Société

Accros aux écrans: vite, une «désintox» ?

Anne-Catherine De Bast

©VadimGuzhva, ©CandyBox Images

Addiction aux écrans. Accros aux réseaux sociaux. Detox digitale. L’usage problématique des outils digitaux est souvent comparé à la prise de substances psychotropes. Une métaphore excessive pour un problème de société ? Décodage

  

On l’emporte partout. Dans son sac, dans sa poche. On a tendance à le dégainer plus vite que l’éclair, ce satané smartphone qui ne nous quitte plus. Du matin au soir, on le déplace dans la maison au fil de nos occupations. Jusque dans notre lit, pour un dernier message ou un ultime passage en revue des réseaux sociaux. Que celui qui n’a jamais consulté ses mails pour passer le temps dans une salle d’attente ou à l’arrêt de bus lève la main…

Mais à quel moment cet usage devient-il problématique ? Doit-on apprendre à «se désintoxiquer» de ces outils de communication qui nous maintiennent connectés en quasi permanence ? Pour Pascal Minotte, psychologue, psychothérapeute et chercheur au CRéSaM (Centre de Référence en Santé Mentale), il faut avant tout faire la part des choses. Et mettre des limites à la comparaison. «L’utilisation trop fréquente de la métaphore « drogue«  me chagrine. Il y a un abus à comparer les écrans à des substances psychotropes. Avec les écrans, il n’y a pas de syndrome de sevrage, pas d’état de manque. Personnellement, je ne parle pas d’addiction, je préfère parler d’usage excessif. Il faut rester prudent quand on émet des étiquettes diagnostiques. Le diagnostic doit être réservé aux professionnels. De plus, j’ai le souhait de ne pas trop vite médicaliser des changements de comportements liés à l’adolescence ou à la société. L’usage excessif des écrans est le plus souvent du fait des adolescents et des jeunes adultes. Il y a un gros risque de confondre des excès intrinsèques typiques de l’adolescence et des comportements problématiques.»

Par exemple, les critères classiques évoqués en cas d’addiction aux jeux vidéos repris par des organismes tels que l’Organisation Mondiale de la Santé notent une perte de contrôle, une centration (l’objet de l’abus prend une place centrale dans la vie de la personne, NDLR) et des conséquences négatives. «Ce n’est pas très clair, et tout est relatif !, constate Pascal Minotte. Une perte de contrôle ? Pour autant qu’on ait envie de se contrôler. Des conséquences négatives pour qui ? La personne, le conjoint, la famille, la scolarité ? Il faut faire la différence entre un usage passionné des écrans et un usage excessif qui est souvent lié à une souffrance. Dans ce dernier cas, j’observe dans ma pratique qu’en général, le problème n’est pas dû à l’écran, celui-ci est souvent utilisé pour se distraire de problèmes que l’on peut rencontrer dans sa vie, échapper au stress.»

  

Fuir les soucis du quotidien

L’usage excessif des écrans serait donc plutôt révélateur d’une souffrance plutôt qu’un problème en tant que tel. La pratique des jeux vidéos est notamment pointée: les adeptes ont tendance à s’y réfugier pour échapper à leur quotidien. Mais en bien ou en mal ? Réponse au cas par cas. «Les jeux vidéos permettent à ceux qui les utilisent, en général les adolescents, d’être absents de certaines dimensions de leur existence, telles que le divorce de leurs parents ou du harcèlement scolaire dont ils sont victimes, tout en étant très présents à des enjeux importants pour eux. Ils acquièrent une reconnaissance sociale auprès des autres joueurs. Ils sont mobilisés, concernés par des enjeux concrets de compétition, … L’excès est notamment dû à la mise en place de stratégies, à des tentatives d’adaptation pour se sortir de leurs problèmes. Mais ce sont parfois des impasses. Certains s’y réfugient pendant quelques mois puis reviennent à la vie normale. D’autres vont patiner, faire du sur-place, s’enfermer dans des pratiques de longue durée avec des conséquences négatives importantes concernant la scolarité, la sociabilité, …»

Et là, mieux vaut agir. Prendre des mesures pour assurer un recul nécessaire. Pas seulement par rapport à l’usage du jeu vidéo, mais aussi et surtout par rapport à ce qui fait souffrance pour le joueur, à ce qu’il essaye de compenser par sa pratique du jeu.

Soigner la cyberdépendance

À l’hôpital de jour universitaire La Clé, à Liège, cela fait une dizaine d’années que l’on soigne la cyberdépendance. Ce centre de référence pour les addictions comportementales accueille une soixantaine de patients par an, la grande majorité en consultation, mais aussi, plus rarement, pour des hospitalisations. Au fil du temps et des demandes, le site s’est spécialisé dans les problématiques liées aux jeux vidéos ou d’argent, en ligne ou non. «On constate qu’il y a pour ces personnes une souffrance qui est souvent là depuis des années, précise Ariane Lakaye, psychologue-clinicienne. Une souffrance qui leur pose des problèmes, ainsi qu’à l’entourage. Nous rencontrons des personnes par exemple en situation d’endettement catastrophique, c’est quelque chose de plus compliqué que d’arriver à mettre de la distance avec le jeu en ligne. Ceux dont le smartphone prend un peu trop de place vont peut-être aller davantage vers des consultations classiques, ce n’est pas l’élément central autour duquel tourne leur vie.»

