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Plus conscients qu’on ne le pense !

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Les bébés peuvent-ils accéder à une conscience autre que rudimentaire, désorganisée, éloignée de toute rationalité ? Peuvent-ils en outre observer et évaluer leurs propres processus mentaux au point de douter et de solliciter non verbalement l’aide de leurs parents ? Ces capacités leur furent longtemps déniées. À tort, comme le soulignent les études entreprises depuis les années 1980 dans le but d’appréhender scientifiquement la conscience des nourrissons

 
À partir de quand un bébé est-il conscient ? La question a été relativement peu traitée en science et dans la philosophie, du moins la philosophie occidentale. Des psychologues comme l’Américain William James (1842-1910) n’excluaient pas que les très jeunes enfants aient une conscience mais, à leurs yeux, elle ne pouvait alors «égaler» la nôtre, tant elle devait être floue, placée sous le signe d’une désorganisation des idées et d’un manque de rationalité. «Cette vision n’était pas sans implications sur le plan éthique, à telle enseigne que jusqu’à la fin des années 1980 environ, on a opéré les nourrissons sans anesthésie», commente Louise Goupil, chercheuse du CNRS en sciences cognitives au sein du laboratoire de psychologie et neurocognition de l’Université de Grenoble. Dans les années 1980, l’apparition de nouvelles techniques et méthodes permit d’essayer d’appréhender scientifiquement la conscience des nourrissons en dépit de leur incapacité à rapporter leur vécu.

Le terme «conscience» peut recouvrir différentes réalités. Ainsi, il peut désigner l’état de conscience dans lequel se trouve un individu à un moment donné – éveillé, endormi, sous hypnose, sous anesthésie, dans le coma… «En amont de ce questionnement sur l’état de conscience d’un individu, on peut aussi s’interroger sur les conditions structurelles qui permettent qu’un certain type d’organisme prenne conscience, souligne Louise Goupil. Par exemple, est-ce que les insectes sont conscients ? Est-ce qu’un ordinateur peut être conscient ? À quel moment les bébés deviennent-ils conscients ?»

Le terme «conscience» peut également se référer à la prise de conscience d’un contenu – sensation, souvenir, concept…  – à un moment donné. Ce que les spécialistes appellent l’accès conscient. Une autre facette de la conscience ressortit à la capacité de l’individu à observer et évaluer ses propres processus mentaux. On parle alors de conscience réflexive, d’introspection ou de métacognition. Forme de conscience qui, alliée à la volonté consciente (je me sens l’auteur de mes actes), constitue un moteur essentiel de la conscience de soi.

Ondes précoces et tardives

Les recherches sur la conscience chez le bébé et le jeune enfant gravitent généralement autour de 2 pôles: l’accès conscient et la métacognition. Les résultats engrangés jusqu’à présent mettent en lumière que, même si, en toute logique, elles n’atteignent pas le même niveau que chez des sujets plus âgés, les capacités des nourrissons dans ces 2 domaines ont longtemps été sous-estimées. Comme il est apparu expérimentalement (voir infra), la conscience ne serait pas étrangère aux très jeunes enfants, mais les bébés seraient plus lents que les individus plus âgés dans leur accès conscient à un stimulus. Cela plaide en faveur de l’idée selon laquelle l’accès conscient reposerait sur une distribution globalisée de l’information dans le cerveau ou, au moins, en faveur du fait qu’être conscient aurait pour conséquence que l’information devienne disponible à l’échelle globale au niveau cérébral. Ce qui requiert, dans les 2 cas, des connexions à longue distance opérationnelles entre des aires topographiquement éloignées. Or, progressive, la myélinisation des axones n’est pas complète durant la première année de vie de l’être humain, ralentissant ainsi la conduction nerveuse.

L’idée de l’implication globale du cerveau dans le phénomène conscient s’appuie sur les résultats de plusieurs travaux où ont été comparés, chez l’adulte, les réseaux cérébraux mis en œuvre selon que le traitement d’un stimulus est conscient ou non conscient. Différents types de stimulations (visuelles, sonores…), tantôt accessibles à la conscience, tantôt présentées de façon subliminale, ont été utilisés au gré d’études qui se sont fondées sur divers protocoles expérimentaux. Ainsi que le rapporte Louise Goupil, chacune d’elles énonce des conclusions largement partagées par les autres. «Premièrement, la perception consciente ou non consciente d’un stimulus semble systématiquement s’accompagner d’une augmentation des activations dans les aires sensorielles spécialisées dans le traitement de ce type de stimuli – par exemple, aires visuelles pour un stimulus visuel, aires auditives pour un stimulus auditif, aires sensori-motrices pour un stimulus tactile», dit-elle. Ensuite, une deuxième caractéristique de l’accès conscient serait une extension du réseau cérébral qui traite l’information sensorielle, ce qui se traduirait entre autres par l’apparition d’activations dans les lobes pariétaux, frontaux et cingulaires, tandis qu’on assisterait parallèlement à une communication renforcée entre les régions cérébrales activées. Malgré tout, un doute subsiste: s’agit-il d’une condition nécessaire ou d’une conséquence de l’accès conscient ?

