Santé

Harceleurs
scolaires: un miroir à 2 faces

© Syda Productions – creative.belgaimage.be, Pixabay 

De nos jours, le harcèlement scolaire mobilise une attention particulière des enseignants, des parents, des psychologues et des autorités, d’autant qu’il conduit parfois ses victimes vers une souffrance psychologique intense, voire vers le suicide. Mais qui sont les harceleurs ? Pourquoi plus de 10% des enfants et adolescents nourrissent-ils leurs rangs ? Veulent-ils «casser» l’autre pour lutter contre l’angoisse de se sentir insignifiant ou aspirent-ils à acquérir un statut de dominant dans leur classe ou leur école ?

 
 

Insultes, brimades, coups, intimidations, fausses rumeurs et manipulations sur les réseaux sociaux… Vingt-cinq à 30% des élèves âgés de 11 à 16 ans seraient concernés par le harcèlement scolaire en tant que victimes ou auteurs. Dans cette catégorie d’âge, 10 à 15% des élèves en auraient harcelé d’autres. «Le nombre d’incidents connaît un pic à la fin du primaire, où l’on observe de fréquentes disputes et chicaneries entre élèves, puis redescend progressivement dans le secondaire, indique Benoît Galand, professeur à la faculté de psychologie et des sciences de l’éducation de l’UCLouvain. Une des hypothèses de la littérature scientifique est que la forme du harcèlement évolue avec l’âge. Il devient plus ciblé, plus dur et plus chronique au fil de l’adolescence.» Chez les plus jeunes, il est en outre plus direct sur le plan physique et verbal, tandis qu’il tend ensuite à devenir plus indirect, à se nourrir de rumeurs, de manipulations, d’intimidations. «Il s’agit de formes plus sociales et plus dissimulées, rendues possibles par le fait que les adolescents disposent de meilleures compétences en la matière que leurs cadets, ajoute Benoît Galand. La maîtrise d’Internet et des réseaux sociaux favorise également ces formes de harcèlement.»

En cohérence avec la tendance globale des garçons à manifester davantage d’agressivité que les filles dans les comportements sociaux, on recense plus de harceleurs que de harceleuses. Par ailleurs s’installe fréquemment une dynamique de groupe autour du harcèlement: certains élèves soutiennent l’initiateur des actes agressifs, d’autres demeurent de simples témoins, d’autres encore, généralement une minorité, prennent la défense de la victime. «La plupart des élèves disent désapprouver le harcèlement mais dans les faits, très peu apportent leur soutien à celui qui est harcelé», précise le professeur Galand. Peur du harceleur, peur de passer pour une «balance», caractère parfois ambigu de la situation en raison des compétences sociales du harceleur ou de la harceleuse…

 
Plusieurs profils

L’étiologie du harcèlement, c’est-à-dire ses causes profondes, reste mal connue. Depuis les années 1990, 2 hypothèses rivales ont été formulées pour tenter de dresser le profil des harceleurs. Chacune d’elles a marqué des points et essuyé des revers, de sorte que, comme le soulignaient Chloé Tolmatcheff, Benoît Galand et Isabelle Roskam dans la revue scientifique Enfance en 2018, «les résultats de recherche actuels n’apportent pas un éclairage satisfaisant sur les mécanismes sous-jacents au harcèlement ni sur les trajectoires développementales pouvant conduire à son émergence.». D’où cette question: se pourrait-il qu’il y ait plusieurs profils de harceleurs à l’école ? Existerait-il une hétérogénéité au sein de cette population d’élèves, qui expliquerait pourquoi chacun des 2 modèles rencontre tantôt des succès, tantôt des échecs quand ils sont confrontés à la réalité du terrain ? Le premier modèle, centré sur un profil de harceleurs dits «déficitaires», assimile ceux-ci à des jeunes socialement et affectivement défavorisés; le second se réfère à des harceleurs qualifiés de «stratégiques», à des jeunes influents et bien intégrés dont l’objectif est de s’assurer une position dominante.

S’agissant du premier groupe, le professeur Jean-Pierre Pourtois, de l’Université de Mons, voit poindre, derrière le recours au harcèlement, le spectre de carences éducatives durant la petite enfance. Et ce préjudice, qui se traduirait notamment par un sentiment d’abandon, de rejet affectif, serait à l’origine d’une faible estime de soi conduisant au désir d’avilir et d’assujettir une victime. «En cassant l’autre, le harceleur se valorise à ses propres yeux», commente Jean-Pierre Pourtois.

