Société

Enseignement obligatoire: quelle place pour le numérique ? (Partie 2)

Anne-Catherine DE BAST • athena@spw.wallonie.be

©Gorodenkoff – stock.adobe.com, ©vectorfusionart – stock.adobe.com, ©TRIBU 2019

La crise sanitaire a mis les écoles devant le fait accompli: il a fallu réinventer les méthodes d’apprentissage. Le numérique s’est ainsi taillé une place dans l’enseignement. Durablement ? L’éducation au numérique et par le numérique est en tout cas sur les rails depuis plusieurs années

 

Mars 2020. C’est officiel: pour lutter contre la pandémie de Covid-19, les établissements scolaires sont sommés de fermer leurs portes. Les écoles fondamentales et secondaires seront désertées pendant plusieurs mois. Mises devant le fait accompli, elles doivent se réinventer pour garder le contact avec les élèves et éviter le décrochage scolaire. Si la situation n’est pas simple, il faut éviter qu’elle devienne dramatique, surtout dans les établissements où les contacts sont particulièrement limités. Des initiatives se mettent en place. Directions, enseignants et élèves se plongent dans le numérique. Ils apprennent à utiliser des plateformes d’échanges et de visioconférence, à envoyer des mails, à communiquer au travers d’écrans. Certaines écoles sont déjà préparées, équipées, engagées dans des projets. D’autres pas du tout. Pourtant, à la Fédération Wallonie-Bruxelles comme en Wallonie, cela fait plusieurs années qu’on planche sur la question du numérique dans l’enseignement, dans le but de favoriser la transition et d’avoir une vision à long terme pour le système éducatif. Des subsides sont octroyés, des accompagnements sont proposés, des politiques sont mises en place.

Le Pacte pour un Enseignement d’excellence, qui réforme l’enseignement, intègre d’ailleurs la question, ayant parmi ses objectifs de mettre en œuvre la Stratégie numérique pour l’éducation en Fédération Wallonie-Bruxelles. Celle-ci, adoptée en 2018, souligne notamment le besoin d’investir dans les compétences numériques dès l’enseignement obligatoire, pour donner à tous les citoyens la capacité et les moyens d’agir. Elle identifie ainsi 5 axes d’action: 

1) Définir les contenus et ressources numériques au service des apprentissages

2) Accompagner et former les directions et les enseignants

3) Équiper les établissements scolaires

4) Partager, communiquer et diffuser

5) Développer la gouvernance numérique

«Ces axes ont pour objectif de favoriser la transition numérique, précise Samira El Keffi, coordinatrice du chantier « Réussir la transition numérique ». Dans chacun d’eux, on retrouve des actions prioritaires qui concernent aussi des aspects transversaux liés à d’autres chantiers du Pacte, comme la formation des enseignants, le nouveau Tronc commun renforcé, le travail collaboratif, la simplification administrative…»

À chaque école son projet

Concrètement, la Fédération Wallonie-Bruxelles joue un rôle de pouvoir régulateur. «Nous devons respecter la liberté pédagogique des établissements, insiste Nathalie Bolland, Directrice générale adjointe du Service général du Numérique éducatif. On n’est pas là pour prescrire des manières d’enseigner. Notre rôle est de donner des recommandations avec des points d’attention, comme les enjeux juridiques, ceux de la gratuité des outils, de l’open source,… On fixe de grands objectifs mais on ne dit pas comment les atteindre.» Une chose est sûre: pas question de préconiser le numérique à tout prix. Il doit être utilisé en vue d’apporter une plus-value pédagogique ou de favoriser l’acquisition de compétences pour les élèves. «La FW-B n’aborde pas la question en partant de l’outil, mais plutôt de l’usage que les enseignants pourraient en faire, ajoute Nathalie Bolland. Par exemple, si une école a pour objectif de faire collaborer les élèves, on peut lui proposer des outils qui soutiennent le brainstorming, des plateformes d’apprentissage en ligne permettant de répondre ensemble à des quizz ou de co-construire des textes. Le but est d’outiller les équipes éducatives et indirectement les élèves.»

