Chimie

Pasteur
ou la beauté des choses simples

Paul DEPOVERE • depovere@voo.be

Smithsonian Institution Library, Formules – Josiane Toremans (UCLouvain-Bruxelles)

Bien qu’il ait débuté sa carrière professionnelle en tant que chimiste, Louis Pasteur est plus souvent associé à des progrès en microbiologie qu’à des expériences de chimie. Ainsi, il démontra que les fermentations étaient dues à l’action de micro-organismes et que la génération spontanée de ceux-ci n’existe pas. Dans la foulée, il mit au point une méthode de conservation des bières, la pasteurisation. Puis il s’attaqua à diverses maladies infectieuses, dont le charbon et les septicémies à staphylocoques ou à streptocoques. Après avoir en outre conçu un vaccin contre le charbon, il réalisera un vaccin contre la rage qui lui vaudra la gloire…

 
 

On le sait peu mais Pasteur est aussi une célébrité dans le contexte de la chimie. On peut en effet affirmer qu’il est le fondateur de la stéréochimie moderne. Sa célèbre assertion «Dans les champs de l’observation, le hasard ne favorise que les esprits préparés» trouve tout son sens dans la prodigieuse expérience sur les divers cristaux d’acide tartrique.

En 1848, alors qu’il venait juste de défendre sa thèse de doctorat à l’École Normale Supérieure de Paris, Pasteur se mit à étudier la nature des dépôts qui apparaissaient de manière assez aléatoire dans les tonneaux d’un vin des Vosges à la suite des processus de fermentation. Il s’agissait d’un sel de ce que l’on appelait l’acide racémique. Un chimiste allemand, Eilhard Mitscherlich, avait signalé que le sel sodico-ammonique de l’acide racémique était tout à fait identique à un sel d’acide tartrique, le sel de Seignette, que l’on trouvait régulièrement dans les fûts de vin. Mais ce sel-ci était optiquement actif, alors que le sel de l’acide racémique ne l’était pas ! Une substance est optiquement active si elle provoque une rotation du plan de lumière polarisée qui la traverse. Pour rappel, la lumière ordinaire est constituée d’ondes électromagnétiques vibrant dans des plans s’étendant dans toutes les directions. Certains cristaux, tel le prisme dit de Nicol, sont capables de «filtrer» cette lumière, de sorte que seul un faisceau vibrant dans un plan unique en émerge. On dit de cette lumière émergente qu’elle est polarisée.

Et on savait à l’époque qu’il existait des composés chimiques (par exemple, les solutions de sucres) qui pouvaient faire subir une rotation à ce plan de lumière polarisée, mais personne n’en connaissait la cause. Cette rotation de la lumière polarisée se mesure à l’aide d’un polarimètre. Lorsque ce plan est dévié vers la droite, le composé est qualifié de dextrogyre et l’angle mesuré s’avère positif. Par contre, en cas de déviation dans le sens contraire des aiguilles d’une montre, le composé est dit lévogyre et la valeur de l’angle est précédée d’un signe négatif.

Pasteur était intrigué: les sels de l’acide tartrique et de l’acide racémique étaient, semble-t-il, identiques quant à leur composition chimique (isomères) mais aussi, apparemment, par leur forme cristalline (isomorphes). Par contre, ces sels différaient par leur comportement vis-à-vis de la lumière polarisée. Le sel de l’acide racémique n’avait aucun effet, alors que celui de l’acide tartrique était dextrogyre. En examinant les cristaux du sel de l’acide racémique au microscope, il remarqua un détail important, qui avait échappé à Mitscherlich: ces cristaux étaient dissymétriques, les uns présentant une senestralité, les autres une dextralité ! Bref, la moitié d’entre eux correspondait à l’image dans un miroir des autres ! À l’aide d’une petite pince, Pasteur entreprit de séparer ces 2 types de cristaux. 

Timbre français émis en 1995, à l’occasion du centenaire de la mort de Louis Pasteur (1822-1895). Ce chimiste effectua des travaux déterminants qui seront à l’origine du développement remarquable de la stéréochimie. Il se tourna ensuite vers des études plutôt biologiques : fermentations, maladie des vers à soie et autres maladies infectieuses.

 
Pasteur au Pays des merveilles

Lorsqu’il en eut rassemblé suffisamment de chaque sorte, une intuition géniale le poussa à dissoudre séparément ces cristaux énantiomorphes dans de l’eau de manière à obtenir 2 solutions d’égale concentration. Il constata, en mesurant le pouvoir rotatoire de celles-ci, qu’une des solutions exerçait un effet dextrogyre – par ailleurs identique à une solution du même sel de l’acide tartrique – alors que l’autre déviait le plan de la lumière polarisée d’un même angle mais vers la gauche. Ainsi, le jeune chercheur venait de comprendre que les cristaux dextrogyres de son sel d’acide racémique étaient identiques aux cristaux du sel de l’acide tartrique et que les cristaux lévogyres correspondaient à une forme spéculaire, non superposable, de ceux-ci. Pour corroborer son hypothèse, Pasteur réalisa une solution dans laquelle il mélangea les 2 variétés cristallines en proportions égales. Ladite solution était optiquement inactive.

