Société

Euthanasie: où en est-on 20 ans après la loi ?

Julie LUONG • juluong@yahoo.fr 

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Depuis 20 ans, une loi autorise les médecins belges à pratiquer l’euthanasie. Alors que la France (où l’euthanasie est encore interdite) examine en ce moment un projet de loi sur la fin de vie, la Belgique peut donc se prévaloir de posséder un certain recul sur cette pratique. Ainsi, si la peur des dérives et de la banalisation demeure présente chez certains, l’euthanasie est désormais perçue par de nombreux médecins comme un dernier «soin» au patient, dans une perspective humaniste et plus égalitaire de la relation thérapeutique

En 2002, la Belgique adoptait 3 lois encadrant la fin de vie: aux côtés de la loi relative aux droits du patient et de celle relative aux soins palliatifs, la dépénalisation de l’euthanasie était ainsi actée. Le cadre fixé est strict: pour qu’un médecin puisse pratiquer l’euthanasie, il faut que la demande formulée par le patient soit «volontaire, réfléchie, répétée», «sans pression extérieure». Il doit également être en proie à une «souffrance physique ou psychique constante et insupportable» résultant des suites d’une «affection accidentelle ou pathologique incurable» et «se trouver dans une situation médicale sans issue». L’euthanasie, si elle a donné et donne encore lieu à un important débat de société, ne concerne pourtant qu’une faible proportion des décès, de l’ordre de 3 à 4%. Selon les chiffres de la Commission fédérale de contrôle et d’évaluation de l’euthanasie (1), le pays comptabilisait 2 699 euthanasies pour l’année 2021, avec une majorité de personnes entre 60 et 89 ans. Dans 84% des cas, le décès était attendu à «brève échéance».

«Dans les 10 premières années qui ont suivi la loi, les euthanasies concernaient à 80% des cancers, à 10% des maladies neurologiques avancées et à 10% d’autres maladies plus rares», analyse François Damas, médecin au CHR de la Citadelle à Liège – où il tient depuis 10 ans une consultation de fin de vie – et pilier de la réflexion sur l’euthanasie en Belgique. «Mais depuis 10 ans, on voit apparaître des situations où la maladie grave et incurable n’a pas été clairement identifiée: aujourd’hui, entre 15 et 20% des euthanasies concernent une polypathologie: la personne est affectée par une série de handicaps et d’affections qui ne sont pas graves en eux-mêmes mais qui, additionnés, rendent la vie insupportable. Cela concerne souvent des personnes très âgées devenues sourdes, à moitié aveugles, qui ne savent plus bouger, qui sont percluses de rhumatismes, ne sont jamais confortables et n’en peuvent plus.» 

«Jusqu’où ne pas aller trop loin»

Médecin réanimateur, le Dr Damas a été confronté très tôt à la question de la responsabilité du médecin dans la mort d’un patient pour qui il n’y a plus d’espoir d’amélioration. «Les services de réanimation ont ceci de particulier que vous travaillez avec des malades qui sont en défaillance vitale: ce sont dans ces services qu’on meurt le plus», explique-t-il. Étroitement liés aux progrès des techniques médicales, les services de réanimation sont récents: leur généralisation date des années 70 et 80. «Ils sont rapidement devenus des lieux de réflexion sur la limite des interventions, sur le « jusqu’où ne pas aller trop loin »», poursuit le médecin. «Si l’on arrêtait les respirateurs, est-ce que c’était de l’euthanasie ? Dans ces services, 80% des décès résultent d’un arrêt de traitement ou de ce qu’on appelait alors « l’euthanasie passive ». Psychologiquement, le médecin qui assume un arrêt de traitement assume une intention de mort

