Santé

Le second visage des assuétudes

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Il n’existe pas de données épidémiologiques précises et fiables sur les addictions comportementales. En revanche, tout indique que ces dépendances ont le vent en poupe. Notamment parce que certaines d’entre elles ont trouvé depuis une trentaine d’années un support technologique qui a permis leur éclosion et leur expansion: Internet. C’est notamment le cas des addictions aux jeux en ligne et à la cybersexualité, dont l’essor devient de plus en plus problématique

  
L’absence d’un consensus quant à la définition et à la liste des addictions comportementales est une des raisons majeures à l’origine du manque de données épidémiologiques relatives à ces «addictions sans substance», ainsi qu’on les nomme parfois pour les distinguer des addictions aux substances psychoactives – tabac, drogues, alcool. Isabelle Varescon, professeure à l’Université Paris Cité, directrice du Laboratoire de Psychopathologie et Processus de Santé (LPPS), précise néanmoins que des objets d’addiction bien circonscrits ont été identifiés comme de loin les plus fréquents. Sans prétendre à l’exhaustivité, on citera les achats, les jeux de hasard et d’argent, le sexe et la cybersexualité, les conduites alimentaires, le travail, l’activité physique. Six facettes des addictions comportementales que décortique un ouvrage publié très récemment aux Éditions Mardaga (1) sous la direction d’Isabelle Varescon. On pourrait y adjoindre des formes de cyberdépendance autres que la cybersexualité, en particulier l’addiction aux réseaux sociaux.

Une autre raison expliquant le manque de données épidémiologiques est que contrairement aux addictions aux substances psychoactives, où se manifestent assez rapidement des conséquences visibles en matière de désocialisation et de santé physique et psychologique pour lesquelles beaucoup de personnes consultent tôt ou tard des centres de soins, les addictions comportementales ont une particularité essentielle qu’Isabelle Varescon évoque dans l’ouvrage susmentionné: «(…) leur objet addictif est un objet commun sans toxicité apparente, utilisé par tous (achats, nourriture, jeux, ordinateurs) ou qui concerne la majorité d’entre nous (travail, sport)

Vu leur objet, ces addictions ne sont pas forcément connotées négativement au départ. Quand elles ont trait au travail ou à l’activité physique, elles ont même tendance à être valorisées socialement. Dès lors, les personnes qui les présentent mettent souvent du temps à se rendre compte de l’existence d’un problème et, par conséquent, ne consultent pas. Jusqu’il y a peu, les addictions comportementales ne constituaient qu’une préoccupation mineure pour les pouvoirs publics. Toutefois, sous l’impact des dégâts qu’occasionnent les jeux de hasard et d’argent et la cybersexualité lorsqu’ils deviennent addictifs, la perception des autorités commence à évoluer vers une phase de prise de conscience.

L’addiction aux achats et l’anorexie mentale ne pourraient prendre racine dans les pays déshérités, soulignant ainsi que le contexte socioéconomique propre à la société de consommation favorise l’essor des addictions comportementales au même titre que certains progrès de la technologie qui, comme Internet, ont servi de support aux jeux en ligne et à la cybersexualité

Une autre difficulté tient au fait que rares sont les addictions comportementales répertoriées dans le DSM-5, la 5e édition de la «bible» de la psychiatrie américaine. Pour l’heure, seules y figurent celles dont l’épicentre est les jeux d’argent ou les troubles des conduites alimentaires. Les «brouillons» de la prochaine édition du DSM font état de l’addiction à la cybersexualité et s’efforceraient d’en définir les critères. Malgré l’élaboration d’échelles spécifiques d’évaluation, l’absence de standards internationaux pour la plupart des addictions comportementales entretient un certain flou qui nuit tant à l’obtention de données épidémiologiques fiables qu’à une approche comparative des résultats des travaux de recherche. «Néanmoins, cela n’empêche pas une prise en charge efficace des patients», signale Isabelle Varescon.

