Santé

Les bruits de la colère

Philippe LAMBERT • ph.lambert.ph@skynet.be • www.philippe-lambert-journaliste.be 

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Pour certains, entendre une autre personne mastiquer de la nourriture, faire éclater un chewing-gum, tapoter sur une table avec un crayon, renifler, tousser ou encore frapper sur les touches d’un clavier d’ordinateur est perçu comme insupportable. Il ne s’agit pourtant que de bruits courants, mais qui suscitent chez eux une réaction négative – aversive ou répulsive – disproportionnée

 

Par référence à son étymologie (miso: haine, phono: son), la misophonie est littéralement la «haine des sons». Mais pas de tous les sons. De bruits jugés insoutenables par une personne donnée. L’intérêt pour cette question est récent. Ce n’est en effet qu’au début du 21e siècle que Margaret et Pawel Jastreboff, 2 chercheurs cliniciens de l’Université Emory, à Atlanta, identifièrent le syndrome de misophonie. «Ils rapportèrent pour la première fois des observations cliniques concernant des sujets se plaignant d’une tolérance réduite pour des sons spécifiques, avec ou sans acouphènes associés», indique Hedwige Dehon, psychologue, collaboratrice volontaire à l’Université de Liège.

Ces spécialistes des troubles liés aux sons (acouphènes, phonophobie…) furent interpellés lorsqu’ils constatèrent que les descriptions de cas classiques d’hyperacousie, trouble auditif caractérisé par une intolérance accrue aux bruits atteignant une certaine intensité sonore, ne recouvraient pas les plaintes d’individus en proie à une aversion à l’égard de certains sons bien précis dont il s’avéra qu’ils revêtaient une signification particulière à leurs yeux, notamment dans certains contextes. Émergea donc un nouveau concept, celui de misophonie.

Cette dernière demeure peu connue du corps médical, y compris des professionnels de la santé mentale. Pour l’heure, elle n’est toujours pas répertoriée dans les classifications internationales, y compris dans le DSM-V, manuel de référence de l’Association américaine de psychiatrie. Il existe néanmoins une échelle destinée à en mesurer la sévérité: l’Amsterdam Misophonia Scale, adaptation de la Yale-Brown Obsessive-Compulsive Scale (Y-BOCS) utilisée dans le cadre des TOC. L’étiologie et la prévalence de la misophonie restent assez nébuleuses. Dans une étude qu’elle dirigea en 2014, la psychologue Monica Wu, de l’Université de Floride du Sud, concluait à une prévalence de 20% au sein d’une population de 483 étudiants constituée essentiellement de sujets masculins. Hedwige Dehon mena une étude similaire sur une population tout-venant de 328 participants. Dans cet échantillon, la prévalence s’élevait à presque 30%.

Croyance irrationnelle

Les sons qui provoquent des réactions misophoniques émanent habituellement d’une personne, mais pas toujours. «Le bruit d’un train, d’un avion, d’une machine aussi bien que des sons produits par des animaux (chant du coq, aboiements…) peuvent potentiellement induire des réactions misophoniques chez certains individus», précise Hedwige Dehon. Par ailleurs, la misophonie a un «pendant gestuel»: la misokinésie, qui consiste en une aversion à l’égard de certains gestes particuliers, comme bouger les pieds par saccades sous une chaise. Il arrive que misophonie et misokinésie cohabitent chez une même personne. Ainsi, celle-ci pourrait avoir 2 motifs à une réaction d’intolérance lorsque quelqu’un soulève le bras en guise d’agacement et soupire ou, autre illustration, fait des moulinets avec les mains en parlant.

Les sons impliqués dans la misophonie sont de nature répétitive et provoquent une réaction aversive immédiate qui inclut souvent des expériences déplaisantes associées à une forte activation physiologique reflétant entre autres de l’anxiété et de l’agressivité. Chez le misophone se manifestent alors de façon totalement disproportionnée de la colère, de la haine, de la rage ou du dégoût, voire un cocktail de ces sentiments, à l’égard de la ou des personnes produisant les bruits incriminés. «Quand le problème vient d’une sensibilité à l’interférence – par exemple, le bruit d’un bic sur lequel quelqu’un appuie de façon répétée -, il y a chez beaucoup de misophones la croyance irrationnelle qu’il s’agit d’un acte volontaire destiné à le perturber dans ses activités», fait remarquer Hedwige Dehon. Les sentiments qui s’emparent du misophone peuvent s’accompagner de diverses manifestations physiques: raideur ou douleur dans la poitrine, les bras, la tête ou le corps entier, tonus musculaire plus élevé, diaphorèse (transpiration importante), dyspnée, tachycardie, hypertension, hyperthermie…