Et ces outils, ils ne se limitent pas à l’acquisition de tablettes ou de tableau interactifs… «Notre rôle est d’outiller, de soutenir les enseignants face à leurs défis et faire en sorte que les élèves soient dotés de toutes les compétences nécessaires pour agir en tant que citoyens à part entière dans ce monde numérique, précise Samira El Keffi. Les outils qu’on peut leur suggérer dépendent de la plus-value que les enseignants veulent apporter à leur enseignement. Par exemple, s’ils veulent différencier les apprentissages, ou tenir compte des besoins spécifiques des élèves, il existe des outils pour les aider et leur donner des possibilités de réponses.»

Les écoles sont invitées à avoir une stratégie numérique propre, en lien avec leurs autres objectifs pédagogiques. Pour cela, elles peuvent répondre à des appels à projets, comme celui des «Écoles numériques» (lire par ailleurs) afin d’obtenir des subsides ou du matériel leur permettant de développer leurs actions. Tandis que certaines vont acheter des tablettes pour les mettre à disposition des enseignants qui veulent les utiliser pour une action spécifique, d’autres ont une vision plus intégrée faisant le lien avec la formation des enseignants, la transformation de leurs usages font appel aux techno-pédagogues, demandent des formations sur les troubles dys et acquièrent des logiciels qui peuvent aider, etc. Elles veulent développer des éléments de gouvernance interne, comme un site Internet, une plateforme pour communiquer avec les parents, une autre pour les devoirs interactifs,…

Pour obtenir des subsides, les établissements doivent inscrire leurs demandes dans le cadre d’objectifs pédagogiques spécifiques. Le matériel doit se positionner en perspective de l’objectif à atteindre. L’école doit montrer qu’elle a réfléchi à l’usage qu’elle fera de l’équipement demandé, et l’inscrire dans un projet à long terme. Les tableaux interactifs ne sont pas de simples projecteurs…

«École numérique»: 23 ans d’accompagnement des écoles

Ken Dethier, vous êtes chef de projet « École numérique » au Service Public de Wallonie. Quels en sont les objectifs ?

L’investissement numérique dans les écoles par le SPW a commencé en 1999 avec le projet «cyberécoles». Son objectif était d’introduire l’informatique dans les pratiques pédagogiques. À partir de 2009, le projet «cyberclasses» a pris sa suite, avec un nouvel objectif: réduire la fracture numérique entre les élèves en proposant d’équiper les écoles d’au moins un ordinateur fixe pour 15 élèves. Le projet «École Numérique» démarré en 2011, vise à encourager les usages TICE (Technologies de l’Information et de la Communication pour l’Enseignement) en lançant des appels à projet. Actuellement, les écoles déposent un projet pédagogique afin de motiver une demande de matériel numérique. Ce changement permet d’assurer une meilleure prise en main du matériel dans le temps et une dissémination accrue dans les équipes pédagogiques. 

Quel est l’apport du numérique au niveau pédagogique ?

Le numérique favorise des pratiques pédagogiques porteuses, auxiliaires à l’apprentissage. On peut citer les classes inversées ou l’apprentissage informel, comme par exemple la familiarisation à une langue étrangère. L’usage du numérique facilite les changements de modalités dans la manière d’enseigner, pour s’adapter aux apprenants et réduire les difficultés scolaires. Il favorise l’interactivité et la diversification des activités, connectées ou non, et le renforcement des échanges au sein des équipes éducatives ou avec les parents. De plus, l’acquisition des compétences numériques de base est un facteur d’intégration sociale, ayant un impact important sur l’employabilité des personnes.

Quels sont les types de projets retenus ?

Le dispositif propose d’accompagner en amont les écoles porteuses d’un projet. Cela permet aux équipes éducatives et aux directions de concevoir un projet d’équipement numérique et pédagogique jusqu’à maturation, en bénéficiant de l’expérience et du soutien de nos équipes. Nos conseillers en école numérique, nos assistants à la maintenance informatique, les experts pédagogiques externes et nos partenaires à la Fédération Wallonie-Bruxelles et dans les réseaux accompagnent au quotidien les écoles, depuis le dépôt de la note d’intérêt jusqu’à la mise en route et l’exploitation du matériel. Le projet est dès lors celui de l’école.