Réalité bio-psycho-comportementale

À défaut d’une définition faisant consensus au sein de la communauté scientifique, la psychologue propose l’énoncé suivant: «Les addictions comportementales sont le résultat d’un processus interactionnel entre un individu et un objet externe, banal, à disposition de tous, qui conduit à une expérience sur laquelle se développe une dépendance principalement psychologique en raison des effets qu’elle procure et des fonctions qu’elle remplit. Cette dépendance, qui se traduit par la répétition de la conduite, la perte de contrôle, la centration et le besoin, peut entraîner des conséquences négatives pour la personne et son entourage

Aux yeux d’Isabelle Varescon, il est erroné, en l’occurrence, d’assimiler le concept de dépendance à celui de trouble ou de maladie. Pourquoi ? Parce que toute dépendance n’est pas pathologique, dans la mesure où elle ne draine pas nécessairement dans son sillage des effets délétères pour l’individu ou son entourage. Ainsi, la dépendance amoureuse peut être bien vécue et même source de bonheur. Et, finalement, nous sommes dépendants de mille et une choses, à commencer par l’air que nous respirons et la nourriture que nous consommons. «Initialement, le nombre d’heures passées sur Internet ou à travailler était considéré comme déterminant pour caractériser une addiction à ce réseau ou une addiction au travail, commente Isabelle Varescon. Ce critère est mauvais, n’a même guère de sens. Ce qui importe, ce sont les raisons du comportement et l’impact de son arrêt sur l’individu.»

Les addictions comportementales se développent sur le terrain d’une réalité bio-psycho-comportementale dans une société donnée. Les individus ne sont pas égaux face aux addictions. De plus en plus de travaux sont initiés dans la sphère de la génétique, mais ils sont essentiellement centrés sur les addictions aux substances. Les études portant sur des jumeaux homozygotes soulignent certes des prédispositions génétiques, mais dévoilent également la part importante qui revient, dans l’éclosion des addictions, à l’environnement et au contexte psychosocial. «Il faut toujours recontextualiser les résultats des études génétiques, insiste Isabelle Varescon. Aucun gène, aucun allèle (2) n’a été identifié comme clé de voûte du développement d’une addiction.»

Y a-t-il des traits de personnalité qui seraient à risque pour les addictions comportementales ? Pour l’heure, des travaux sur de petits échantillons semblent en dégager certains, mais à défaut d’études sur de vastes populations, ils ne permettent pas de conclure, nous cantonnant dans l’interprétation et l’extrapolation. Il semble toutefois que l’impulsivité soit une caractéristique très présente dans les différents types d’addictions comportementales. «Aujourd’hui, on n’est cependant pas en mesure de conclure qu’elle est commune à toutes les personnes addicts et, de toute façon, elle ne pourrait expliquer à elle seule le phénomène addictif», dit Isabelle Varescon.

Selon les recherches du professeur Joël Billieux, de l’Université de Lausanne, l’impulsivité serait en tout cas un facteur de risque dans l’addiction aux jeux en ligne, plus spécialement les MMORPG (Massively Multiplayer Online Role-Playing Games). Selon le modèle proposé en 2001 par Stephen Whiteside et Donald Lynam, de l’Université du Kentucky, l’impulsivité n’est pas un monolithe mais comporterait 4 dimensions qui se renforcent ou se tempèrent mutuellement: l’urgence, définie comme la tendance à exprimer de fortes réactions dans les contextes émotionnels, le manque de persévérance (dans l’accomplissement d’une tâche difficile ou ennuyeuse), le manque de préméditation, c’est-à-dire la tendance à ne tenir aucun compte des conséquences d’un acte avant de l’engager, et la recherche de sensations. Toutes seraient impliquées dans une dérive vers le jeu pathologique.

Les études mettent en évidence une dimension transversale à l’ensemble des addictions comportementales: une faible estime de soi. L’addiction vient alors au secours de l’individu confronté à une sorte de fragilité narcissique. Par exemple, dans les jeux MMORPG, il est probable que le joueur recherche entre autres, via son avatar, un sentiment de maîtrise qui dope son ego. «De même, acheter des vêtements de façon compulsive, avec les dépenses et l’éventuel endettement que cela suppose, est de nature à donner à l’acheteur un sentiment de toute-puissance», fait remarquer Isabelle Varescon.

Dans les jeux en ligne MMORPG, l’avatar vient au secours du joueur en lui conférant un sentiment de maitrise qui dope son ego et édulcore ainsi sa fragilité narcissique.

