Santé

Plan prometteur anti-métastases: brouiller les radars

© Alexander Limbach – stock.adobe.com, © Pierre Sonveaux

Chaque année, un diagnostic de cancer est prononcé chez plus 65 000 personnes en Belgique. Parmi elles, 27 000 décéderont de leur maladie, dont quelque 24 000 du fait de la présence de métastases. Dès lors, identifier les mécanismes conférant à certaines cellules cancéreuses la capacité de quitter leur tumeur d’origine et de s’implanter dans d’autres tissus et organes constitue un des défis majeurs de l’oncologie. Un défi que relève depuis plusieurs années, avec de récentes avancées significatives, l’équipe du professeur Pierre Sonveaux à l’UCLouvain

Pour chaque patient cancéreux, le pronostic est largement conditionné par les propriétés invasives et métastatiques de sa tumeur. «La survenue de métastases représente la transition entre un cancer localisé et un cancer généralisé, et souvent aussi, sur le plan clinique, entre des thérapies à visée curative et des thérapies à visée palliative destinées à améliorer la qualité de vie du patient pendant le temps, souvent assez limité, qu’il lui reste à vivre», souligne le professeur Pierre Sonveaux, de l’Institut de recherche expérimentale et clinique de l’UCLouvain, directeur de recherche du F.R.S.-FNRS et investigateur WELBIO au sein du Wel Research Institute.

En août 2014 puis en mars 2022, son équipe publiait deux articles complémentaires dans les revues Cell Reports (1) et Cancers (2). À l’époque, on savait que les cellules progénitrices métastatiques, qui, par définition, essaiment depuis une tumeur primaire vers des sites secondaires pour y former des métastases, sont sélectionnées dans les environnements hostiles de la tumeur primaire caractérisés principalement par un manque d’oxygène (hypoxie), un manque de nutriments (glucose, lipides, glutamine…) et/ou une accumulation de déchets métaboliques (acide carbonique et acide lactique), résultant tous d’une vascularisation insuffisante. Cependant, afin de s’adapter ou de s’échapper, encore faut-il que la cellule cancéreuse soit informée de la nature de son microenvironnement. C’est dans ce contexte que sont intervenus les chercheurs de l’UCLouvain en proposant l’existence de senseurs environnementaux dans les cellules cancéreuses. En quête d’un tel senseur, ils ont d’abord mis en évidence que les progéniteurs métastatiques avaient en commun de posséder des mitochondries (les «centrales énergétiques» de la cellule) de structure aberrante et à l’activité anormalement accrue. Ils ont ensuite montré que, dans ce cas, les mitochondries se comportent comme un senseur en générant un signal, l’anion superoxyde (un radical libre), à destination du cytosquelette de la cellule cancéreuse afin de l’inciter à migrer vers un environnement moins hostile. «Le superoxyde active différentes voies signalétiques qui contribuent au processus métastatique», précise le professeur Pierre Sonveaux.

MitoQ, molécule de l’espoir

Sur la base de cette découverte, les chercheurs de l’UCLouvain ont balisé une voie thérapeutique potentielle. En effet, ils ont réussi à prévenir l’apparition de métastases chez des souris amenées expérimentalement à développer un cancer du sein humain triple négatif spontanément métastatique (3). Comment ? En inactivant le superoxyde par l’administration quotidienne de MitoQ, un candidat médicament qui s’est avéré peu toxique pour l’être humain lors d’études cliniques de phase 1, avant d’être testé actuellement chez des patients souffrant de la maladie de Parkinson, de la maladie d’Alzheimer ou de l’hépatite C. En outre, à son grand étonnement, l’équipe de Pierre Sonveaux a observé chez la souris que le MitoQ prévenait les récidives de tumeurs du sein humaines après chirurgie.

Plusieurs raisons ont poussé les chercheurs à choisir le cancer du sein pour mener à bien leurs travaux. D’abord, il se diagnostique généralement tôt grâce aux tests de dépistage et à la mammographie. Ensuite, il est extrêmement courant. Avoir opté, parmi les cancers mammaires, pour les triples négatifs (10 à 15% des cas) se justifie par la fréquence des rechutes et des métastases qui les caractérise. À l’échelle mondiale, 225 000 femmes (un millier en Belgique) sont atteintes chaque année de cette forme de tumeur du sein. Actuellement, les prédictions sont que la moitié d’entre elles seront en proie à des récidives locales et/ou à des métastases, quel que soit le traitement mis en œuvre. Parmi elles, 10% seulement guériront. Grâce au MitoQ, on peut nourrir l’espoir de faire obstacle à ces fatalités dans un futur à moyen terme.