Il ressort de plusieurs études que les sons les plus régulièrement associés à la misophonie sont les bruits de gorge ou de mastication. Selon une étude publiée en 2013 dans PLoS One, les seconds provoqueraient des réactions aversives chez 81% des patients misophones. Le plus fréquemment, ces personnes sont plus sensibles aux bruits qui les insupportent quand ces derniers émanent de proches. Autrement dit, le contexte familier exacerbe les symptômes aversifs du misophone et l’intensité de ses réactions à l’égard de celui ou celle qui est à l’origine du bruit exécré. «Cela s’explique en partie par le fait que les réactions misophoniques externes sont socialement inadaptées», dit Hedwige Dehon. Dans le syndrome léger à modéré, il n’est pas rare que les comportements misophoniques se déclenchent dans des conditions de stress – conflits familiaux non résolus, pression scolaire ou professionnelle, etc. La psychologue rapporte l’exemple d’une femme amenée à changer de domicile après un divorce. Durant cette période stressante, elle ne supportait plus les bruits de bouche de ses enfants. Son déménagement terminé, ses réactions aversives à ce type de sons s’estompèrent. En revanche, lorsque le syndrome est intense, il s’installe durablement, d’autant qu’il fait alors l’objet, comme cela se vérifie dans tous les troubles anxieux sévères, d’un mécanisme d’entretien favorisé notamment par d’infructueuses et délétères tentatives d’évitement. Ce qui balise la voie d’effets pervers et de possibles comorbidités, tels des TOC ou de la dépression.

«Dans la majorité des cas de misophonie, souligne Hedwige Dehon, les symptômes sont plutôt légers à modérés et les réactions externes peuvent être maintenues sous contrôle. Mais ce n’est pas toujours le cas. Les personnes viennent souvent consulter pour l’un des 2 motifs suivants: soit parce qu’elles éprouvent de la détresse en raison de leur impuissance à faire face à une situation où un proche est associé à des sons qui leur sont insupportables, soit parce qu’elles ont peur de « passer à l’acte », de devenir verbalement ou physiquement agressives envers autrui sous le coup de la colère, si pas de la rage.»

Stratégies inadaptées

Il arrive donc que, sous l’emprise de l’anxiété, de la détresse, du dégoût, de la colère ou de la haine, la situation échappe au contrôle du misophone. Il peut éventuellement se mettre à pleurer, à crier ou à vomir, se laisser gagner par des comportements agressifs empreints de violence verbale ou physique. Dans le cadre familial, des séparations auraient eu lieu parce que l’un des conjoints ne parvenait plus à supporter les bruits de mastication de son ou de sa partenaire lors des repas. Et dans le cadre professionnel, des réactions extrêmes comme renverser une table ou jeter un ordinateur sur le sol ont été relatées. Aussi, lorsqu’elle est sévère, la misophonie est-elle à l’origine de difficultés et de handicaps aux niveaux scolaire, professionnel et familial ainsi que dans les interactions sociales.

Afin de soulager ses symptômes, le misophone n’a de cesse de voir s’éteindre le bruit qui génère chez lui une profonde aversion. Bien qu’il ait une conscience relativement préservée de la nature disproportionnée de son ressenti et de ses réactions en présence de sons communément considérés comme insignifiants, il pourra lui arriver, nous l’avons évoqué, d’adopter un comportement agressif à l’égard de la personne qu’il tient pour responsable des désagréments qu’il subit. Mais une autre stratégie existe, tout aussi dommageable: l’évitement. D’une part, le misophone aura tendance à se dérober à certaines situations sociales où il pourrait être confronté aux stimuli redoutés. Ainsi, certains fuiront les réunions professionnelles pour ne pas être en présence d’un orateur stressé dont les bruits de bouche leur seraient intolérables. D’autre part, la personne souffrant de misophonie pourra déployer divers moyens afin de se mettre à l’abri des sons aversifs. Par exemple, utiliser des protections auditives comme des boules Quies, écouter de la musique dans des écouteurs, quitter la table lors d’un repas, se boucher les oreilles.