En milieu scolaire, on distingue 4 sous-groupes d’élèves dans la sphère du harcèlement: les non-impliqués (ni victimes ni coupables, pourrait-on dire), les agresseurs, les victimes et les agresseurs-victimes, enfants ou adolescents à la fois fréquemment agressés et fréquemment agresseurs. Précisément, les travaux de l’équipe de Benoît Galand semblent mettre en évidence un recouvrement entre le groupe des harceleurs déficitaires, au centre du premier des 2 modèles proposés, et celui des harceleurs-victimes. «Il s’agit, indique le psychologue, d’un petit groupe d’élèves qui ont la tendance la plus affirmée à la dépression, la moins bonne estime de soi, les moins bonnes notes en classe, la plus grande propension au désengagement scolaire et à l’absentéisme. Celui-ci serait plutôt dû à une volonté d’éviter les agresseurs qu’à un manque de motivation pour l’école ou l’apprentissage. De surcroît, comme les victimes, les agresseurs-victimes rapportent moins de soutien familial et sont généralement moins bien acceptés par leurs pairs. Rejet qui augmente les risques de les voir commettre ensuite des actes d’agression à l’égard d’autres élèves

Aux yeux du professeur Pourtois, la jouissance ressentie à détruire l’autre pour lui faire payer sa propre souffrance et reconstruire son ego est toujours de très courte durée, ce qui amènera une répétition des agressions. Faut-il parler d’addiction ? Le psychologue de l’UMons ose la comparaison.

 
Désengagement moral

Contrairement aux harceleurs déficitaires (harceleurs-victimes), qui constituent un groupe minoritaire de jeunes plutôt déstructurés, impulsifs, avec éventuellement des problèmes familiaux et de comportement, les harceleurs stratégiques, que d’aucuns appellent aussi les harceleurs «purs», ont un profil très similaire à celui des élèves non impliqués dans des problèmes de harcèlement. «Leur estime de soi se situerait parfois au-dessus de la moyenne. Selon les études, ils seraient assez narcissiques», fait remarquer Benoît Galand.

La plupart des recherches mettent en évidence que les harceleurs ne présentent pas de déficit d’empathie, qu’ils sont capables de reconnaître les émotions d’autrui, de se mettre à sa place. Certaines études aboutissent néanmoins à la conclusion inverse. Pourquoi cette discordance ? Très vraisemblablement parce que dans les travaux, aucune distinction n’est opérée entre les harceleurs-victimes et les harceleurs stratégiques. «Ces derniers peuvent être très empathiques, mais ils désactivent cette compétence face à leur victime, dit Benoît Galand. C’est un phénomène de désengagement moral tel qu’il a été décrit par le psychologue américain Albert Bandura. Ce désengagement permet d’accomplir des choses éventuellement horribles sans ressentir de culpabilité, en gardant bonne conscience. Par exemple, un des mécanismes régulièrement mis en œuvre dans le harcèlement est la dévalorisation de la victime par le harceleur, lequel en arrivera à penser que l’acte qu’il commet n’est pas très grave vu la personnalité de sa cible.» Le désengagement moral est une des rares dimensions communes aux 2 types de harceleurs.

Et le cyberharcèlement ? «Il est 3 fois moins fréquent que le harcèlement dans la vraie vie, mais est très visible car il peut se répandre comme une traînée de poudre, explique Benoît Galand. Les méta-analyses récentes montrent que le profil des cyberharceleurs et des cybervictimes est très similaire à celui des harceleurs «traditionnels» et de leurs victimes.» En général, le cyberharcèlement se combine à des actes préalables de harcèlement dans la «vraie vie». Aussi des dérapages dans l’espace numérique constituent-ils un indice de gravité. «On est alors loin dans la dynamique de harcèlement», indique le professeur Galand.

 
Deux courants… alternatifs

Toutes formes de harcèlement scolaire confondues, des études longitudinales ont montré qu’avoir été harceleur lorsqu’on était adolescent double le risque d’avoir maille à partir avec le système judiciaire à l’âge adulte. D’autres travaux établissent un lien entre le fait d’être auteur de harcèlement à l’école et des violences dans les relations amoureuses dès l’adolescence.

