Physique

Le petit chat est mort
(ou pas)

Henri DUPUIS • dupuis.h@belgacom.net

©chika – stock.adobe.com, ©Yiwen Chu/ETH Zurich

Le célèbre chat imaginé par Schrödinger en 1935 pour son expérience de pensée s’est incarné en un… cristal de quelques microgrammes. Le plus lourd utilisé jusqu’à présent

 

Il y a bien sûr le chat botté, celui de Geluck, Garfield ou Tom, tous célèbres, en bonne place dans notre imaginaire. Mais aucun n’est aussi étrange que le chat de Schrödinger, le seul à pouvoir être à la fois vivant et mort. Il faut dire que ce dernier relève du domaine de la physique quantique, domaine où, on le sait, il se passe des choses étranges et déconcertantes.

Onde et particule

Un peu d’histoire. Depuis le début du 20e siècle, on sait que la lumière est à la fois une onde et une particule. Les particules peuvent être dénombrées et leur position connue; les ondes s’étendent partout dans l’espace. Pour réconcilier ces deux pans d’une même réalité, on dit que la lumière se trouve dans plusieurs états à la fois. C’est le principe majeur du monde quantique, celui de superposition qui s’applique à toutes les particules. C’est pourquoi un électron par exemple a x% de chances de se trouver à un endroit A, y% à un endroit B et z% à un endroit C. Mathématiquement parlant, la position d’une particule est donc établie selon une loi de probabilité dite fonction d’onde dont Schrödinger établit la formule en 1925. Mais le caractère probabiliste de son interprétation physique va fortement troubler beaucoup de physiciens, Einstein en tête (d’où sa célèbre formule «Dieu ne joue pas aux dés»). En 1935, Schrödinger lui‑même imagine une expérience de pensée pour montrer les limites de l’interprétation «classique» du monde quantique.

Le dispositif conçu par le physicien autrichien est simple: un chat est enfermé dans une boîte sans aucune ouverture. Il y côtoie une substance radioactive, un compteur Geiger (appareil qui enregistre les radiations) et un flacon contenant un gaz mortel. On suppose que pendant un laps de temps donné, une heure par exemple, un atome de la substance pourra – ou non – se désintégrer. L’incertitude vient du fait que le phénomène de désintégration (qui relève de la physique quantique) est totalement aléatoire; on ne peut pas le prédire. S’il se produit, il déclenche le compteur Geiger qui, à son tour, déclenche un mécanisme qui vient briser le flacon. Le chat respire alors le poison et meurt. Les observateurs que nous sommes n’ont aucun moyen de savoir ce qui se passe dans la boîte. Ce n’est qu’en ouvrant celle-ci qu’ils peuvent constater si le chat est toujours vivant ou s’il est mort. Avant cela, le chat se trouve donc dans un état de superposition quantique (il est considéré comme un objet quantique, ce qu’il n’est évidemment pas puisqu’il est macroscopique, mais nous sommes dans une expérience de pensée !), donc à la fois vivant et mort. Schrödinger a choisi un être vivant pour renforcer le caractère absurde de l’interprétation, tant il est évident pour tout le monde qu’un être vivant ne peut être à la fois vivant et mort. L’ambiguïté est levée lorsque l’observateur ouvre la boîte. Ce moment s’appelle la décohérence quantique: quand on cherche à découvrir dans quel état est un système quantique, il s’en choisit un de manière aléatoire; la fonction d’onde «s’effondre» sur un des 2 états possibles. 

Grain de sable

Mais pourquoi en va-t-il ainsi ? Pourquoi un objet quantique peut-il se trouver dans un état de superposition mais pas un objet macroscopique ? Et où se situe la limite de l’objet quantique ? Une particule, un atome, une molécule ?

C’est dans ce cadre qu’il faut situer l’expérience réalisée à l’École polytechnique fédérale de Zurich sous la direction de Yiwen Chu et dont les résultats ont été publiés dans Science en avril dernier (1). Car pratiquement dès sa formulation, les physiciens n’ont eu de cesse de transposer l’expérience de Schrödinger dans le monde réel. Pas avec des chats ni avec d’autres êtres vivants bien sûr mais au fil des décennies avec une particule, un atome ou même une molécule.

Ici, le rôle du chat est tenu par un cristal qui oscille, un «gros» cristal de 16 microgrammes (l’équivalent d’un grain de sable fin, précisent les chercheurs), plusieurs milliards de fois plus lourds que dans des expériences précédentes. De même, pas d’atome qui se désintègre mais un circuit supraconducteur sous la forme d’un qubit (bit quantique) qui peut avoir les états logiques 0 ou 1 mais aussi la superposition des 2, soit 0+1. Pour faire le lien entre le chat et le qubit, pas de compteur Geiger ni de poison mais un matériau piézoélectrique qui génère un champ électrique quand le cristal change de forme lors de ses oscillations. Ce champ est couplé au circuit électrique (qubit), ce qui permet de transférer l’état de superposition du qubit vers le cristal. Les chercheurs ont constaté que le cristal pouvait osciller simultanément dans 2 directions, ce qui correspond aux 2 états «mort» et «vivant» du chat. 

Dans l’expérience réalisée à l’ETH, le chat de Schrödinger est remplacé par un cristal oscillant (en haut et partie agrandie à gauche), tandis qu’un circuit supraconducteur (en bas), couplé au cristal, joue le rôle de l’atome qui se désintègre.

L’émergence du macroscopique

Les chercheurs n’entendent pas s’arrêter en si bon chemin et ils vont encore faire grossir leur chat. Car là est l’intérêt académique de la recherche: mieux comprendre pourquoi et comment les effets quantiques disparaissent dans le monde macroscopique. Une explication en vigueur depuis plusieurs décennies est basée sur un phénomène appelé décohérence quantique. En principe, mathématiquement, il n’y a pas de problème: même nous, nous pourrions être dans des états superposés. Sauf que, nous dit toujours la physique quantique, chaque particule interagit avec son environnement. Et plus l’objet est massif, composé de milliard de milliards d’atomes, plus il y a d’interactions. Par interaction avec son environnement, on entend l’éclairage d’un objet (interaction avec les photons), une mesure, etc.  On a ainsi démontré mathématiquement que chaque interaction déphase les fonctions d’onde des états les unes par rapport aux autres et donc la probabilité d’observer un état superposé tend très vite vers zéro.

Pour rester quantique, il faut donc être dans un environnement le plus «vide» possible, le plus isolé. On a ainsi calculé que dans l’air, une molécule complexe ne va mettre que 10-30 sec. pour perdre son état quantique et rejoindre le monde macroscopique, c’est-à-dire pour que la probabilité d’états superposés soit négligeable. Mais dans le vide intergalactique où ne règne guère que le fonds diffus cosmologique à 3K, il se passera environ 32 000 ans pour arriver au même stade.

Ceci a une conséquence pratique très importante: l’avenir de l’informatique passe par des ordinateurs quantiques c’est-à-dire par la possibilité de manipuler des états superposés. On comprend donc mieux les efforts réalisés pour éviter que ces états ne disparaissent (ils ne demandent que cela !) en isolant au maximum ce type d’ordinateur.

(1) Schrödinger cat states of a 16-microgram mechanical oscillator. Marius Bild et al. Science, 20 Apr 2023. Vol 380, Issue 6642.

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