D’abord opposé à l’idée d’une loi sur l’euthanasie qui viendrait encadrer ces pratiques de fait, François Damas change d’avis lorsqu’il assiste à l’arrestation de plusieurs de ses confrères pour avoir aidé des patients à mourir dans les années 2000. Malgré le non-lieu, la leçon semble claire: il n’est plus possible de laisser les médecins seuls face à cette question. «À l’époque, toutes les sociétés médicales – sociétés savantes, Ordre des médecins, syndicats – étaient opposées à l’euthanasie. Aujourd’hui, 80% des médecins ne s’y opposent plus, ce qui ne veut pas dire qu’ils y soient favorables. Je dirais qu’environ la moitié d’entre eux sont vraiment pour et qu’entre 10 à 15% seulement sont prêts à passer à l’acte, ce qui est bien compréhensible. Tous les médecins ne sont pas égaux face à la mort: en tant que dermatologue ou ophtalmologue, on n’est pas confronté de la même manière à la fin de vie.» Les généralistes, en revanche, sont en première ligne puisqu’aujourd’hui, 70% des euthanasies sont pratiquées à domicile ou en maisons de repos et de soins. «Il est bien que les médecins traitants se réapproprient l’un des moments clefs de l’existence humaine et de ne plus imposer aux patients de mourir en milieu hospitalier», estime le Dr Damas.

Soins palliatifs et euthanasie

Corinne van Oost est médecin au sein d’une équipe de soins palliatifs à domicile du Brabant Wallon. Elle a longtemps vécu en France, où elle a travaillé au sein de la Maison médicale Jeanne-Garnier (Paris), pionnière des soins palliatifs, et connaît donc bien la situation d’un côté comme de l’autre de la frontière. «J’ai beaucoup entendu dire qu’il était impossible d’allier soins palliatifs et euthanasie, or dans ma pratique, j’ai vu tout le contraire», commente-t-elle. Aujourd’hui, en Belgique, la quasi-totalité des services de soins palliatifs pratiquent parfois des euthanasies, de même que l’euthanasie ne s’envisage pas indépendamment d’un accompagnement palliatif. Croyante, le Dr van Oost a partagé sa réflexion sur les liens entre foi et pratique de l’euthanasie dans un premier livre paru en 2014, Médecin catholique, pourquoi je pratique l’euthanasie (Presses de la Renaissance). Dans un nouvel ouvrage, L’euthanasie au seuil des soins palliatifs. Vingt ans de modèle belge (éditions Académia, 2022), elle réaffirme son point de vue: «Je suis catholique engagée et c’est au nom même de ma foi en un Dieu d’amour, qui comprend et s’engage auprès des plus pauvres, que j’ai accepté de pratiquer parfois l’euthanasie. Il me semble que les choix et les valeurs de la personne passent avant mes propres convictions. Je ne cache pas non plus mon désir de proposer à tous, patients en demande d’euthanasie, proches et soignants, un cheminement accompagné dans la philosophie des soins palliatifs.» 

C’est une manière de construire une société́ plus humaine, qui ne peut pas soulager toutes les souffrances et qui, quand elle ne peut pas le faire, doit entendre cette souffrance et répondre à cette demande d’aide. Même si cette réponse, c’est la mort. 

Corinne van Oost rappelle qu’aujourd’hui, les principales religions reconnaissent l’importance de soulager la souffrance physique qui n’est plus perçue comme une épreuve spirituelle nécessaire. Le Dr Marie Magdeleine Amory, médecin spécialisée en soins continus et palliatifs, avec qui elle dialogue dans cet ouvrage, estime que l’euthanasie est en ce sens la «péridurale de la mort». Elle n’est pas pour autant un acte expéditif et purement technique. «On arrive à créer des rites autour de l’euthanasie, à traverser ce moment en lui donnant du sens, commente le Dr van Oost. Les proches sont présents. Une parole est parfois dite pour chacun. Les personnes échangent jusqu’au bout, se regardent jusqu’au bout, c’est un moment très fort et parfois même il est beau, il est doux… alors qu’une agonie naturelle est très difficile à vivre.» 