Les expériences surprenantes de Pasteur firent l’effet d’une bombe au sein de la communauté scientifique de Paris. En particulier, Jean-Baptiste Biot, le célèbre physicien français, auteur d’une loi concernant le pouvoir rotatoire, était fort sceptique. Il demanda dès lors à Pasteur de refaire toutes ses expériences en sa présence, au Collège de France. Le résultat fut, bien évidemment, concluant. Ainsi, Pasteur fut le premier chimiste qui démontra l’existence de composés organiques se présentant sous des formes énantiomorphes à l’échelle moléculaire. Bref, il prouva que des molécules peuvent être chirales (du grec cheir, la main, qui signifie que la main droite est l’image spéculaire de la main gauche, les 2 étant non superposables. Pour preuve, il est impossible d’enfiler un gant gauche sur une main droite et vice versa).

Par la suite, Pasteur isola les acides de leurs sels énantiomères correspondants et démontra qu’il s’agissait bel et bien de substances isomères, en l’occurrence l’acide tartrique (–) et l’acide tartrique (+). Il faudra toutefois attendre plus de 25 ans pour comprendre la manière dont les atomes sont agencés dans ces structures moléculaires. Jacobus van ’t Hoff (premier prix Nobel), puis Achille Le Bel, justifieront tous deux en 1874 les résultats de Pasteur en termes d’un modèle tétraédrique de l’atome de carbone (voir schémas ci-dessous). Selon ces ingénieux savants, le fait qu’il n’existe qu’un seul dibromométhane, CH2Br2, réfute le concept d’un carbone tétravalent adoptant une configuration quadrangulaire plane car en pareil cas, 2 isomères devraient exister. Ils démontrèrent en outre qu’un tel atome de carbone qui porte 4 substituants différents est chiral. La molécule peut donc exister sous 2 formes différentes, en relation d’images spéculaires non superposables que l’on appelle des énantiomères. Pour représenter de manière univoque la configuration spatiale de telles molécules par des formules bidimensionnelles, Emil Fischer a proposé en 1891 de les projeter sur la feuille de papier selon une convention arbitraire (projection de Fischer). Chaque carbone chiral se trouve à l’intersection de 4 liaisons (traits ordinaires disposés en croix). Les liaisons horizontales ouest et est sont censées représenter des liaisons pointant vers l’observateur, alors que les liaisons verticales nord et sud indiquent celles qui se dirigent vers l’arrière. Lorsque plusieurs atomes de carbone chiraux se succèdent (comme dans les sucres), l’ensemble de la chaîne carbonée est alignée selon un axe vertical, la fonction la plus oxydée se situant au nord. 

Les 2 isomères possibles du dibromométhane, dans le cas d’une configuration
quadrangulaire plane.

Seul un modèle tétraédrique justifie l’existence d’un composé unique. L’unicité de la molécule de dibromométhane, preuve indirecte de la géométrie tétraédrique de la molécule.

  

Bref, la projection de Fischer est, pour ces molécules pourvues de plusieurs stéréocentres, une vue du haut de la structure fictivement figée en conformation totalement éclipsée. La chaîne carbonée est donc voûtée, un peu comme la colonne vertébrale d’un chat qui fait le gros dos. Il importe, par ailleurs, de bien noter que la seule modification permise sur pareilles projections est une rotation de 180° dans le plan de la feuille de papier. Un ose appartient à la série D lorsque le carbone chiral possédant le numérotage le plus élevé porte l’hydroxyle (OH) à droite (par parenté avec le D-glycéraldéhyde, la molécule dextrogyre que Fischer décida d’écrire arbitrairement avec le OH à droite). En fait, Fischer a joué à pile ou face. La molécule dextrogyre de glycéraldéhyde aurait tout aussi bien pu être celle qui porte le OH à gauche, étant donné que le signe du pouvoir rotatoire n’a rien à voir avec le concept de série D ou L. Ce n’est qu’en 1951, bien après la mort de Fischer, que Johannes M. Bijvoet – qui travaillait au laboratoire van ’t Hoff de l’université d’Utrecht – établira, par diffraction des rayons X, que le glycéraldéhyde dextrogyre a bel et bien la configuration absolue telle qu’illustrée par le D-glycéraldéhyde. Eût-ce été l’autre configuration (L), c’est-à-dire celle où ce OH se situe à gauche, il aurait alors fallu réécrire tous les composés D sous forme de leurs images spéculaires, c’est-à-dire passer de l’autre côté du miroir, comme dans Alice au pays des merveilles. Et précisément, avec pertinence, lorsque Alice glisse au travers du miroir et découvre un monde dont la chiralité est inversée, elle demande à son chat: «Peut-être que le lait dans ce monde-ci n’est pas bon à boire !». Manifestement, on découvre dans cette phrase la préfiguration du concept «clé-serrure», proposé par Fischer pour expliquer l’interaction d’une molécule chirale biologiquement active avec son récepteur (voir Athena n° 328).

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