Le jeu, la pointe de l’iceberg

Quand on parle de cyberdépendance, on évoque une dépendance à l’outil Internet, soit une perte de la liberté de pouvoir s’abstenir. Les personnes accros vont avoir du mal à suspendre leur connexion ou à s’arrêter de jouer. «Le jeu vidéo n’est que la pointe de l’iceberg. C’est ce que la famille de la personne va voir. Mais quand on creuse, on découvre des difficultés beaucoup plus importantes. Il faut comprendre pourquoi le jeu vidéo a pris autant de place dans leur vie. 

Souvent, le jeu est un échappatoire, il a été une solution à un moment donné. Il permet de ne plus se tracasser, les utilisateurs y prennent même du plaisir car ils ne se confrontent plus au réel. S’ils diminuent la pratique du jeu, ils vont de nouveau toucher à toutes les difficultés auxquelles ils tentent de fuir. Les parents me disent souvent après 3 ou 4 mois de consultation que les choses sont plus compliquées qu’auparavant. C’est vrai: il y a moins de jeux vidéos mais des choses se disent, le jeune va essayer de retourner à l’école, s’ouvrir vers l’extérieur, communiquer. Cela crée de l’anxiété mais c’est indispensable. C’est pour cela qu’il est important d’intégrer la famille dans le processus. Elle a un rôle à jouer, les parents doivent se mobiliser.»

Ceux qui poussent la porte du centre ? Des jeunes de 13-14 ans guidés par leur famille, mais aussi des adultes, qui peuvent parfois venir de leur propre initiative. «Une des premières choses à faire: essayer de faire de la place pour autre chose, constate Ariane Lakaye. Du sport, des sorties, des activités autour du jeu comme des salons. Aller vers l’extérieur, se réinsérer dans la vie scolaire, participer aux sorties de l’école: tout ce qui favorise l’intégration dans un groupe. Il est important de voir si les jeunes sont bien dans l’école où ils ont envie d’être. Il faut tout faire pour éviter le décrochage. Les jeunes adultes, on va leur permettre de retrouver un réseau, plus professionnel.»

Les cas extrêmes sont hospitalisés. Ceux qui ont coupé tout contact avec l’extérieur et qui ont besoin de tester la relation avec les autres. Ils intègrent alors l’hôpital de jour, tous les jours de la semaine, et y côtoient des personnes présentant des difficultés psychologiques très larges. Une manière pour eux de retrouver un rythme et d’être confrontés à d’autres expériences. De se resociabiliser en étant dans un cadre défini. L’hospitalisation est alors un tremplin pour se réinsérer dans la vie quotidienne et ensuite mener à la concrétisation d’un projet, comme la reprise des études ou la recherche d’un emploi.

  

Un tic plus qu’une addiction

Exemple typique: le smartphone. Non connecté, il n’a presque aucun intérêt. Ce sont les réseaux sociaux, les boîtes mails et autres moyens de communication qui provoquent l’envie parfois incessante de se connecter.

Or, selon Pascal Minotte, la capacité de s’évader y est beaucoup moins efficace: la vie quotidienne et le travail nous rattrapent à la moindre publication. «La preuve, c’est que les services spécialisés dans le traitement lié aux excès du numérique n’accueillent d’ailleurs quasi pas de demande concernant les réseaux sociaux. Il y a plusieurs explications à cela. Il y a notamment une plus grande tolérance sociale pour leur usage. Pour les jeux vidéos, on constate que les personnes ne viennent généralement pas de leur plein gré. Elles sont poussées par leur conjoint ou leurs parents. L’utilisation des réseaux sociaux génère des inquiétudes, mais il s’agit davantage de préoccupations éducatives.» De plus, les utilisateurs restent sociabilisés, les conséquences sur leur vie sociale sont limitées, «même si on embête l’entourage». Et enfin, leur usage est plus compulsif qu’autre chose. «C’est entre le tic et le toc ! On peut consulter son téléphone machinalement au milieu d’une conversation, mais cela a des conséquences mineures sur le fonctionnement de l’individu. Le noyau dur des usages excessifs, c’est l’évasion qu’ils permettent et les réseaux sociaux sont moins efficaces que les jeux vidéos de ce point de vue.»

Les écrans génèrent de la lumière bleue qui inhibe la sécrétion de mélatonine, la substance qui prépare le cerveau à l’endormissement. Problématique lorsqu’on consulte son smartphone au lit juste avant de dormir… 

Pour s’assurer une déconnexion complète, certains optent pour une cure thermale ou
un voyage axé sur la «détox». Une option souvent onéreuse, mais qui garantit un
séjour «hors lignes».

