctionnalité des télomères supposent également d’autres phénomènes dont, par exemple, l’intervention de protéines dites de la coiffe télomérique, qui se fixent spécifiquement sur les séquences d’ADN caractéristiques des télomères.

L’expression de la télomérase n’est pas réactivée chez 5 à 10% des cellules cancéreuses. Ces dernières recourent alors à une voie alternative pour conserver l’intégrité de leurs télomères. Baptisée ALT (Alternative Lenghtening of Telomeres), cette stratégie dépend de recombinaisons homologues (1) au niveau des séquences télomériques TTAGGG. D’origine épithéliale (2), les carcinomes représentent la majeure partie des tumeurs solides chez l’adulte. En général, c’est à une réactivation de la télomérase que l’on assiste dans les cellules qui les composent. Pour leur part, les sarcomes, seconde grande catégorie de tumeurs solides, sont d’origine mésenchymateuse (3). La sauvegarde des télomères s’y opère plus fréquemment par le biais du mécanisme alternatif ALT.

  

Qu’est-ce
que l’épigénétique ?

La biologiste viennoise Denise Barlow la définit plaisamment comme l’ensemble de toutes les choses fantastiques et merveilleuses qui ne peuvent être expliquées par la génétique. Elle se réfère ainsi à un territoire aux frontières encore incertaines. En fait, l’épigénétique englobe des phénomènes (méthylation de l’ADN, acétylation des histones…) qui n’affectent pas la séquence même de l’ADN, qui sont transmissibles de cellule en cellule et peuvent influencer l’expression des gènes, tantôt en les activant, tantôt en les réduisant au silence.

Une porte se referme

Cependant, il faut nuancer le propos… et les chiffres. «Quelques études ont décrit la coexistence, au sein d’une même tumeur, de 2 populations de cellules cancéreuses, l’une faisant appel à la télomérase, l’autre à la stratégie ALT, indique Anabelle Decottignies. Par contre, la mise en œuvre simultanée de ces 2 mécanismes dans une cellule est hautement improbable car ils semblent antinomiques.» Une autre nuance émane des travaux d’Anabelle Decottignies et de ses collaborateurs. Dans une étude publiée en 2017 dans le magazine Cell Reports, les chercheurs belges ont écorné le postulat selon lequel les cellules cancéreuses ont obligatoirement besoin d’activer un mécanisme de maintien de leurs télomères pour être en mesure de former des tumeurs capables de donner naissance à des cellules métastatiques. En effet, le groupe d’Anabelle Decottignies a montré que tel n’était pas toujours le cas dans le mélanome. «Dans ce cancer de la peau, les cellules tumorales sont dotées, dès le départ, de télomères extrêmement longs, rapporte la bioingénieure. Elles possèdent donc un potentiel de réplication suffisant pour former des métastases avant d’arriver au stade de la mort cellulaire.» Un constat analogue a été réalisé à la même époque dans le cadre du neuroblastome (4) par le groupe du professeur Roger Reddel, du Children’s Medical Research Institute de Sydney.

En soi, ce n’est pas a priori une bonne nouvelle. Ainsi, la découverte de l’équipe d’Anabelle Decottignies n’est pas sans impact sur le traitement du mélanome: elle anéantit une perspective thérapeutique. «L’idée d’administrer un inhibiteur de la télomérase chez des patients souffrant d’un mélanome n’a probablement plus d’avenir», estime la chercheuse. En effet, 10% de ces tumeurs de la peau sont dépourvues de télomérase, tandis que les 90 autres possèdent des cellules dont les télomères ont une longueur telle que le patient sera généralement décédé avant que lesdits télomères soient épuisés.

Cancers pédiatriques 

Quoi qu’il en soit, même si elle connaît des exceptions, la règle du maintien de l’intégrité des télomères dans les cellules cancéreuses se vérifie le plus souvent. Par conséquent, ceux-ci sont considérés comme une cible thérapeutique potentielle et des essais cliniques portant sur des inhibiteurs de la télomérase ont été entrepris dans le cadre de cancers hématologiques avec des résultats encourageants. Néanmoins, cette approche n’est pas dénuée d’effets secondaires, puisque les molécules anti-télomérase affectent aussi les cellules souches normales. En particulier, les cellules souches hématopoïétiques. D’où, notamment, des problèmes de thrombocytopénie (5).

