Mathématiques

Du gogol à Google 

©tostphoto – stock.adobe.com

Pour cette nouvelle (et éternelle) rentrée, je vous propose de dédier cette chronique aux nombres. Bien sûr, il va falloir se limiter tellement il y aurait de choses à dire à leur propos. Alors, je vous aiguillerai en posant une seule et simple question: quel est le nom du plus grand nombre que vous connaissez ?  

 

Le million ? C’est grand mais pas tant que ça. En comptabilisant seulement 2 secondes par nombre pour énoncer ceux-ci à haute voix intelligible, vous y serez en seulement 23 jours. À condition évidemment de ne vous accorder aucun repos. Le milliard ? D’accord, c’est plus ! Mille fois plus pour être précis. Cette fois, croyez-moi, une vie entière ne suffirait pas pour compter jusque-là. Mais je serai bien déçu si vous ne parvenez pas à faire mieux ! Le billion ? Je fais de suite mieux en vous suggérant le trillion ! Le zillion ? Ah non, le zillion n’est pas un nombre. C’est juste un anglicisme qui signifie une très grande quantité mais aucune valeur fixe ne lui est réellement attribué. L’infini ? C’est une réponse intéressante, mais je suis obligé de la refuser. Pour faire simple, disons que l’infini est plutôt un concept. Comme une idée géniale pour exprimer tout ce qui n’est pas fini. Or, un nombre est par définition fini. Donc, l’infini n’est pas un nombre. CQFD. Vous séchez ?

Pourtant, vous aviez l’embarras du choix avec l’audacieux sexdécillion (1096), ou encore le vigintillliard (10123) qui sonne comme un bon gros juron belge. Et figurez-vous qu’entre ces 2 puissances de 10, il existe un nombre dont il faut absolument que je vous raconte l’histoire. Un vrai conte. Ou compte. En 1940, un mathématicien songe sans doute que les préfixes latins utilisés pour dénommer les grands nombres sont un brin compliqué (voir encadré). Modestement, il ne veut pas réformer le système mais plutôt apporter sa contribution. Ce matheux est Américain et il s’appelle Edward Kasner (1878-1955). Il a 60 ans et ne se doute absolument pas qu’un demi-siècle plus tard, il servira (post-mortem) les intérêts d’une gigantesque multinationale. Pour la petite histoire, ses héritiers essayeront d’ailleurs de soutirer des fonds à cette entreprise tentaculaire en plaidant la propriété intellectuelle. Sans succès à l’heure actuelle. 

Un neveu  imaginatif

Peu importe finalement les raisons qui ont poussé Edward Kasner à proposer une nouvelle référence. Le plus important, c’est qu’il ait décidé de le faire. Toutefois, comme il ne souhaite pas non plus (trop) brusquer les vieilles habitudes, Kasner propose un grand nombre qui commence par le chiffre 1. Ainsi, il reste dans les standards puisque tous les noms de grands nombres servant à compter commencent toujours par le chiffre 1. Et derrière ce premier chiffre, puisqu’il veut définir un très grand nombre, Kasner balance un tas de… zéros. Bref, jusque-là, pas de quoi heurter le moindre conservateur. Mais là où Kasner décide de casser les codes habituels, c’est dans la quantité de zéros. Fier du système numérique décimal, il en ajoute 100, alors que jusque-là, l’habitude avait toujours été d’en ajouter une quantité multiple de 3. Cela n’a l’air de rien, mais croyez-moi, c’est d’une audace incroyable. Voilà qui résonne bien contemporain.

C’est le français Nicolas Chuquet qui proposa en 1484 le premier mode d’emploi en se basant sur les préfixes latins. Ainsi, pour compter jusqu’à 1066, il suffit de faire précéder les -llion et -lliard des préfixes mi, bi, tri, quadri, quinti, sexti, septi, octi, noni et déci. Si vous voulez en savoir plus sur le sujet et découvrir avec combien de sabords jure le Capitaine Haddock, on se retrouve ici:

https://youtu.be/9k4hlWyPjIY

Enfin, pour le moment, ce 1 suivi de 100 zéros a peu de retentissements puisqu’il ne possède pas de nom. Kasner n’arrive pas à se décider. Le kasnerillon ? Trop prétentieux. Le centillion ? Il existe déjà et vaut 10600. Le centurion ? Trop gaulois ! Alors, par une belle journée ensoleillée, un jour qu’il se balade le long de magnifiques falaises avec ses neveux Edwin et Milton, près de la rive ouest de l’Hudson, il leur demande leur avis. Milton réagit au quart de tour. À 9 ans, il est vif et imaginatif. Du tac au tac, il répond à son oncle: «Appelle-ça un gogol !»