Distorsions cognitives

La chercheuse indique par ailleurs que les travaux de recherche et la pratique clinique montrent que des difficultés de régulation émotionnelle sont fréquemment associées tant aux addictions aux substances qu’aux addictions comportementales. «On observe souvent des affects négatifs, voire des éléments dépressifs ou anxieux, rapporte-t-elle. L’addiction est alors une échappatoire qui permet de se sentir mieux, mais il s’agit évidemment d’un piège.» Dans la réalité bio-psycho-comportementale, il faut en outre tenir compte de l’existence de biais cognitifs (ou distorsions cognitives) associés aux comportements inadéquats des individus addicts. C’est dans le jeu pathologique que ces biais ont été le plus étudiés au sein des addictions comportementales. On a notamment relevé un biais attentionnel en faveur des stimuli en rapport avec les jeux en ligne, phénomène bien documenté également pour les stimuli relatifs à l’alcool dans l’alcoolisme. «Plusieurs distorsions cognitives ont été identifiées dans différents types d’addiction, commente Isabelle Varescon. L’une d’elles, très fréquentes, consiste en un biais de rationalisation et de croyances permissives qui vient justifier le recours à l’addiction. Une personne pourra penser: « J’ai acheté 8 pulls en sortant de mon travail, mais je le méritais bien vu tout le boulot que j’ai accompli aujourd’hui« . Autre phénomène: une illusion de contrôle, particulièrement bien mise en lumière dans le jeu pathologique.»

Il est acquis que des distorsions cognitives sont à l’œuvre dans toute assuétude. Elles peuvent avoir trait entre autres à des difficultés d’inhibition d’informations non pertinentes, à l’émergence de pensées intrusives, à l’automaticité de comportements ou encore à d’autres domaines, tels ceux que nous venons d’évoquer: le biais de rationalisation ou le sentiment de contrôle. Un vaste champ de recherche s’ouvre dans la mesure où il convient à présent de déterminer, pour chaque type d’addiction, la nature des distorsions qui y sont impliquées. D’où l’intérêt d’aboutir à l’élaboration de thérapies travaillant la métacognition, la prise de conscience par le sujet addict des cognitions qu’il produit en lien avec son addiction.

On ne peut abstraire les addictions comportementales d’un contexte sociétal. Ainsi, l’addiction aux achats pourrait-elle prendre racine dans les pays déshérités et l’anorexie mentale, dans ceux, souvent les mêmes, où règne la famine ? Non, bien sûr. Il est patent que le contexte socioéconomique propre à la société de consommation favorise l’essor des addictions comportementales au même titre que des progrès de la technologie qui leur ouvrent des fenêtres, comme Internet.

À ce jour, les thérapies cognitivo-comportementales sont globalement les plus efficaces face à ces troubles mais une addiction n’est pas l’autre et, comme le mentionne Isabelle Varescon, «il n’existe pas de schéma de prise en charge prédéfini, systématique».

Les prisonniers du boulot

Certains considèrent le travail comme l’épicentre de leur vie, ce qui n’a rien de pathologique en soi, mais chez d’autres, il revêt en plus une dimension obsessionnelle et devient un objet de compulsion. Il pénètre alors sur le terrain des troubles psychiques, plus précisément des addictions comportementales. En l’occurrence, celle qui fut baptisée «workaholisme» en 1968 par l’Américain Waynes Oates. Ce psychologue, qui était également pasteur, créait ainsi un néologisme fondé sur les mots work (travail, en anglais) et alcoholism (alcoolisme), soulignant de la sorte la similitude entre les mécanismes à l’œuvre dans l’addiction au travail et dans l’addiction à l’alcool – ou plus largement dans les toxicomanies.

Le nombre d’heures que l’on consacre au travail n’est pas le baromètre du workaholisme, même s’il fut initialement considéré comme tel. Il représente évidemment une composante du problème, mais la clé de voûte de l’addiction est à chercher ailleurs, dans les causes du comportement du «workaholique» et dans le sentiment de manque qu’il éprouve dès qu’il tente d’y mettre fin. On peut bosser 15 h par jour et s’en trouver bien. Les «gros» travailleurs arrivent à couper l’interrupteur, à profiter alors pleinement de leur vie de famille et de leurs contacts sociaux, à s’adonner à des loisirs, à se ressourcer. Les workaholiques, eux, ne parviennent jamais, ou presque, à s’extraire de leur travail.