Les projets rentrés par les écoles ont-ils évolué ?

Plus que cela, nous avons vu une évolution dans la maturité numérique relative entre les écoles. Les écoles éloignées du numérique le restent, pendant que les autres montent en maturité. Nous faisons évoluer notre rôle de facilitateur en proposant un accompagnement plus personnalisé des écoles éloignées, leur offrant la possibilité de réaliser leur transition numérique sereinement.   

Peut-on aujourd’hui dire que les écoles wallonnes sont entrées dans une phase de transition numérique ?

Les usages du numérique progressent, d’année en année, dans les écoles wallonnes. Cette transition est soutenue par nos politiques publiques, au niveau régional et communautaires, notamment par nos projets d’équipements numériques et de connectivité interne, qui vise à amener une connexion internet dans les classes. 

 
Du matériel et des outils

Si la stratégie numérique pour l’éducation était déjà sur les rails, bon nombre de points ont été accélérés pour répondre aux besoins générés par la crise sanitaire. Le Gouvernement de la Fédération a constaté une fracture numérique de taille, et des conséquences importantes pour les élèves obligés de suivre l’enseignement à domicile. «La question de l’équipement des élèves s’est posée, indique Samira El Keffi. Des dispositifs ont été mis en place, ils sont en train d’être pérennisés. Ils se développent à plusieurs niveaux». À titre d’exemple, les élèves ont pu bénéficier d’indemnités pour s’équiper ou se rendre dans des lieux partenaires, comme une bibliothèque ou un Espace Public Numérique, où ils ont pu utiliser librement le matériel.

Au-delà de l’équipement, des outils sont également mis à disposition:

   e-classe.be: plateforme de ressources dédiées aux équipes éducatives qui offre des ressources de qualité, fiables et validées que les enseignants peuvent utiliser gratuitement, et à terme, y partager leurs propres ressources.

   Référentiel de compétences: dans le cadre du nouveau tronc commun, la FW-B développe des référentiels d’apprentissage. L’un d’eux, dédié à la formation manuelle, technique, technologique et numérique, vise l’acquisition de compétences numériques par les élèves. La réforme de la formation des équipes éducatives est en cours et des moyens sont déployés en vue de leur accompagnement.

   Happi: plateforme d’enseignement à distance qui peut s’insérer dans le cadre d’un enseignement hybride. Cet outil est basé sur un Moodle, solution technologique open source reconnue dans le monde éducatif. Elle permet de créer des contenus pédagogiques, de suivre l’apprentissage des élèves, de communiquer, de partager, des ressources,…

   Pix: plateforme en ligne d’évaluation et de développement des compétences numériques, qui permet à un individu de s’autoévaluer et de s’orienter vers des ressources ou des formations adaptées à ses besoins et à son niveau.

   Mon Espace: guichet unique permettant progressivement d’accéder à l’ensemble des applications existantes. L’objectif est donc de simplifier les démarches administratives, à la fois pour les citoyens, pour les écoles et les enseignants qui peuvent aussi se connecter à e-classe.be, Happi,… dans un environnement sécurisé.

UN ENSEIGNEMENT PLUS EFFICACE, DES ÉLÈVES
PLUS AUTONOMES

À l’école secondaire libre de Saint-Hubert, dans la commune éponyme, voilà plusieurs années que le numérique se taille une place dans l’enseignement… S’il y est entré discrètement via la classe de sciences d’Aurore Martin, professeur dans le 1er degré du secondaire, il y est désormais bien installé. «J’ai toujours été portée sur les nouvelles technologies, précise-t-elle. En 2017, j’ai répondu à l’appel à projets pour les écoles numériques de la Wallonie. Cela nous a permis d’acquérir 24 tablettes, du matériel de programmation robotique et des projecteurs. Nous avons pu développer l’autonomie des élèves et mettre en place des plans de travail, qui sont des sortes de guides leur permettant de réaliser des tâches, des laboratoires réels et virtuels, de rechercher des informations,… à leur rythme. La tablette devient un auxiliaire pour moi car il y a des systèmes d’exercices autocorrectifs. J’ai plus de temps pour les accompagner individuellement. Les élèves, eux, sont plus engagés dans leurs apprentissages, ils construisent à leur manière leurs propres connaissances.»