Les chimiothérapies généralement employées en oncologie pédiatrique datent de plus de 20 ans et recèlent une importante toxicité qui peut entraîner de sévères conséquences pour l’enfant: stérilité, surdité, vieillissement prématuré de l’organisme…

La voie sur laquelle se focalisent les travaux du groupe d’Anabelle Decottignies est celle qui conduit aux «tumeurs ALT». Ne représentant qu’une dizaine de pour cent chez les adultes, ces cancers sont en revanche très fréquents chez les enfants. Motif ? Abstraction faite des leucémies, les tumeurs dont ils souffrent sont presque exclusivement des sarcomes ou des tumeurs du système nerveux central, 2 catégories de cancers où la voie ALT est la plus fréquemment utilisée par les cellules malignes pour assurer la sauvegarde de leurs télomères. «En Belgique, on dénombre annuellement 70 000 nouveaux cas de cancers chez l’adulte, contre 350 chez l’enfant, précise Anabelle Decottignies. Dès lors, l’intérêt des firmes pharmaceutiques pour les cancers pédiatriques est relativement faible. Les chimiothérapies généralement employées en oncologie pédiatrique datent de plus de 20 ans et recèlent une importante toxicité qui peut entraîner de sévères conséquences pour l’enfant: stérilité, surdité, vieillissement prématuré de l’organisme…» La chimiothérapie réduit le capital de divisions des cellules souches, de sorte que la capacité des tissus à se régénérer diminue. Or, s’il guérit, l’enfant a théoriquement l’opportunité de vivre encore de nombreuses années.

Au départ, l’intérêt d’Anabelle Decottignies pour le mécanisme ALT était essentiellement intellectuel. Le but était de le cerner plus finement, d’autant qu’il constitue un candidat pour une thérapie ciblée dans la mesure où il est totalement pathologique, donc inactif dans les cellules saines. Chemin faisant, la perspective de contribuer à améliorer le sort des enfants cancéreux décupla la motivation de la chercheuse qui, par le passé, avait hésité entre une formation de bioingénieur, qu’elle finit par choisir, et une formation de pédiatre.

 
Tuer les cellules ALT 

Avant les travaux des scientifiques de l’Institut de Duve, aucun moyen d’attaquer spécifiquement le mécanisme ALT n’était connu. Enrayer les recombinaisons homologues qui le sous-tendent était à proscrire, sous peine d’empêcher la réparation de l’ADN dans l’ensemble des cellules de l’organisme. Anabelle Decottignies et ses collaborateurs s’efforcèrent de déterminer, à travers de nombreuses lignées cellulaires, les gènes dont l’expression est spécifiquement requise dans les cellules ALT par rapport aux cellules exprimant la télomérase. Certains gènes semblaient remplir cette condition. Un en particulier: TSPYL5. En en annihilant l’expression par la technique de l’ARN interférent, dont le principe est d’interférer avec un ARN messager pour le dégrader et faire ainsi obstacle à sa traduction en protéine, les chercheurs mirent en évidence que les cellules ALT mouraient, alors que ni les cellules cancéreuses réactivant la télomérase ni les fibroblastes (normaux) de la peau n’étaient affectés. «La protéine TSPYL5 se révèle donc indispensable à la survie des cellules ALT, mais son absence n’a aucun impact sur les autres types cellulaires, commente Anabelle Decottignies. En outre, il est apparu que les télomères des cellules ALT privées de TSPYL5 étaient fortement endommagés, ce qui induisait l’apoptose des cellules concernées.»

Les biologistes du groupe Altérations Génétiques et Épigénétiques disséquèrent les processus sous-jacents, montrant que si la protéine TSPYL5 est requise pour préserver l’intégrité des télomères des cellules ALT, c’est parce qu’ils sont situés à un emplacement spécifique dans le noyau de ces cellules et y sont associés à des structures subnucléaires absentes dans les autres types cellulaires. TSPYL5 permet aux télomères ALT localisés dans ces structures de ne pas se dégrader. Ces résultats ont été publiés en août 2019 dans la revue Molecular Cell (6).