  

Séparer vies privées et professionnelles

Reste que certains utilisateurs semblent littéralement scotchés à leur téléphone ou à leur tablette. Ne résistant pas à l’appel de la moindre notification leur signalant un message ou un commentaire. Mais à quel stade faut-il prendre de la distance ? Le concept de «détox digitale» se propage depuis quelques années et se décline à toutes les sauces (lire par ailleurs). «À nouveau, parler de désintoxication est excessif, insiste Pascal Minotte. Mais si cela peut faire du bien… Il faut distinguer ceux pour qui le smartphone a quelque chose de persécuteur et ceux qui le consultent pour se détendre. La détox digitale est une expression qui parle aux adultes. Elle concerne la perméabilité entre la vie personnelle et la vie professionnelle, le burn-out. Les gens sont perpétuellement au travail, ils ont un téléphone professionnel. Le télétravail nous persécute.»

Dans les autres cas, les outils connectés sont liés à la détente. «Le vrai enjeu n’est pas la détox digitale, mais plutôt l’éducation aux médias. Il n’est pas nécessaire de se passer des outils qui ont leur utilité pour la vie sociale ou la recherche d’un emploi par exemple, mais d’apprendre à bien les utiliser. La régulation quotidienne est le vrai enjeu. Il faut mettre des balises, comme par exemple refuser le smartphone professionnel, qu’on nous propose comme un avantage mais qui n’en est pas un.»

  

Poser des balises

Autre limite à poser: celle du sommeil. Au-delà du problème posé par la lumière bleue générée par les écrans qui inhibe la sécrétion de mélatonine, la substance qui prépare le cerveau à l’endormissement, il est évident que consulter son téléphone jusqu’à la moitié de la nuit va influencer les performances du lendemain. «Ceux qui ont du mal à s’autoréguler, comme les adolescents, doivent pouvoir être aidés. Par exemple par la mise en place d’une heure d’extinction précise. Les adolescents sont très friands de contacts avec les copains. Ils ont besoin d’interactions. Mais cela n’a rien à voir avec de l’addiction. Ils coupent le cordon et compensent ce vide par des amitiés très fortes et un besoin continu de contacts. À cet âge-là, il y a un enjeu développemental très important.»

Sans parler d’addiction, certains vivent les écrans comme une obsession. Là aussi, il est nécessaire de poser des balises. «Il faut être attentif à la diversité des activités avec les plus jeunes. Les excès font partie intégrante du processus de l’adolescence. Il faut donc s’assurer qu’ils ont également d’autres activités. Les jeux vidéos et les réseaux sociaux, pratiqués de façon responsable et pondérée, apportent plein des choses positives au niveau sociabilisation. Mais il faut varier les plaisirs !»

Dès lors, quand prendre du recul ? Avant tout, il faut s’interroger sur le problème. S’il existe, qui en pâtit ? Est-ce que l’usage fait sens pour la personne ? «Il faut s’inquiéter si l’usage est associé à une souffrance. Quelqu’un en souffrance qui ne sait pas se détacher du smartphone est plutôt en situation de burn-out. Cela peut aussi être une souffrance ou une désapprobation de l’entourage. Là, il y a quelque chose à faire. Pour le reste, c’est une tendance contemporaine: on constate une panique morale, une forme de schizophrénie. Il y a un discours qui peut faire peur avec l’utilisation de la métaphore de la drogue. On est curieux de consulter les écrans, on en fait un usage quotidien, on culpabilise, mais on le fait quand même. Les gens finissent par se sentir victimes alors qu’ils le font parce qu’ils en ont envie.»

De l’application à la cure thermale

Et si les écrans prennent trop de place et qu’on souhaite s’en éloigner ? Le smartphone est souvent à la fois professionnel et privé. Même chose pour l’ordinateur: les étudiants travaillent et jouent sur le même outil. La distraction est à portée de clic… Pour limiter les abus digitaux, il faut avant tout se questionner: quelle place donne-t-on au numérique ? Est-on prêt à consulter nos écrans moins souvent ?

Les avis sont unanimes, on y gagnerait du temps, un sommeil serein, des relations plus harmonieuses… Mais pour y arriver, il faut se donner des objectifs. On peut poser des balises, enclencher régulièrement le mode «avion» de son téléphone. Désinstaller les applications les plus consultées. Désactiver les notifications. Mais ce n’est pas toujours possible. Et parfois, le self-control n’est pas suffisant.

Le concept de «digital detox» s’est développé autour de la question. Et toutes sortes d’outils ont vu le jour. À commencer par des applications à installer… sur son smartphone ou sa tablette. Paradoxal ? Certes. Mais ils permettent de limiter la consommation en calculant le temps passé devant l’écran. L’une enverra une notification lorsqu’on a dépassé la limite qu’on s’était fixée, une autre, plus radicale, mettra par exemple le téléphone en veille.

Plus distrayant, certains utilisateurs opteront pour une cure thermale ou un voyage axé sur la déconnexion, mais l’investissement est conséquent. Option plus accessible, des dizaines d’ouvrages ont vu le jour sur le sujet.

Pour les plus accros (à la nourriture mais cela marche aussi avec les téléphones), il existe la «Kitchen Safe». Un récipient muni d’un minuteur permettant de verrouiller la boîte pour une durée déterminée. Aux grands maux les grands remèdes, comme on dit.

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