«Si les circonstances amènent un harceleur ou une harceleuse à persévérer dans ses comportements agressifs, il pourrait en résulter des conséquences sur le plan de son développement moral, de ses facultés d’empathie, du type de relations qu’il ou elle apprend à nouer avec les autres», commente Benoît Galand. Aussi le risque de voir se reproduire plus tard des comportements délétères dans d’autres contextes que celui de l’école n’est-il pas négligeable. D’où la nécessité d’interventions appropriées en milieu scolaire ou dans un cadre thérapeutique. «Plus on s’y prend tôt, plus il y a de chance que l’action des enseignants puisse suffire, dit le professeur Galand. Plus le processus de harcèlement est avancé, plus les probabilités sont élevées de devoir faire appel à une prise en charge thérapeutique.» Il apparaît cependant que les interventions anti-harcèlement peinent à infléchir les comportements agressifs quand elles sont centrées sur les seules violences entre élèves et ne prennent donc pas en considération le contexte global de la classe. Étant donné l’existence plus que probable d’au moins 2 profils de harceleurs et de harceleuses scolaires, les interventions anti-harcèlement doivent en outre être individualisées.

 

«Le néolibéralisme exacerbé qui caractérise nos sociétés a une part de responsabilité dans la montée des actes de harcèlement. On a perdu en chemin le sens de l’altruisme et du partage au profit du culte de la réussite, de la performance et de la rentabilité. Le monde d’aujourd’hui transforme l’individu en objet.» (Pr Pourtois)  

 

Il existe plusieurs approches plus ou moins punitives et plus ou moins centrées sur la prise de conscience par le harceleur de la gravité de ses actes. On observe que la plupart d’entre elles sont efficaces dans certains cas, mais que leurs effets positifs sont globalement limités. Face à l’hétérogénéité des comportements de harcèlement, une stratégie universelle ne peut être que boiteuse. «Dans cette optique, les interventions ciblant l’ensemble du groupe, par exemple celles qui visent à modifier les attitudes des témoins (…), représenteraient de bons candidats pour agir sur les comportements des harceleurs socialement doués et populaires. En revanche, les interventions individuelles qui mettent davantage l’accent sur les compétences sociales (…) seraient plus adéquates pour les harceleurs « déficitaires » ou harceleurs-victimes», écrivaient Chloé Tolmatcheff, Benoît Galand et Isabelle Roskam dans leur article publié en 2018 dans Enfance.

Benoît Galand estime ces recommandations judicieuses sur le plan théorique, mais considère néanmoins qu’elles se heurtent, dans la pratique, à la possible existence d’une distribution aléatoire des types de harceleurs au sein d’une même classe. Dès lors, comment être sûr, dans chaque cas particulier, que la stratégie préconisée est la bonne, d’autant que, comme le rapporte le psychologue de l’UCLouvain, on ne dispose pas actuellement d’outil validé permettant de distinguer de manière fiable les différents profils de harceleurs parmi les élèves ? Confrontés à cet écueil, les auteurs se répartissent actuellement en 2 camps.

Un premier courant plaide en faveur de programmes d’intervention «composites» renfermant certains éléments ciblant les harceleurs déficitaires et d’autres, les harceleurs stratégiques. Chloé Tolmatcheff, Benoît Galand et Isabelle Roskam y voient 2 inconvénients majeurs: «Premièrement, expliquent-ils, cette démarche complique considérablement l’identification des effets propres à chaque composant et donc le repérage des leviers d’action efficaces. Deuxièmement, on s’expose au risque de produire des effets défavorables sur les comportements de harcèlement, en renforçant des compétences précisément utilisées par une partie des harceleurs à des fins de victimisation (par exemple l’empathie cognitive [capacité à comprendre les pensées et intentions d’autrui] chez les harceleurs stratégiques.»

Le second courant repose sur une différenciation des interventions anti-harcèlement en fonction du profil des harceleurs. Malheureusement, cette approche qui apparaît comme la plus aboutie sur le plan conceptuel n’est pas exempte de difficultés, elle non plus, la plus essentielle étant sans doute, comme nous l’avons évoqué, l’absence d’outil pour déterminer avec un haut degré de fiabilité à quelle catégorie de harceleurs ressortit un élève caractérisé par ses comportements agressifs envers un ou des pairs. «Un autre inconvénient est le risque de renforcer des dynamiques relationnelles négatives et propices au harcèlement», souligne Benoît Galand. En effet, le recours à des formes différenciées d’intervention pourrait conduire à une ségrégation entre les élèves concernés, voire à un phénomène de stigmatisation, qui auraient pour conséquence d’attiser la propension au harcèlement.