Pierre Sonveaux précise que la dose de MitoQ requise pour le traitement du cancer s’avère inférieure à celle qui occasionne des nausées et des vomissements dans les essais thérapeutiques ayant trait aux maladies d’Alzheimer et de Parkinson ainsi qu’à l’hépatite C. Dans ces affections, le superoxyde est produit en quantité telle qu’il tue les cellules. Le MitoQ doit alors être administré à haute dose pour bloquer la mort cellulaire. Dans le cancer, la production de radicaux libres est excessive mais cependant plus modérée. «Nous avons testé chez la souris la combinaison de MitoQ avec toutes les chimiothérapies qui peuvent être employées en hôpital chez les patientes souffrant d’un cancer du sein, indique encore Pierre Sonveaux. Nous n’avons observé aucune interférence médicamenteuse

L’équipe de l’UCLouvain a breveté une signature génétique de la réponse au traitement par MitoQ. Elle repose sur l’expression de 13 gènes, qui change dès les premières semaines selon l’efficacité de la thérapie. Lors des essais cliniques de phase 2 chez les patientes souffrant d’un cancer du sein triple négatif, cette signature sera employée afin de gagner un temps précieux. «Cela nous permettra de ne pas devoir attendre des mois, voire des années, avant de savoir si une patiente répond ou non au traitement», précise notre interlocuteur.

La graine et le sol

Une étude complémentaire aux 3 précédentes, consacrée cette fois aux métastases du cancer du pancréas, a été publiée le 7 octobre 2022 dans la revue Cancers (4). Elle a abouti à des résultats analogues à ceux de ses devancières quant au rôle de l’anion superoxyde dans l’activation de la cascade métastatique et à la capacité du MitoQ de bloquer la formation de métastases. Un mois plus tôt, le 8 septembre, Cancers avait publié les résultats d’une autre étude du même groupe – première auteure: Marine Blackman (5). Des travaux qui, en un sens, permettaient de boucler la boucle. Car si le professeur Sonveaux et son équipe se sont intéressés dans un premier temps à l’initiation de la cascade métastatique, ils s’intéressent maintenant à son aboutissement. Plus précisément, une question les taraudait: par quelle stratégie les progéniteurs métastatiques colonisent-ils certains organes en particulier, à l’exclusion d’autres, et y génèrent-ils ainsi des métastases ? Pourquoi, par exemple, un cancer du sein métastase-t-il dans le cerveau, les poumons, le foie ou les os, mais jamais dans le lobe de l’oreille ou dans les doigts ?

Pierre Sonveaux rappelle que chez les patients souffrant d’un cancer avancé métastatique, environ un million de cellules cancéreuses par gramme de tumeur accèdent chaque jour à la circulation sanguine. Elles ont alors le statut de cellules tumorales circulantes (CTCs). Leur migration au départ de la tumeur primaire est truffée d’embûches, puisqu’elles sont appelées à franchir plusieurs obstacles au cours de leur cheminement. En effet, elles doivent quitter la tumeur primitive, traverser la paroi des vaisseaux afin d’être véhiculées par la circulation sanguine ou lymphatique tout en subissant les attaques du système immunitaire, la retraverser pour migrer vers leur lieu de destination et, enfin, pénétrer dans l’organe où elles vont s’installer. Un véritable parcours du combattant. Une infime minorité (0,01%) des CTCs, les progéniteurs métastatiques, peuvent arriver à bon port grâce aux propriétés particulières qui les rendent capables de coloniser un organe distant.

On sait par ailleurs de longue date, comme précédemment évoqué, que les cancers ne métastasent pas au hasard. Selon leur type, les cellules progénitrices métastatiques ont une prédilection pour des organes bien déterminés. En se basant sur la théorie de la «graine et du sol» proposée dès 1889 dans The Lancet par le chirurgien britannique Stephen Paget, l’apparition de métastases dépendrait strictement de l’adéquation entre les besoins d’une cellule progénitrice métastatique donnée, qui serait la «graine», et les ressources que peut fournir un organe donné, assimilable au «sol». Ainsi, par exemple, un besoin de glucose ou de lipides auquel le progéniteur métastatique serait confronté dans la tumeur primaire pourrait le conduire à s’établir préférentiellement dans le cerveau, tandis qu’une carence en oxygène pourrait l’amener à s’implanter dans le poumon.