Entendre la souffrance 

«Pour moi, respecter et entendre le patient dans sa souffrance, c’est lui permettre de reprendre du pouvoir sur sa vie», poursuit Corinne van Oost. C’est une manière de construire une société plus humaine, qui ne peut pas soulager toutes les souffrances et qui, quand elle ne peut pas le faire, doit entendre cette souffrance et répondre à cette demande d’aide. Même si cette réponse, c’est la mort.» Bien sûr, pour pouvoir entendre, il est nécessaire de s’extraire du paternalisme qui a longtemps prévalu dans la relation patient-médecin. «Pendant des siècles, la pratique médicale était celle du mensonge bienveillant, on cachait au malade sa maladie, on cachait la vérité aux familles et on prétendait prendre en charge le stress de tout le monde. On se trompait évidemment, rappelle le Dr François Damas. Aujourd’hui, l’inentendu médical est encore considérable, surtout concernant les personnes âgées… On a encore des médecins qui répondent d’une pirouette: « Mais non enfin madame qu’est-ce que vous racontez là ! On ne dit pas des choses pareilles ! On verra ça plus tard« . Ils pensent que c’est mieux comme ça mais ça ne l’est pas nécessairement…»

La question de l’écoute est également au cœur des dynamiques complexes entre le patient en fin de vie et ses proches, comme l’a souvent observé le Dr van Oost.  «L’euthanasie repose sur le respect des volontés individuelles du patient. Poussée à son maximum, elle pousserait à dire: « tant pis pour les conséquences sur mes proches ». Mais dans la réalité, ce qu’on voit c’est beaucoup de négociations, de compromis. Car il est vrai qu’il faut un temps aux familles pour s’acclimater à l’idée d’une euthanasie.» En soins palliatifs, il n’est pas rare d’entendre cet argument selon lequel le patient se doit de «tenir» pour les autres. «Ce « mais tu dois vivre parce que moi je t’aime » pose question», estime Corinne van Oost. On touche ici aux limites de nos capacités d’altruisme: lorsque la peur de perdre un proche devient trop forte, est-on encore capable d’entendre la volonté de ce proche ? De ne pas céder à une forme de chantage affectif ? De déni ? Par ailleurs, n’y a-t-il pas parfois une forme d’hypocrisie quand on assure à un proche extrêmement dépendant qu’il n’est pas une charge ? «En soins palliatifs, on constate souvent que ce sont les autres qui empêchent la personne de partir. Quand les autres nous laissent partir, généralement le lendemain on est mort… On retient beaucoup les gens âgés aujourd’hui, or c’est normal de mourir à 90 ans, estime le Dr van Oost. On observe aussi ce phénomène dans les maisons de repos. Si une personne âgée dit qu’elle n’a pas faim et refuse de manger, les soignants vont quand même lui donner à manger, comme à un enfant. Mais une personne qui ne sait plus manger, qui avale difficilement, la mort naturelle, ce serait qu’elle arrête de manger. Beaucoup de personnes en maisons de repos disent « je ne sais pas ce que je fais encore ici sur cette terre, j’espère qu’on va venir me chercher« . D’autres n’ont plus la capacité de réflexion, elles sont désorientées, pensent qu’elles ont encore des enfants qu’il faut aller chercher à l’école… La vie n’est acceptable pour elles que lorsqu’elles sont dans l’irréel, dans le passé. Or, le réel, c’est qu’on les prend en charge comme on prend en charge les enfants. Qu’elles doivent parfois vivre avec une couche et qu’elles affirment ne pas en avoir besoin, tellement cette réalité leur est insupportable. Je crois que la société se cache un peu la réalité…» 

