Chimie

La palytoxine: le summum de la synthèse organique

Paul DEPOVERE • depovere@voo.be

Seatech

La palytoxine, isolée d’un cœlentéré, Palythoa toxica, que l’on retrouve parfois dans certains aquariums, figure en tête des produits naturels non protéiques les plus dangereux que l’on connaisse

Coraux de l’ordre des zoanthides dont le mucus défensif contient de la palytoxine

On estime que, pour l’homme, la dose létale médiane (LD50) de ce poison se situerait aux alentours de 50 microgrammes (50 × 10‒6 g). Il s’agit d’une gigantesque molécule (C129H223N3O54) comportant 64 carbones chiraux, outre 7 insaturations pouvant être de type cis ou trans, ce qui fait que 271 stéréo-isomères sont envisageables ! Et pourtant, malgré cette complexité incroyable, la synthèse totale de la palytoxine naturelle fut réussie en 1994 à l’Université Harvard, constituant un exploit que certains ont comparé à la conquête de l’Everest !

La structure ultra-compliquée de certaines toxines dépasse bien souvent tout entendement. En 1961, 2 professeurs de l’Université d’Hawaii, Paul J. Scheuer et Richard E. Moore, furent intrigués par une légende en vogue parmi les pêcheurs de l’île Maui à propos d’une soi-disant algue fatale. Celle-ci sera identifiée par la suite comme étant plutôt un corail mou appartenant à l’ordre des zoanthides, et plus précisément au genre Palythoa, variété toxica (qui donnera son nom à la toxine). Ces sortes de coraux contiennent ainsi de la palytoxine dans le mucus défensif qu’ils sécrètent afin de se protéger vis-à-vis de leurs prédateurs (1). Mais en réalité, la présence de cette molécule complexe est due à la synthèse assurée par un micro-organisme, en l’occurrence un dinoflagellé qui vit en parfaite symbiose au sein de ce petit polype des mers chaudes.

Structure et synthèse

Il faudra attendre 20 ans pour que la structure exacte de la palytoxine soit enfin élucidée, tant par l’équipe de Moore que par celle des Japonais Yoshimasa Hirata et Daisuke Uemura à l’Université de Nagoya. Il s’agit d’une très longue chaîne linéaire entrecoupée de cycles pyraniques (des hexagones dont un des sommets est un oxygène) qu’il est indispensable de replier plusieurs fois afin de pouvoir la représenter sur une feuille de papier ordinaire. On y décèle 71 sites stéréochimiques (comprenant 64 carbones asymétriques ‒ identifiés par des tirets et/ou coins selon que les liaisons pointent en avant ou en arrière du plan de la page ‒ et 7 doubles liaisons C=C donnant lieu à de l’isomérie géométrique). De ce fait (2), le nombre de combinaisons stéréo-isomères possibles s’élève à 271, soit 2 361 183 241 434 822 606 848 structures différentes, parmi lesquelles une seule correspond à la structure véritable de la palytoxine naturelle.

Le prodigieux exploit fut achevé en 1994 par un autre Japonais, Yoshito Kishi (3), avec toute son équipe, inspiré par les stratégies que lui avait enseigné son conseillé postdoctoral, en l’occurrence le légendaire et regretté professeur Robert B. Woodward (4) de Harvard. Pour mener à bien ce projet colossal, Kishi fut tout d’abord obligé de vérifier la stéréochimie correcte de 27 carbones douteux (sur les 64), ce qui impliqua 2 années de travail laborieux. Ce n’est qu’après de nombreuses analyses spectroscopiques et autres que le véritable exploit allait pouvoir être tenté ! Pour ce faire, cette équipe japonaise s’inspira de la technique imaginée par Elias J. Corey (5) qu’on appelle l’analyse rétrosynthétique, ce qui revient à décomposer la molécule complexe (que l’on cherche à obtenir) en un ensemble de précurseurs plus faciles à synthétiser (parce que plus simples). Ladite synthèse partit de 8 fragments différents et convergea sur le produit voulu à la suite d’environ 150 étapes distinctes, comprenant des réactions entièrement originales conçues spécialement pour l’occasion (6). Cet effort colossal et impressionnant démontra à loisir que les chimistes organiciens sont actuellement capables de synthétiser pratiquement n’importe quoi, pourvu qu’on leur en donne le temps et les subsides voulus !

La formule de la palytoxine, laissant entrevoir l’une des plus longues chaînes carbonées de toutes les molécules se présentant à l’état naturel. La masse molaire de cette substance hydrosoluble est exceptionnelle, atteignant 2 680,14 g mol‒1.

Mécanisme d’action de la palytoxine

Des concentrations nanomolaires (10‒9 mol l‒1) de palytoxine suffisent pour augmenter la perméabilité membranaire des cellules musculaires vasculaires vis-à-vis des cations sodium et potassium. Cette ouverture exacerbée des pompes Na+/K+ ‒ régulant en principe l’expulsion de Na+ en échange de l’entrée de K+ ‒ a pour effet de créer une dépolarisation entraînant une contraction musculaire (spasme) dans chaque organe sensible. Ainsi, la palytoxine bat notamment le record absolu des substances exerçant une activité vasoconstrictrice au niveau des coronaires mais aussi des cellules nerveuses.

Les symptômes d’intoxication à la palytoxine sont divers et dépendent bien entendu de la quantité ingérée et de la voie de contamination. On ressent typiquement un goût amer, des crampes abdominales, des spasmes musculaires, des douleurs thoraciques ainsi qu’une détresse respiratoire. À ce tableau peu rassurant s’ajoute une hypertension artérielle avec tachycardie et, dans les cas les plus graves, la mort survient généralement par arrêt cardiaque. Enfin, étant donné qu’aucun antidote n’existe actuellement, le traitement reste purement symptomatique.

(1) Le nettoyage à l’eau tiède des coraux mous (du genre Palythoa) servant d’ornements dans des aquariums domestiques peut, dans certains cas, entraîner de sérieuses intoxications.

(2) Les carbones asymétriques peuvent être de type R ou S (voir Athena n° 328), tandis que les doubles liaisons peuvent être de type Z ou E (ce qui correspond à cis ou trans, selon que les groupes prioritaires sont disposés d’un même côté ou de côtés opposés sur les 2 carbones unis par la double liaison).

(3) La fascination du professeur Yoshito Kishi pour ce genre de toxines débuta avec la tétrodotoxine dont il assura la synthèse totale en 1972. Ce poison se retrouve au Japon dans une délicatesse culinaire appelée fugu (tétrodon ou poisson-globe, ainsi dénommé pour sa faculté de se gonfler lorsqu’il est menacé). La consommation de ce mets provoque une sorte d’euphorie s’accompagnant d’une sensation de picotement. En fait, cette toxine mortifère est surtout concentrée dans certaines parties bien précises du poisson (foie, gonades, intestins, peau), que seuls des chefs strictement agréés sont amenés à ôter.

(4) Robert B. Woodward (1917-1979), prix Nobel de chimie 1965.

(5) Elias J. Corey (né en 1928), prix Nobel de chimie 1990.

(6) Parmi ces réactions nouvelles, on retiendra la réaction de couplage de Nozaki-Hiyama-Kishi.

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