Que s’est-il passé dans la tête de Kasner à ce moment précis ? Je me pose la question chaque fois que je raconte cette anecdote sur scène. A-t-il vraiment trouvé cette idée géniale ou a-t-il plutôt eu peur de vexer son neveu ? Toujours est-il qu’il accepte la proposition de Milton et c’est ainsi qu’il publie en 1940 un livre intitulé Mathematics and the Imagination (ça ne s’invente pas), dans lequel il présente son gogol dont la valeur est 10100. À l’époque, cela passe (un peu) inaperçu. Et pourtant, aujourd’hui, l’histoire de Kasner et de son gogol est entrée dans la légende. Non pas à cause de l’écrivain russe du 19e siècle Nicolas Gogol, ni du machiavélique général Anatol Gogol, chef du KGB dans la saga des James Bond. Mais bien grâce à une multinationale mondialement célèbre !

Une gloire posthume

Avant de poursuivre, il me faut corriger une petite coquille volontairement glissée quelques lignes plus haut. Le mot original proposé par Milton, le neveu de Kasner, n’était pas exactement gogol. Le terme existe bel et bien, mais c’est la traduction française. Ce jour-là, le mot suggéré par Milton a une consonance bien plus américaine: googol. Et là, plus de doute, une connexion s’établit. Nous sommes en 1995. C’est l’essor d’Internet. À l’université Stanford, 2 étudiants travaillent sur un nouveau moteur de recherche. En s’appuyant sur de précédents travaux, Larry Page (24 ans) et Sergeï Brin (23 ans) développent un algorithme de recherche prenant en considération les liens renvoyant vers une page donnée. En bref, plus une page est pointée par d’autres, plus elle a de la valeur.

Leur idée est géniale, au point qu’un investisseur – avisé – leur signe rapidement un chèque de 100 000 dollars pour financer leur moteur de recherche. Ce chèque dormira plusieurs semaines dans un tiroir, car il faut d’abord finaliser les formalités légales et créer une société. Oui, mais comment l’appeler ? Un nom, ce n’est pas innocent. Il faut absolument trouver un nom qui marque les esprits, un nom qui soit porteur de sens. Idéalement, ce nom doit symboliser le but fixé: organiser l’immense volume d’information disponible sur le Web. Infinity ? Pas très original. Ils persévèrent et découvrent le nombre créé par Edward Kasner quelque 50 ans plus tôt. Accrocheur et séduisant, même si le nombre de pages Internet indexées par le moteur reste – aujourd’hui encore – extrêmement petit par rapport au gogol. Plus aucun doute à avoir. Le nom de domaine «google.com» est enregistré le 15 septembre 1997. C’est le début d’une légende qui rejaillira sur Edward Kasner et son neveu. 

Un nombre… impossible à écrire !

Et Kasner ne s’était pas arrêté au gogol. Dans la foulée, il a également défini un autre (très) grand nombre: le gogolplex ! Si le gogol égale 10100, alors, le gogolplex égale 10gogol. Un nombre incroyablement grand puisque derrière le chiffre 1, vous devez coller un gogol de zéros, soit 10100 zéros. Un nombre tellement grand qu’il est impossible de l’écrire ! Même si vous passiez le restant de votre vie à griffonner des zéros derrière ce seul et unique 1, et même si vous demandiez à vos enfants et aux enfants de vos enfants de poursuivre votre quête, jamais vous n’y arriverez. Jamais.

Pourquoi ? On sait depuis peu qu’il y a seulement 1080 atomes dans l’Univers. Or je ne vous apprends certainement rien en vous disant que l’atome est le plus petit constituant de la matière. Donc, même si vous réussissiez à attraper chaque atome et que vous le flanquiez d’un zéro (chose déjà hautement improbable), il n’y en aurait de toute façon pas assez dans tout l’Univers pour représenter le gogolplex. Tiens, à propos, devinez comment Google a baptisé son quartier général à Mountain View, en Californie ? Bienvenue au Googleplex !

Anecdotique ? Ces informations auraient pourtant été très utiles à Charles Ingram, un ancien militaire britannique, tristement célèbre dans son pays pour avoir triché au jeu télévisé Who Wants to Be a Millionaire ? (version anglaise de Qui veut gagner des millions ?). Des complices dans le public, dont son épouse, l’aidaient à franchir les différents paliers en toussant de façon grossière. Chris Tarrant, le Jean-Pierre Foucault anglais, n’avait rien remarqué pendant l’enregistrement, mais la supercherie a été découverte avant la diffusion de l’émission. Bien évidemment, le million de livres n’a jamais été versé. Pourquoi je vous raconte ça ? Parce qu’à votre avis, quelle était la dernière question à 1 million de livres ? En plein dans le gogol: «Comment s’appelle le nombre constitué d’un 1 suivi de 100 zéros ?»

Share This