 
Une mort sensée

Les progrès de la médecine nous confrontent en réalité à des situations inédites, dans lesquelles la vie physique se prolonge tandis que le désarroi psychique s’étend. L’esprit n’en peut plus mais le corps tient. «C’est une question de valeur, estime le Dr van Oost. Est-ce que la valeur suprême, c’est la vie, avec un grand V, ou est-ce que la valeur suprême, c’est le sens de la vie ?» Bien sûr, la question fait craindre à certains une «pente glissante», qui ouvrirait l’euthanasie à tous ceux qui éprouvent un douloureux vertige existentiel. «Pourquoi seulement une mort assistée pour les personnes souffrant d’une maladie, et pas pour celles qui souffrent du manque de sens, de marginalisation, de la solitude, de la vie elle-même ?», questionnait dans une récente tribune au Monde (2) le néerlandais Theo Boer. «Voilà le paradoxe de la légalisation de la mort administrée: ce qui est perçu comme une occasion bienvenue par ceux qui sont attachés à leur autodétermination devient rapidement une incitation au désespoir pour les autres», avance ce professeur d’éthique de la santé, autrefois engagé pour l’euthanasie et qui estime aujourd’hui s’être trompé, invoquant notamment l’augmentation des cas de suicides aux Pays-Bas, alors que l’un des arguments en faveur de l’euthanasie est d’en réduire le nombre, notamment chez les personnes âgées, nombreuses à recourir à cette mort violente. «Je ne crois pas qu’il existe une pente glissante, estime au contraire le Dr Damas. Je pense au contraire que les gens, loin d’être poussés au désespoir, saisissent une possibilité concernant leur fin de vie. Mais certaines personnes ne parviennent pas à penser que les malades sont capables d’autodétermination.» Pour François Damas, le désespoir est d’ailleurs plutôt un drapeau rouge. «À ma consultation, beaucoup de personnes viennent me voir en pleurant. Or si l’on pleure, c’est probablement que l’euthanasie n’est pas la bonne solution ! Car quand la mort est le choix opportun, on ne doit pas avoir peur, on ne doit pas être triste. Si la personne est triste, c’est qu’il y a encore quelque chose à faire
 
 

Euthanasie
et troubles psychiatriques

Les euthanasies demandées et pratiquées sur la base de troubles mentaux et du comportement sont marginales (1,9% de l’ensemble des euthanasies) (3). Elles interpellent pourtant vivement la société. La souffrance psychique est en effet extrêmement difficile à évaluer – parfois même à imaginer  – et renvoie chacun à ses propres questionnements existentiels. Ce fut le cas avec la mort de Shanti De Corte, une jeune Flamande rescapée des attentats de Bruxelles de 2016. Déjà très fragile, elle ne se remettra pas de ce traumatisme. Plusieurs fois hospitalisée en psychiatrie et ayant déjà tenté de mettre fin à ses jours, Shanti de Corte obtiendra finalement d’être euthanasiée au printemps 2022, à l’âge de 23 ans. «Les attentats, ce n’était évidemment pas sa seule souffrance, estime le Dr van Oost. Et qui est-on pour dire qu’elle pouvait continuer à vivre sans souffrance ?»

«Nous savons qu’à propos des patients psychiatriques, la question de l’incurabilité est difficile. Il faut aborder ces cas avec prudence et il faut que deux psychiatres indépendants au moins attestent que la situation est bel et bien sans issue. Ceux qui arrivent au bout du processus sont souvent dans des situations épouvantables», ajoute le Dr Damas. Dans le documentaire Les Mots de la fin (Arte), le médecin liégeois dialoguait avec une femme de 50 ans souffrant de dépression sévère et sortant d’une nouvelle tentative de suicide, venue le consulter «pour faire les choses proprement» et à qui il répondait qu’il ne serait «pas du tout raisonnable de [la] suivre là-dessus», d’autant que ses fils n’étaient pas au courant de sa démarche. 

Même si les cas sont rares, il arrive pourtant aujourd’hui que des patients souffrant de dépression sévère ou de troubles bipolaires soient euthanasiés, entourés de leur famille. «J’ai accompagné des patients qui avaient 20 ou 30 ans de pathologie dépressive ou maniaco-dépressive derrière eux, confie le Dr van Oost. Ils ont été plusieurs fois hospitalisés, ont fait plusieurs tentatives de suicide et n’en peuvent plus. Dès que le téléphone sonne, les proches ont peur qu’on leur annonce que la personne a enfin réussi… Quand les psychiatres reconnaissent que ça devient incurable, qu’ils ont tout essayé et qu’on programme l’euthanasie, la famille dit souvent que c’est plus doux de l’accompagner de cette manière que d’attendre le suicide

   Bande-annonce documentaire 

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