Des conséquences multiples

Selon les rares études épidémiologiques disponibles, 8 à 10% des actifs seraient concernés. L’élément cardinal qui caractérise les personnes workaholiques n’est pas l’important capital de temps qu’ils investissent dans le travail, nous l’avons dit, mais la compulsion, la pression interne qu’ils ressentent et qui les obligent à travailler. À leurs yeux, toute autre activité, qu’elle soit familiale, sociale ou récréative, devient secondaire. Ne pas travailler génère chez eux un mal-être intérieur et un sentiment de culpabilité. Les workaholiques éprouvent des sensations psychiques et physiques de manque dès qu’ils sont dans l’incapacité de travailler, par exemple en cas de maladie ou à l’occasion des jours fériés.

L’addiction au travail n’est pas dénuée d’effets délétères. Et tout d’abord pour les workaholiques eux-mêmes. Dans Les addictions comportementales (Éditions Mardaga), Évelyne Bouteyre, professeure de psychopathologie à l’Université d’Aix-Marseille, évoque une alimentation désordonnée, un manque d’exercice physique, de repos et de sommeil, une suralimentation, un excès de tabac et de caféine. «Comme conséquences plus immédiates, écrit-elle, on note des maux de tête, des douleurs musculaires, de la fatigue chronique et de l’insomnie, des allergies, des troubles digestifs, des reflux acides, des diarrhées et/ou de la constipation, des douleurs thoraciques, de l’essoufflement, des tics nerveux et des vertiges.» Mais ce n’est pas tout. Stress important, obésité, hypertension artérielle, accidents vasculaires cérébraux ou troubles cardiaques sont également répertoriés comme de possibles conséquences à plus long terme, au même titre que le burn-out et des plaintes qui appartiennent à ces entités plus floues que sont le syndrome de fatigue chronique ou la fibromyalgie. Chez l’accro au travail, d’autres addictions, notamment à l’alcool et au tabac, sont souvent observées.

La vie conjugale et familiale est également mise à rude épreuve. Le/la conjoint(e) se sent délaissé(e) et contraint(e) d’abandonner ses rêves. Les moments d’intimité sont ternis, voire laminés, par un duo infernal: les sensations de manque qui envahissent le workaholique et la culpabilité qui s’empare de lui parce qu’il n’est pas en train de travailler. Pas facile non plus d’être l’enfant d’un bourreau de travail. Il faut composer avec un père ou une mère stressé, irritable, sans humour, très exigeant sur le plan de la réussite scolaire, jugeant sans intérêt réel le sport, l’art ou toute activité autre que les études.

Management toxique 

Paradoxe ou non, le workaholisme ne trace pas le sillon d’une meilleure efficacité professionnelle. L’addict vit dans une sorte d’isolement social sur son lieu de travail et est peu enclin à déléguer tâches et responsabilités, sans doute en raison du haut degré de perfectionnisme qui le caractérise et le pousse à considérer qu’une activité en cours, par exemple la rédaction d’un dossier, n’est jamais terminée malgré le temps investi. Le workaholique n’est donc pas un «hyperperformeur». De surcroît, son comportement peut être source de conflits avec son entourage professionnel.

Quelles sont les causes du workaholisme ? La majorité des auteurs s’accordent pour le situer au confluent de prédispositions individuelles et d’un contexte de travail qui le favorise. Les études mettent en évidence une dimension transversale à l’ensemble des addictions comportementales: une faible estime de soi. En l’occurrence, le travail apporterait au workaholique la reconnaissance et la valeur dont il se juge dépourvu.

L’environnement de travail peut booster la tendance au workaholisme. C’est le cas lorsque le climat organisationnel privilégie la compétition et les heures supplémentaires, glorifie le travailleur acharné. Mais aussi lorsqu’un management toxique «met la pression» en arguant de la nécessité d’accroître la productivité, de tenir ou de dépasser des objectifs initialement fixés, ou lorsqu’il cultive un sentiment d’urgence. Et puis, ainsi que le fait remarquer Évelyne Bouteyre, «le phénomène grandissant de la connectivité permanente, notamment par le biais des smartphones, est un mode d’attache supplémentaire au travail».

  

(1) Les addictions comportementales. Aspects cliniques, psychopathologiques et sociétaux. Mardaga Supérieur, 2022.

(2) Chacune des versions possibles d’un même gène.

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