Dossier

Des intrusions locales de sommeil dans le cerveau éveillé

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La littérature scientifique nous enseigne que nous sommes très souvent inattentifs. Ces pertes d’attention seraient-elles dues à des épisodes de sommeil local susceptibles de se produire durant l’éveil en tout endroit du cerveau, mais  préférentiellement dans les régions impliquées dans la réalisation d’une tâche en cours ? Dans ce dernier cas, le sommeil local serait-il prédictif d’une baisse des performances de l’individu et d’une augmentation des probabilités qu’il commette des erreurs ? C’est ce que semblent montrer des recherches récentes

 
Longtemps, le sommeil fut appréhendé comme un état homogène. Dans les années 70 à 90, il était beaucoup étudié à travers l’anesthésie chez des animaux possédant des cerveaux relativement petits, comme la souris et le chat. Une des limites de ces travaux était que si l’anesthésie imite le sommeil naturel sous certains aspects, elle n’en est pas pour autant le parfait décalque. À l’époque, l’idée était que le sommeil est un phénomène monolithique possédant différents stades, tels le sommeil lent profond ou le sommeil paradoxal, et que lors de chacun d’eux, l’ensemble du cerveau adopte un état correspondant de sommeil homogène. Cependant, les études menées à partir du début des années 2000 ont notamment mis en évidence que le cerveau peut «se réveiller» localement durant le sommeil afin de traiter des informations sensorielles en provenance de l’environnement. Comme quoi, sommeil et éveil peuvent cohabiter dans le cerveau.

À l’instar du sommeil, l’éveil est-il lui aussi le théâtre de telles dissociations entre régions, la majeure partie d’entre elles étant éveillées mais d’autres pouvant présenter le profil d’«îlots endormis» ? La réponse est oui. Toujours dans les années 2000, en effet, des scientifiques de l’Université de Lyon s’étaient rendu compte, en enregistrant l’électroencéphalogramme (EEG) d’animaux éveillés, qu’apparaissait, de temps à autre, de l’activité ressemblant à du sommeil dans certaines zones de leur cerveau.

Ondes lentes et silence neuronal

Dans la foulée de ces travaux s’inscrivirent ceux du laboratoire dirigé par Giulio Tononi et Chiara Cirelli à l’Université du Wisconsin, aux États-Unis. Ce laboratoire s’intéressait en particulier à la régulation homéostatique du sommeil, qui se traduit par une augmentation de la pression (du besoin) de sommeil au fil de l’éveil et sa dissipation pendant que l’individu dort. En 2011, le magazine Nature publia un article intitulé Local Sleep in awake rats, dans lequel les chercheurs de l’équipe de Giulio Tononi et Chiara Cirelli relataient les résultats d’une expérience dont l’hypothèse de départ était que si l’on empêche un individu – en l’occurrence un rat – de dormir, certaines régions de son cerveau peuvent basculer de leur propre chef dans le sommeil lorsqu’elles ont accumulé localement trop de fatigue.

Il était bien établi, sur le plan comportemental, qu’une personne soumise à une tâche de psychovigilance, telle que pousser le plus vite possible sur un bouton quand apparaît un point sur un écran, tend à réagir de plus en plus lentement à mesure que sa fatigue croît. L’hypothèse classique émise pour expliquer cette situation était celle du microsommeil, c’est-à-dire d’une brève transition vers le sommeil impliquant le cerveau dans son ensemble. L’expérience conduite par Tononi et Cirelli dévoila une autre vérité. Elle faisait appel à des rats maintenus éveillés durant une longue période au cours de laquelle ils essayaient d’atteindre un morceau de sucre. Qu’observèrent les chercheurs ? Alors que l’animal est actif, les yeux ouverts, et que son EEG est caractéristique de l’éveil, la privation de sommeil est associée à la survenue, dans certaines régions de son cerveau, d’ondes lentes inhérentes à l’état de sommeil, couplées à des phénomènes de silence neuronal – les neurones déchargent peu et ont tendance à se synchroniser. En outre, l’incidence de ces périodes de sommeil local augmente avec la durée de l’éveil.

«L’accumulation de fatigue s’accompagne d’un accroissement général des intrusions de sommeil partout dans le cerveau, mais surtout dans la ou les régions particulièrement impliquées dans l’accomplissement d’une tâche», souligne de surcroît Thomas Andrillon, chargé de recherche de l’Inserm au sein de l’Institut du cerveau (ICM), à Paris. Et de poursuivre: «Si le phénomène de sommeil local est enregistré dans une région cérébrale recrutée pour l’exécution d’une tâche, il est prédictif de la baisse de performance de l’animal et de l’accroissement des probabilités de le voir commettre des erreurs. En revanche, une telle prédiction n’est pas efficiente si le phénomène concerne une région étrangère à la réalisation de la tâche.» Bref, les conséquences du sommeil local dépendent de l’identité de la région affectée et de la besogne que l’animal s’est assignée. Jusqu’à présent, il existait des marqueurs globaux de la vigilance, comme le diamètre pupillaire, mais aucun marqueur local à même de préciser qu’une région du cerveau est plus «fatiguée» qu’une autre, avec les conséquences potentielles de cette situation sur certaines performances. 