La question est alors: comment l’organotropisme (6) est-il piloté ? Comment, une fois dans le torrent sanguin, les progéniteurs métastatiques sont-ils à même de s’arrêter au niveau du site secondaire qui satisfera leurs besoins ? C’est là que sont intervenus de nouveau les chercheurs de l’UCLouvain: ils suggèrent l’existence d’une seconde classe de senseurs qui informeraient la cellule qu’elle traverse un organe propice à sa survie et à son développement. Il y aurait donc des senseurs environnementaux favorisant le départ de la tumeur primaire et d’autres responsables de l’arrêt des progéniteurs métastatiques arrivés à destination.

Les cellules métastatiques sont équipées de 2 types de senseurs, le premier les forçant au départ, et le second les invitant à s’arrêter dans un organe propice pour y établir une métastase.

Cox7b, un senseur de destination

Pierre Sonveaux et son équipe ont cherché à valider leur hypothèse en utilisant comme modèle un cancer du sein humain triple négatif capable d’induire des cancers métastatiques chez des souris immunodéficientes. Leurs travaux furent axés sur les métastases cérébrales. «Des cellules cancéreuses ont été injectées à des souris, rapporte le professeur Sonveaux. Comme prévu, des métastases se sont développées dans de nombreux organes. Les cellules de métastases cérébrales ont été récupérées et injectées à une deuxième souris. À nouveau, apparition de métastases un peu partout dans l’organisme, mais avec une prédominance dans le cerveau. La procédure de sélection a été répétée chez une 3e souris, puis une 4e, et ainsi de suite jusqu’au moment où le cancer primaire ne métastasait plus qu’au niveau cérébral.» Il restait ensuite à comparer les cellules de départ, qui métastasaient dans tout l’organisme de la souris, et celles, fruits de la sélection naturelle, qui ne s’implantaient plus que dans le cerveau. Il apparut qu’au niveau métabolique, les secondes ne différaient des premières que par la présence d’une protéine, Cox7b, qu’elles étaient les seules à exprimer.

Des tests in vitro ont confirmé que le cerveau, qu’il soit humain ou murin, était reconnu sélectivement par les cellules exprimant Cox7b. Mieux encore: si l’on enlève par une approche génétique la protéine dans les cellules sélectionnées pour métastaser dans le cerveau, le taux d’incidence de métastases cérébrales chute de plus de 90% dans les modèles de souris, et les autres organes restent épargnés. «En l’absence de Cox7b, ces progéniteurs métastatiques sont dépourvus de « senseur de cerveau » et, de ce fait, ne parviennent plus à quitter le torrent circulatoire, où ils meurent, notamment sous l’action du système immunitaire», indique Pierre Sonveaux. En revanche, lorsque les chercheurs ajoutaient Cox7b à des cellules cancéreuses qui métastasaient peu dans le cerveau, elles s’y rendaient massivement et nulle part ailleurs. Le lien de cause à effet entre la présence de Cox7b et le tropisme cérébral était ainsi démontré.

Cox7b se trouve dans la mitochondrie, au niveau de la chaîne respiratoire, association de complexes protéiques présents au sein de la membrane interne de l’organite. Autrement dit, le «senseur de départ» (l’anion superoxyde) et le «senseur de destination» (Cox7b) se situent l’un et l’autre dans la chaîne respiratoire, site où l’oxygène est consommé par la cellule cancéreuse. Si le superoxyde peut être annihilé par le MitoQ, Cox7b ne peut pas l’être par une molécule pharmacologique car elle n’a pas d’activité enzymatique. Une perspective la concernant serait l’utilisation de la même technologie que celle qui est actuellement ébauchée pour les thérapies géniques afin d’empêcher certaines protéines d’être exprimées dans certains organes. Cette approche est cependant difficile. Néanmoins, sur la base de leurs découvertes, les chercheurs de l’UCLouvain émettent la double hypothèse de l’existence de plusieurs senseurs de cerveau en fonction du type de cancer d’origine (avec des redondances possibles) et de l’existence de plusieurs familles de senseurs permettant chacune l’arrêt des progéniteurs métastatiques dans un organe bien précis. «Il pourrait y avoir différentes protéines comparables à Cox7b qui induiraient chacune un tropisme pour un organe de destination particulier, commente le professeur Sonveaux. Nous nous attendons à ce que plusieurs d’entre elles résident dans les mitochondries