«Les comportements d’évitement des sons aversifs et d’autres formes de comportement dysfonctionnel induites par des éléments sonores affectent la capacité des personnes à réaliser leurs activités quotidiennes et à apprécier leurs interactions sociales», insiste Hedwige Dehon. Elle parle de stratégies de coping inadaptées, rappelant que dans tous les troubles anxieux, catégorie au sein de laquelle elle range la misophonie, l’évitement ne fait qu’aggraver la situation. «Elle ne résout pas le problème, écorne l’estime de soi et accroît la détresse», dit-elle. En outre, la honte et le remords sont fréquemment associés aux réactions de gestion de l’anxiété lorsqu’elles consistent à demander à l’«agresseur», parfois de manière véhémente, d’arrêter de produire les bruits abhorrés. Ou aussi lorsque certains misophones en viennent à singer les sons qui les dérangent ou à produire des bruits plus intenses dans le but de les couvrir. «D’ailleurs, indique Hedwige Dehon, une étude suggère un lien entre misophonie sévère et syndrome de Gilles de la Tourette. D’autres travaux sont cependant nécessaires pour le confirmer.»

Dans le syndrome de Gilles de la Tourette, le sujet est affecté de tics moteurs (mouvements) et sonores (vocalisations). S’y ajoutent souvent des troubles du comportement. En particulier, des TOC, un déficit de l’attention/hyperactivité (TDA/H), des crises de panique ou de rage, des troubles du sommeil ou de l’apprentissage. «Dans ce syndrome, il y a un phénomène d’hyperimpulsivité découlant d’un problème d’inhibition et de contrôle, précise Hedwige Dehon. Un manque d’inhibition et de contrôle qui est également présent dans la misophonie sévère et qui servirait de lien entre les 2 entités.»

Il arrive que, sous l’emprise de l’anxiété, de la détresse, du dégoût, de la colère ou de la haine, la situation échappe au contrôle du misophone. Il peut éventuellement se mettre à pleurer, à crier ou à vomir, se laisser gagner par des comportements agressifs empreints de violence verbale ou physique

Dans le spectre du TOC ?

En 2015, les psychiatres Claude-René Jacot, Tanja Eric et Othman Sentissi (Hôpitaux universitaires de Genève) écrivaient dans la Revue Médicale Suisse: «À l’instar des phobies sociales, le sujet souffrant de misophonie peut recourir à des stratégies d’évitement pouvant perturber sévèrement son fonctionnement social, professionnel et familial. Une symptomatologie commune avec d’autres pathologies psychiatriques telles que l’anxiété dans le TOC ou la réaction aversive à certains stimuli dans le syndrome de stress post-traumatique (PTSD) fait de la misophonie un trouble qui pourrait bientôt être considéré comme une pathologie à part entière dans les classifications des troubles psychiatriques.»

À l’heure actuelle, il n’existe pas de consensus dans la communauté scientifique quant à la nature précise de la misophonie. Pas de tableau clinique, pas de critères diagnostiques ni dans le DSM-V ni dans d’autres classifications internationales des maladies. Hedwige Dehon souligne que la littérature a mis en évidence que les patients souffrant de misophonie sévère développent, en plus de l’évitement, des préoccupations non désirées et intrusives relatives aux sons déclencheurs et que les comportements (susmentionnés) qu’ils déploient en vue de réduire leur angoisse sont semblables à ceux que l’on peut observer chez des patients diagnostiqués comme souffrant de TOC. Raison pour laquelle certains auteurs suggèrent que la misophonie doit être intégrée au spectre de ce trouble.