En 2011, le magazine Nature publia un article qui relatait les résultats d’une expérience dont l’hypothèse de départ était que si l’on empêche un rat de dormir, certaines régions de son cerveau peuvent basculer de leur propre chef dans le sommeil lorsqu’elles ont accumulé localement trop de fatigue.

Du vol au perchoir

L’ensemble des expériences menées chez l’animal par différents laboratoires avaient en commun de se situer dans un contexte de privation de sommeil. C’est le même paradigme qui présida aux premières études entreprises chez l’homme. Elles furent de nouveau l’œuvre des chercheurs de l’Université du Wisconsin, lesquels constatèrent l’apparition de phénomènes de sommeil local chez des volontaires maintenus éveillés durant 48 ou 72 heures. Et comme chez l’animal, ces transitions vers le sommeil prédisaient l’érosion des performances des sujets et la probable augmentation de leurs erreurs dans une tâche donnée (par exemple, conduire une voiture sur un simulateur) si et seulement si les régions cérébrales en proie à un phénomène de sommeil local concouraient à sa bonne exécution. Dans le sommeil local, il faut donc distinguer, tant chez l’animal que chez l’homme, le concept «time-dependent», qui se réfère au fait que plus longtemps on reste éveillé, plus on connaît des intrusions de sommeil local partout dans le cerveau, et le concept «use-dependent», qui a trait à l’impact de l’utilisation prolongée de certaines régions cérébrales durant l’éveil.

«La privation aiguë de sommeil constitue cependant un contexte très spécifique et peu naturel», dit Thomas Andrillon. Aussi, en collaboration avec 4 chercheurs de l’Université de Melbourne, a-t-il voulu explorer le phénomène des intrusions locales de sommeil dans un contexte plus écologique. Les 5 scientifiques ont émis l’hypothèse que des épisodes de sommeil local peuvent survenir de façon spontanée chez chacun d’entre nous au cours d’une journée normale et expliquer nos pertes d’attention. Ils ont pu la vérifier comme en témoignent les résultats de leur étude publiés en 2021 dans Nature Communications (1). Les interruptions de l’attention auraient une origine physiologique commune: l’émergence, dans le cerveau éveillé, d’un profil d’activité locale semblable au sommeil.

La littérature scientifique nous apprend qu’un adulte normal est très souvent inattentif. Tous les travaux sur le vagabondage de l’esprit – le «mind wandering» (MW) en anglais – montrent que dans des conditions peu motivantes, les individus passent environ la moitié de leur temps éveillé à penser à des choses sans rapport avec l’activité qu’ils doivent accomplir. Ils errent dans le passé ou le futur, se remémorant des souvenirs, songeant à d’autres tâches dont ils doivent s’acquitter plus tard, etc. Selon des études récentes, il arrive également que le flux des pensées s’interrompe, donnant à des personnes éveillées le sentiment d’avoir un esprit vide avant de revenir à soi et au monde sans savoir d’où. On parle alors de «vide mental» ou «mind blanking» (MB) en anglais. Toutefois, ce phénomène a été peu exploré jusqu’à présent. Pourquoi ? «En raison d’un a priori voulant qu’un individu éveillé soit un individu conscient qui a nécessairement une pensée en tête, explique Thomas Andrillon. Cette confusion entre éveil et conscience tend à nous faire oublier qu’il existe des moments où il n’y a aucun acteur sur la scène de notre théâtre mental.» Le chercheur de l’Inserm cite l’Américain William James (1842-1910), considéré comme le père de la psychologie moderne, qui comparait nos esprits à des oiseaux passant du vol au perchoir.