«C’est la première fois qu’on trouve une cible spécifique qui pourrait contrer les cellules cancéreuses ALT de l’enfant», souligne Anabelle Decottignies. Mais, cela va de soi, cette cible concerne également les 5 à 10% de tumeurs ALT chez l’adulte. À présent, l’objectif est d’identifier et de synthétiser des molécules thérapeutiques ciblant TSPYL5 afin d’induire la mort des cellules ALT tout en préservant les cellules saines. Des travaux en la matière ont commencé en janvier 2019 grâce à un financement de la Fondation contre le cancer. Ils sont au centre d’une collaboration entre les équipes d’Anabelle Decottignies, de Joris Messens, professeur au Center for Structural Biology de la VUB, et de Benjamin Elias, chimiste, professeur à l’Institute of Condensed Matter and Nanosciences de l’UCLouvain.

Deux pistes sont explorées. La première, plus classique, consiste en l’élaboration d’un composé chimique inhibiteur de TSPYL5. La seconde, plus novatrice, mise sur les «nanobodies», peptides découverts en 1993 chez les camélidés (chameau, dromadaire, lama…). Il s’agit de fragments d’anticorps environ 12 fois plus petits qu’un anticorps monoclonal traditionnel. «Leur taille minuscule leur permet de rentrer très facilement dans une cellule, y compris dans son noyau, précise Anabelle Decottignies. Le principe est qu’après avoir reconnu leur cible (en l’occurrence TSPYL5), ils s’y lient et l’empêchent ainsi de remplir sa fonction.»

Pour l’heure, aucune drogue ni aucun nanobody n’est encore disponible pour enrayer l’action de TSPYL5. Toutefois, dans la perspective d’essais futurs sur des cultures de cellules, les départements d’oncologie pédiatrique des Cliniques universitaires Saint-Luc, à Bruxelles, de l’UZ Leuven et de l’UZ Brussel ont marqué leur accord pour la fourniture d’échantillons de tumeurs pédiatriques issus de biopsies ou de résections chirurgicales. «On ne peut espérer arriver au stade des essais cliniques avant une dizaine d’années», insiste cependant Anabelle Decottignies.

Si une thérapie ciblée anti-TSPYL5 voit le jour dans le cadre des tumeurs ALT, encore faudra-t-il contourner l’écueil de possibles mécanismes de résistance développés par les cellules malignes. Des combinaisons thérapeutiques devront alors être envisagées, idéalement à partir du mariage de plusieurs thérapies ciblées. À défaut, la thérapie anti-TSPYL5 pourrait être administrée concomitamment avec une chimiothérapie, ce qui permettrait d’en réduire les doses et donc la toxicité pour les cellules saines.

  

  

  

Tous les individus ne sont pas égaux devant la longueur de leurs télomères. D’une part, pour des raisons génétiques; d’autre part, pour des raisons inhérentes au style de vie. Par exemple, le tabagisme et l’obésité élèvent le niveau de stress oxydatif (radicaux libres), avec pour conséquence de possibles modifications de nucléotides qui pourraient influer sur la longueur des télomères. Globalement, il a été montré que la probabilité de développer un cancer est supérieure chez les individus dotés de télomères courts – ces personnes sont en proie à un vieillissement biologique accéléré.

Ce raisonnement vaut pour la majorité des tumeurs malignes, mais pas pour le mélanome (voir article principal), par exemple, ni pour les autres tumeurs qui n’auraient pas non plus de stratégie de maintien des télomères. À ce propos, une vaste étude génétique publiée en 2017 dans Nature Genetics suggérait que, outre le mélanome, d’autres tumeurs pourraient ne pas recourir à cette stratégie.

  

(1) Un des mécanismes majeurs de réparation des cassures double-brin de l’ADN.

(2) Cellules juxtaposées disposées en une ou plusieurs couches tapissant la surface du corps et la face interne des organes creux.

(3) En très faibles quantités chez l’adulte, les cellules souches mésenchymateuses peuvent produire plusieurs types de cellules appartenant aux tissus squelettiques, tels le cartilage, les os et la graisse.

(4) Tumeur maligne affectant surtout les jeunes enfants. Elle peut se développer dans les endroits du corps où existent des structures nerveuses sympathiques, le plus souvent dans l’abdomen.

(5) Diminution, sous le seuil de 150 000/m³ de sang, du nombre de plaquettes sanguines (thrombocytes) contenues dans la moelle osseuse.

(6) Episkopu H. et al., Molecular Cell, 2019, 75(3): 469-482.

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