D’autres scientifiques se réfèrent plutôt à un ensemble de symptômes faisant partie de l’anxiété généralisée ou du trouble de la personnalité schizotypique, ce dernier se caractérisant par une tendance omniprésente à un inconfort intense concernant les relations interpersonnelles et une capacité réduite à y faire face, par une cognition et des perceptions déformées, ainsi que par un comportement excentrique. «Il existe aussi des données montrant un lien entre la misophonie et le trouble de l’attention avec ou sans hyperactivité, de même qu’avec des troubles de l’humeur et des troubles anxieux sans qu’on sache, dans ces deux derniers cas, s’ils en sont la conséquence ou un facteur de vulnérabilité», explique Hedwige Dehon. Ce n’est pas tout. Pour certains, la misophonie relèverait de la sphère des troubles auditifs, et ce, parce que ces auteurs y voient des recouvrements au niveau des symptômes rapportés et une possible comorbidité avec l’hyperacousie, les acouphènes et la phonophobie.

«En raison du fonctionnement sociétal, nous sommes tous devenus des hyperactifs – sans référence pour autant au trouble TDA/H, estime de surcroît Hedwige Dehon. En effet, nous sommes sans cesse sollicités, notamment à cause de l’abondance des informations qui affluent de différentes sources dont les réseaux sociaux. De ce fait, nous éprouvons plus de difficultés qu’auparavant à focaliser notre attention sur les tâches que nous voulons effectuer. J’y vois personnellement un terreau fertile pour la misophonie.»

Le jeu des hypothèses

Le plus souvent, les symptômes de la misophonie débutent dans l’enfance ou l’adolescence, mais parfois à l’âge adulte, voire durant la vieillesse. Au départ, un seul son ou quelques rares sons apparentés sont déclencheurs du trouble. Au fil des années, d’autres bruits peuvent ou non élargir le champ des sons jugés insupportables par le misophone. Tantôt ils appartiendront à une même catégorie, tels les bruits de bouche, tantôt ils relèveront de plusieurs catégories. Mastication et frappe sur les touches d’un clavier d’ordinateur, par exemple.

Actuellement, peu de travaux ont été réalisés sur les causes de la misophonie. Aussi ses mécanismes étiopathogéniques demeurent-ils assez mystérieux. Des études de cas suggèrent cependant la présence d’une composante génétique. Selon certaines recherches, 55% des misophones auraient des antécédents familiaux. Pour le reste, les hypothèses foisonnent. D’aucuns évoquent des problèmes de transmission auditive. D’autres, en recourant à l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf), ont observé, chez des patients misophones exposés aux sons qu’ils exècrent, une hyperactivation au niveau du cortex auditif bilatéral et de l’amygdale, structure du cortex limbique (communément appelé le «cerveau des émotions») jouant principalement, mais pas uniquement, le rôle de «détecteur de danger», de «système d’alerte». L’hyperactivation enregistrée ne se produit pas lors d’une exposition à des sons neutres. «Tout semble indiquer que les misophones traitent les informations sonores de manière différente des non-misophones. Mais leur pattern de fonctionnement cérébral induit-il le trouble ou en est-il la conséquence ?», s’interroge Hedwige Dehon.

De nombreuses autres hypothèses ont été émises, qu’il serait fastidieux d’exposer ici. Fruit de travaux publiés en 2015 par des chercheurs de l’Université Northwestern, l’une d’elles arrive à la conclusion que la misophonie toucherait davantage les personnes créatives, hypersensibles, voire à haut potentiel. Pour sa part, Hedwige Dehon met la dernière main à une étude conduite sur la base d’enquêtes visant à dégager les facteurs (des traits de personnalité, par exemple) qui permettent de mieux comprendre comment s’installe puis se développe la misophonie. Elle précise: «Certains individus sont-ils plus sensibles à ce genre de troubles ? Nos modes de vie, qui induisent plus de difficultés à résister aux interférences, contribuent-ils au développement de tels troubles ? Ou bien est-ce la combinaison d’une hyperstimulation dans la vie privée ou dans la vie professionnelle avec des caractéristiques de personnalité particulières qui peut faire émerger des réactions misophoniques chez les individus ?»

Parmi les nombreuses approches thérapeutiques utilisées pour la prise en charge des patients misophones – hypnose, désensibilisation, relaxation, séances de mindfullness (pleine conscience)… -, celles qui ont fait montre de la plus grande efficacité sont les thérapies cognitivo-comportementales, avec exposition progressive aux sons jugés insupportables, et la Tinnitus Retraining Therapy (TRT), stratégie de masquage des sons dérangeants par un bruit de fond initialement développée pour les personnes souffrant d’acouphènes.

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