 
Un système d’enseignement archaïque ?

Afin de combiner les avantages des 2 approches anti-harcèlement actuellement en vigueur tout en minimisant leurs inconvénients respectifs, Benoît Galand et son équipe proposent la mise en œuvre de travaux expérimentaux visant à tester isolément les différents composants des 2 approches sur chacun des profils de harceleurs (déficitaires ou stratégiques) et d’en évaluer ainsi la pertinence sur chacun d’eux. Il serait alors possible de «développer des programmes réunissant les composants favorables aux 2 sous-groupes, et pouvant être dispensés à l’ensemble du groupe classe.» Cela sans présager de la nécessité éventuelle d’interventions psychothérapeutiques individualisées pour certains élèves.

Une question vient immédiatement à l’esprit: n’y a-t-il réellement que 2 catégories de harceleurs ? Autrement dit, l’hétérogénéité postulée n’est-elle pas plus étendue ? Les travaux manquent pour conclure sur ce point. Toutefois, les recherches qui ont été engagées en quête d’autres sous-groupes n’ont guère réussi dans leur entreprise. «Certaines données issues de l’imagerie cérébrale fonctionnelle (IRMf) suggèrent l’existence de différences d’activation cérébrale correspondant grosso modo aux 2 catégories de harceleurs évoquées. Des tests plus directs de cette hypothèse devraient cependant être réalisés», rapporte le professeur Galand.

Le professeur Pourtois, lui, resitue le phénomène du harcèlement dans un contexte plus général, estimant que le néolibéralisme exacerbé qui caractérise nos sociétés a une part de responsabilité non négligeable dans la montée des actes de harcèlement. «On a perdu en chemin le sens de l’altruisme et du partage au profit du culte de la réussite, de la performance et de la rentabilité, dit-il. Le monde d’aujourd’hui transforme l’individu en objet.» Mais il insiste également sur l’impact des carences d’un système d’enseignement qu’il juge archaïque et incapable de meubler l’espace narcissique des jeunes. «Il n’y a pas plus harceleur qu’un enseignant et un programme d’études qui tiennent peu compte du monde vécu de l’élève, affirme-t-il, lui qui fut jadis instituteur. Un collègue universitaire a prononcé un jour cette phrase horrible: « Tant qu’un étudiant n’a pas prouvé qu’il valait quelque chose, il n’est rien à mes yeux ». J’ose prétendre que nous avons un système incivique du développement humain et qu’il est propice à l’essor du harcèlement.»

  

  

Qui sera la victime ?

De premières hypothèses défendaient l’idée que c’est un élément de vulnérabilité ou une caractéristique qui le distingue de ses pairs qui font d’un élève une victime potentielle de harcèlement. Cette approche a été battue en brèche. En effet, il s’est avéré qu’en fonction du groupe auquel appartient un élève, une même caractéristique peut ou non le prédisposer à la victimisation. «Par exemple, indique le professeur Benoît Galand, il y a des classes avec un esprit plutôt antiscolaire où ce sont les bons élèves qui sont harcelés, alors que dans d’autres classes, avec des normes différentes, ce sont les « cancres » qui sont ciblés.» Selon le psychologue, les circonstances ont aussi leur mot à dire. Ainsi, lorsque les témoins se positionnent en défenseurs de la victime au moment où elle est agressée, il y a une forte probabilité que la tentative de harcèlement s’arrête net.

Bien sûr, il existe des facteurs de risque, comme être nouveau dans un groupe ou ne pas avoir les ressources suffisantes pour s’opposer au harceleur. Sans doute pareilles failles constituent-elles une brèche dans laquelle il s’engouffre. «C’est le loup et l’agneau», dit le professeur Jean-Pierre Pourtois. «Néanmoins, précise Benoît Galand, on manque encore de données pour savoir si les harceleurs choisissent leurs victimes parce qu’ils savent dès le départ qu’ils vont réussir dans leur entreprise ou s’ils procèdent par essais et erreurs en s’en prenant successivement à plusieurs élèves.» 

Share This