En théorie, la stratégie de sélection mise en œuvre à l’UCLouvain pour identifier Cox7b est applicable à tout autre type de progéniteur métastatique, qu’il soit issu de différents types de cancers (tumeurs du sein autres que triple négatif, du pancréas, de la prostate, des poumons…) ou voyage à destination de différents organes (cerveau, poumons, foie, os…). Ainsi devraient être découvertes des protéines contrôlant l’élection du site de destination des cellules progénitrices métastatiques en fonction de la nature du cancer primaire au départ duquel elles essaiment. D’une part, il n’est pas exclu que plusieurs types de cancers puissent partager un ou plusieurs senseurs. D’autre part, l’espoir est que contrairement à Cox7b, certains de ces senseurs métaboliques soient dotés d’une activité enzymatique et puissent donc devenir des cibles thérapeutiques exploitables.

Des stratégies complémentaires

Pour l’heure, les chercheurs de l’UCLouvain poursuivent leurs travaux sous l’égide d’un projet financé par le programme d’excellence de la Région wallonne (WELBIO) au sein du WEL Research Institute (7). Ils s’efforcent d’identifier d’autres protéines qui permettent le ciblage cérébral dans les cancers du sein, du pancréas, de la prostate et dans le mélanome. Par ailleurs, une étude est en cours dans le cadre du cancer du pancréas, où le foie est sous la loupe des chercheurs comme site d’implantation secondaire.

Pour éviter la survenue de métastases, une solution qu’il conviendra de vérifier dans un premier temps sur des modèles de souris pour ensuite imaginer dans quelques années qu’elle soit appliquée à l’homme serait donc de «brouiller les radars» en exposant les senseurs à un blocage par le biais de molécules thérapeutiques. Les stratégies visant à inhiber le superoxyde, d’une part, et le ou les senseurs de destination, d’autre part, apparaissent comme complémentaires. En effet, des progéniteurs métastatiques qui échapperaient à l’action du MitoQ et réussiraient à quitter la tumeur primaire pourraient ainsi être condamnés à errer et à mourir dans le torrent circulatoire grâce à l’inactivation d’un senseur de destination. Cette stratégie de prévention serait guidée par les abondantes données épidémiologiques indiquant quel type de cancer métastase préférentiellement dans quel organe et par l’analyse des cellules tumorales circulantes d’un patient déterminé en vue de rechercher la présence d’un ou plusieurs senseurs donnés.

En arpentant les voies de la conjecture, on pourrait concevoir que des prélèvements soit sanguins, soit au niveau de la tumeur primaire permettraient de déterminer quel senseur est exprimé et de le cibler pharmacologiquement. Évidemment, une tumeur peut essaimer vers plusieurs organes cibles. Mais dans ce cas, la migration est généralement séquentielle, de sorte qu’il n’est pas interdit d’imaginer d’appliquer des séquences de traitements en fonction des senseurs successifs qui auraient été détectés. «De toute façon, il faudra mettre au point une stratégie intelligente, en particulier pour éviter de combiner les effets secondaires de différents cocktails de médicaments. Mais nous nous projetons ici dans un avenir encore très lointain et très incertain», souligne Pierre Sonveaux.

(1) Paolo E. Porporato et al., Cell Reports 8, 754-766, August 7, 2014.

(2) Tania Capeloa et al., Cancers 14, 1516, March 16, 2022.

(3) Tania Capeloa et al., Cancers 14, 1488, March 15, 2022.

(4) Tania Capeloa et al., Cancers 14, 4918, October 7, 2022.

(5) Marine C.N.M. Blackman et al., Cancers 14, 4371, September 8, 2022.

(6) Affinité de certaines molécules pour certains organes ou tissus d’un organisme vivant.3

(7) https://welri.org/cms/c_11740011/fr/welri

 
Les recherches du Pr Sonveaux peuvent être soutenues directement par un don à la Fondation Louvain :

https://uclouvain.be/fr/instituts-recherche/irec/fath/nous-aider.html

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