 

 

TROUBLES
DE L’ATTENTION

Des travaux sont en cours sur le trouble de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDA/H), où, dans 2/3 des cas, l’enfant (ou l’adulte) est en proie à une grande distractibilité, de l’hyperactivité motrice et de l’impulsivité – dans 33% des TDA/H, les problèmes ne sont qu’attentionnels. «D’une part, on sait qu’il y a un lien entre ces troubles et les troubles du sommeil; d’autre part, des études ont montré que contrairement à ce que l’on aurait pu imaginer, les TDA/H ne sont pas caractérisés par plus de vagabondages de l’esprit que chez le sujet non-TDA/H mais par plus de « blancs », d’épisodes de vide mental», rapporte Thomas Andrillon. Voilà pour les prémisses. Les résultats intermédiaires de cette recherche mettent en évidence que le nombre d’ondes lentes enregistrées durant l’éveil chez les adultes TDA/H est nettement plus élevé que chez les individus épargnés par ce trouble. Encore faut-il démontrer que ce constat est en relation avec les difficultés attentionnelles. C’est une autre étape des travaux scientifiques entrepris.

À l’Institut du Cerveau, Thomas Andrillon et Delphine Oudiette ont reçu récemment un financement de la Fondation Recherche Alzheimer pour la réalisation d’une étude sur le possible impact des intrusions de sommeil local dans l’évolution vers la démence et, spécialement, la maladie d’Alzheimer. «De façon générale, les troubles du sommeil sont très prédictifs d’une évolution vers des maladies neurodégénératives, indique notre interlocuteur. Une question est: quand les épisodes de sommeil local deviennent abondants, pourrait-on en déduire que des modifications cérébrales s’opèrent et, si oui, cette information ne pourrait-elle permettre de déceler très précocement un cheminement vers la démence ?»

De manière plus cruciale encore, le lien entre les phénomènes de sommeil local, de vagabondage de l’esprit et de vide mental mérite d’être exploré dans les recherches sur la conscience et ses substrats neuroanatomiques.

 
Une tâche ennuyeuse

L’expérience conduite par Thomas Andrillon faisait appel à 26 adultes jeunes en bonne santé. Elle reposait principalement sur 3 piliers: une mesure du comportement des participants appelés à réaliser une tâche ennuyeuse, leur expérience subjective durant celle-ci et l’enregistrement de leur activité cérébrale par EEG à haute densité (64 électrodes). L’objectif des chercheurs était une meilleure compréhension de ce qui se produit dans le cerveau lors de nos pertes d’attention et, plus précisément, la nature de la relation qui pourrait unir le vagabondage de l’esprit, le vide mental et le sommeil. Les 26 volontaires furent conviés à 2 tâches de type Sustained Attention to Response Task (SART), dont, en vertu de leur nature même, les caractéristiques étaient d’être simples, de réclamer une attention continue et de se révéler relativement rébarbatives. La première impliquait la présentation aléatoire et continue de chiffres toutes les 0,75 à 1,25 seconde. Il appartenait aux participants d’appuyer sur un bouton dès qu’apparaissait un nouveau chiffre sauf s’il s’agissait d’un 3. Dans le second SART, dès qu’apparaissait un nouveau visage pour autant qu’il ne soit pas souriant. «Un des intérêts du SART est que le sujet peut difficilement détourner son attention de l’exercice sans que cela engendre des conséquences sur sa capacité à le mener à bien, souligne Thomas Andrillon. Toutefois, autre intérêt, la tâche est tellement simple qu’elle tend à inciter l’esprit au vagabondage. Enfin, au bout d’un certain temps, l’exercice devient ennuyeux.»

Comme les participants devaient répondre à l’apparition de stimuli visuels qui se succédaient environ toutes les secondes, leur attention pouvait être suivie quasi en continu à travers leurs réponses comportementales. Étaient-ils plus lents ? Éventuellement plus rapides ? Commettaient-ils des erreurs ?… Les expérimentateurs les interrompaient également à des moments aléatoires pour leur demander si, dans les secondes précédentes, ils étaient concentrés sur la tâche, si leur esprit vagabondait ou s’ils avaient le sentiment d’un vide mental. «Conformément au chiffre fréquemment présenté dans la littérature pour une activité peu motivante, on pouvait déduire des déclarations des participants qu’ils n’étaient concentrés sur la tâche que durant quelque 50% du temps. On pouvait aussi en déduire qu’ils pensaient à autre chose durant 40% du temps et ne pensaient à rien durant 10% du temps», souligne Thomas Andrillon.

Les chercheurs ont évalué les performances des participants en se basant sur les réponses qu’ils donnaient lors des essais qui précédaient immédiatement une interruption au cours de laquelle ils devaient préciser si, durant les 20 secondes précédentes, ils étaient concentrés sur la tâche, pensaient à autre chose ou ne pensaient à rien. Ces 2 derniers états (MW et MB) coïncident traditionnellement avec une faible vigilance. Et de fait, les sujets, quand ils s’y référaient, déclaraient être plus fatigués que lorsqu’ils étaient pleinement investis dans la tâche et, d’autre part, leur diamètre pupillaire était plus petit. En outre, les états mentaux MW et MB allaient de pair avec une augmentation des erreurs lors de la tâche, et ce, plus fréquemment dans la situation de vide mental. Les temps de réaction se révélaient également plus longs dans ce dernier cas que dans les états de vigilance ou de vagabondage de l’esprit. Des réponses étaient tardives, voire trop tardives, c’est-à-dire manquées. «Ce qui est cohérent avec l’idée que le vide mental s’accompagne d’une certaine léthargie. En revanche, la rapidité des réponses dans l’occurrence du vagabondage mental pourrait refléter une forme d’impulsivité», commente Thomas Andrillon.