Pas question pour autant de rendre l’enseignement 100% numérique, la théorie est toujours enseignée en classe. «Le numérique ne remplace pas le cours papier, mais celui-ci est parfois enrichi de QRCodes ou de liens vers des sites, pour permettre aux élèves de se tourner vers des ressources supplémentaires

Malgré les idées reçues, l’enseignante constate qu’ils développent des compétences particulières. «Pour moi, le numérique est un outil supplémentaire, qui rend une classe efficiente. Mes élèves n’ont jamais eu autant l’occasion d’écrire. Ils tiennent un cahier de références, qui peut être rédigé à leur propre rythme, sans la pression du tableau qui s’efface. Ils notent des traces du cours, des définitions. Ils sont également beaucoup plus rapides en ce qui concerne l’analyse fine de documents, la démarche d’investigation et la prise de parole, lorsqu’il est question de présenter les résultats de leurs recherches ou expérimentations devant leurs pairs».

Le projet étant lancé, les élèves ayant bénéficié de cette pédagogie étaient mieux préparés que bon nombre d’autres à la vague Covid et ses confinements successifs… «Lorsque les écoles ont fermé leurs portes en mars 2020, j’ai rapidement pu utiliser un padlet, un mur virtuel sur lequel on peut partager toutes sortes de documents. Au bout de 2 semaines, tous mes élèves étaient connectés. On a pu faire des visios et avancer dans la matière

En marge de cette initiative, la plateforme G suite for Education a été mise en place au sein de l’établissement pour la rentrée de septembre 2022. «Nous avons commencé l’année scolaire par la formation de tous les profs de l’école aux outils numériques. Et quand nous sommes repassé en mode hybride, avec du présentiel limité, nous avons fait des webinaires pour continuer à les former à créer un padlet, un formulaire,… Ces webinaires ont fait un carton ! Même les profs de l’enseignement professionnel y ont vu de l’intérêt et ont participé, alors que leurs cours sont davantage pratiques.» Une dynamique d’apprentissage a ainsi vu le jour via de nombreux échanges informels sur ces nouvelles pratiques entre collègues, toutes disciplines confondues.

En ce qui concerne les élèves, le même dispositif est mis en place: l’accent est mis sur la formation. «Nous voulons former les élèves du 1er degré à l’utilisation de cette plateforme de manière ludique et efficace, dès les premières semaines de la rentrée, pour leur apprendre à envoyer un mail, à utiliser Classroom et l’application de visioconférence Meet, à remplir un forms, à retrouver des informations, à faire des PowerPoint, à acquérir les bons gestes de sécurité, etc. L’objectif est qu’ils maitrisent l’outil, de manière à ce qu’ils soient les plus efficaces possible et que son utilisation soit régulière. Ils sont ainsi formés en continu, c’est aussi un gage pour eux d’adaptabilité et de flexibilité dans l’appréhension des outils numériques auxquels ils vont être confrontés tout au long de leur vie.»

En parallèle, 2 «salles de visiocovid» ont été mises en place. Dans ces locaux dédiés, les enseignants positifs mais asymptomatiques, peuvent continuer à donner leurs cours à distance. Dans le cas où c’est l’élève qui est dans cette situation, la pratique de la comodalité, soit de l’enseignement à la fois à distance et en présentiel, est rapidement devenue la norme.

Exemple de Padlet utilisé durant le confinement par une institutrice primaire
©TRIBU 2019

PLUS D’INFOS

… sur le projet «École Numérique» ?

https://www.wallonie.be/fr/demarches/participer-aux-appels-projets-ecole-numerique

Share This