Le sommeil et l’éveil sont classiquement vus comme des états mutuellement exclusifs. En effet, en sommeil lent profond, l’activité  cérébrale diffère nettement de celle de l’éveil: l’EEG est dominée par des ondes lentes de forte amplitude et les neurones oscillent à  l’unisson entre périodes d’activité et de silence. Entre sommeil et éveil complets, pourtant, il existe des états intermédiaires  d’éveil local, où une région cérébrale montre une activité proche de l’éveil dans un contexte de cerveau globalement endormi, et de sommeil local, où une région cérébrale montre une activité proche du sommeil dans un contexte de cerveau globalement  éveillé.

Lenteur ou impulsivité ?

Bien que différents sur le plan phénoménologique et par les comportements qu’ils suscitent, MW et MB correspondent néanmoins tous les 2 à des états de vigilance basse. Aussi les auteurs de l’article de Nature Communications se sont-ils demandé si ces états ne pouvaient correspondre l’un et l’autre à des phénomènes d’intrusion de sommeil. D’où l’enregistrement par EEG des ondes lentes delta (1 à 4 hertz), abondantes chez l’individu endormi. Pour des raisons méthodologiques et parce qu’il existe un lien entre l’amplitude d’une onde lente et le nombre de neurones qui participent à cette dernière, les chercheurs se sont centrés sur les 10% d’ondes delta présentant la plus grande amplitude. «La question était: quand elles se manifestent, sont-elles informatives de l’état attentionnel du sujet et prédictives de son comportement dans la tâche ?», dit Thomas Andrillon.

Résultats ? Sur la base des cartes cérébrales mentionnant la présence ou l’absence d’ondes lentes de grande amplitude dans certaines zones du cerveau au moment de la présentation d’un stimulus (chiffre ou visage en fonction de la tâche SART prescrite), il était en effet possible de prédire le comportement. Celui-ci était néanmoins différemment affecté selon l’endroit où les ondes lentes émergeaient. Si elles étaient observées dans les parties postérieures du cerveau, donc au niveau d’aires corticales impliquées dans le traitement des informations sensorielles, elles étaient associées à une lenteur dans les temps de réaction, susceptible d’entraîner des «ratés» (on n’appuie pas sur le bouton alors qu’on aurait dû) ainsi qu’à des «blancs», un sentiment de vide mental. Par contre, si elles siégeaient dans les parties frontales du cerveau, probablement dans le cortex préfrontal, entité largement vouée aux fonctions exécutives telles que la définition de stratégies, la planification des actions ou encore l’inhibition d’informations non pertinentes, elles étaient associées à une plus grande impulsivité (réagissant trop vite, on a tendance à appuyer erronément sur le bouton) et à du vagabondage mental.

 
Dans des conditions peu motivantes, les individus passent environ la moitié de leur temps éveillé à penser à des choses sans rapport avec l’activité qu’ils doivent accomplir. Il arrive également que le flux des pensées s’interrompe, donnant à des personnes éveillées le sentiment d’avoir un esprit vide avant de revenir à soi et au monde sans savoir d’où. 
 

Autrement dit, il existerait non seulement des intrusions locales de sommeil dans la vie quotidienne de tout individu éveillé mais de surcroît, elles engendreraient, suivant leur localisation, des manques d’attention de nature différente (MW et MB), vecteurs de comportements eux-mêmes différents ainsi que des expériences subjectives des sujets. Mais dans quelle mesure les résultats expérimentaux obtenus par l’équipe de Thomas Andrillon sont-ils applicables aux situations de la vie courante, telles que la conduite automobile, la lecture, etc. ? Des études complémentaires sont nécessaires pour le déterminer. Les chercheurs font remarquer que, peu exigeante, la tâche (SART) qu’ils ont utilisée pourrait favoriser la somnolence et le sommeil local davantage que ne le feraient peut-être des paradigmes expérimentaux plus difficiles et plus motivants.

(1) Andrillon T., Burns A., Mackay T. et al. Predicting lapses of attention with sleep-like slow waves. Nat Commun 12, 3657 (2021).  

https://doi.org/10.1038/s41467-021-23890-7

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