La dynamique temporelle des activations cérébrales associées à l’accès conscient a été étudiée par électroencéphalographie (EEG) ou par magnétoencéphalographie (MEG) chez l’adulte, puis chez le nourrisson. Dans un article publié en 2005 dans Nature Neuroscience, Claire Sergent, Sylvain Baillet et Stanislas Dehaene ont comparé les activations cérébrales enregistrées par EEG chez des adultes selon que les conditions du protocole expérimental leur permettaient de percevoir consciemment ou non un mot qui leur était présenté visuellement. Qu’observèrent les expérimentateurs ? D’abord, que les premières réponses évoquées par le stimulus visuel, c’est-à-dire les premières ondes cérébrales apparaissant à la suite de sa présentation (P1 après 100 millisecondes, N1 après 150 millisecondes) étaient identiques, que le mot ait été vu ou ne l’ait pas été. En revanche, une différence nette entre les 2 occurrences se dévoilait après 250 ms, l’onde N2 se révélant nettement plus intense dans le cas où les participants rapportaient avoir vu le mot présenté, mais surtout après 300 ms (onde P3), moment à partir duquel se succédaient, jusqu’à une demi-seconde après la présentation du stimulus, des ondes qui s’avéraient totalement absentes quand les participants disaient ne pas avoir vu le stimulus. Dès lors, cette succession d’ondes au cœur d’un phénomène de tout (situation «vu») ou rien (situation «non vu») a été interprétée comme une signature d’accès à la conscience.

C’est donc après des étapes initiales «préconscientes» de traitement sensoriel, communes aux 2 situations «vu» et «non vu», que se manifesteraient, à partir de 250 ms après présentation du stimulus, les mécanismes sous-tendant la prise de conscience. À moins, une fois encore, qu’il s’agisse plutôt d’une conséquence de l’accès conscient.

Une certaine lenteur

En 2013, le magazine Science publiait un article dont le premier auteur était Sid Kouider, du Laboratoire de sciences cognitives et psycholinguistique de l’École normale supérieure (Paris). Les chercheurs réalisèrent chez le bébé une expérience assez similaire à celle conduite en 2005 chez l’adulte par Claire Sergent, Sylvain Baillet et Stanislas Dehaene. Grâce à la technique dite du masquage visuel, ils présentèrent des images de visages, les unes visibles, les autres non visibles, à 80 nourrissons de 5, 12 et 15 mois. Contrairement aux adultes, ces très jeunes enfants ne pouvaient évidemment pas rapporter leur vécu – j’ai vu le visage ou je ne l’ai pas vu. L’élément cardinal fut que les enregistrements par EEG de leur activité cérébrale adoptèrent le même profil que celui relevé au cours de l’expérience de 2005 chez l’adulte: présence d’ondes cérébrales précoces à l’occasion de la présentation de tous les visages, présence d’ondes cérébrales tardives uniquement dans certains cas, a priori ceux qui, par référence aux résultats observés chez l’adulte, étaient associés à une perception consciente du stimulus. Néanmoins, les ondes tardives émergeaient non pas autour de 300 ms comme chez l’adulte, mais vers 900 ms chez les bébés de 5 mois et vers 750 ms chez ceux de 12 ou 15 mois. «Cela suggère donc que des mécanismes de prise de conscience similaires à ceux de l’adulte existent chez le bébé, et qu’au cours du développement leur latence de déclenchement se raccourcit», conclut Louise Goupil.

Jean-Rémy Hochmann, chercheur du CNRS à l’Université Claude Bernard Lyon 1, et Sid Kouider ont publié dans Current Biology, en mars 2022, les résultats de travaux s’appuyant sur un autre protocole expérimental. Leur étude confirme que les nourrissons ont un accès à la conscience perceptive, mais plus lent que l’adulte, et que l’écart se réduit au fil du développement.

Dans une étude publiée en 2019 dans Cognition, Naiqi Xiao et Lauren Emberson ont présenté des visages, en vision périphérique, à des bébés de 9 mois. Or, on sait que la perception consciente d’éléments situés en périphérie est moins bien assurée que celle des éléments figurant dans l’axe du regard, qui accaparent largement le focus attentionnel. Le but poursuivi était de déterminer si les nourrissons étaient déjà dotés de mécanismes d’amplification attentionnelle généralement considérés comme nécessaires à la prise de conscience. Les scientifiques firent entendre aux bébés des vocalisations, tantôt de joie, tantôt de colère, congruentes ou non avec l’expression des visages. En cas de congruence, les visages furent mieux reconnus, ce qui plaide en faveur de l’existence, dès un âge précoce, de mécanismes d’amplification attentionnelle permettant de sélectionner certaines informations et de les amener dans le champ de la conscience.

Trop confiant, le bébé

Pouvant être définie, selon l’approche des psychologues Thomas Nelson et Louis Narens (1990), comme «la connaissance et le contrôle qu’un système cognitif peut avoir de lui-même et de son propre fonctionnement», la métacognition (conscience réflexive) constitue le second pôle principal des recherches relatives à la conscience chez le bébé et le jeune enfant. Dans quelle mesure les nourrissons sont-ils capables d’observer et d’évaluer leurs propres processus mentaux ? Là réside toute la question du développement de la métacognition, domaine qui fait l’objet de recherches depuis une cinquantaine d’années, d’autant qu’il entretient des liens étroits avec la sphère de l’apprentissage.

Même si elles n’atteignent pas le même niveau que chez des sujets plus âgés, les capacités des nourrissons dans les domaines de l’accès conscient et de la métacognition ont longtemps été sous-estimées. La conscience ne serait pas étrangère aux bébés. Leur prise de conscience d’un stimulus serait simplement plus lente.

Chez le nourrisson, les recherches portant sur la métacognition doivent contourner le même écueil que celles consacrées à l’accès conscient: le fait que ces enfants sont dans l’incapacité de relater leur vécu. Aussi la plupart des travaux sur la métacognition chez le jeune enfant se sont-ils focalisés sur des sujets de 4 ou 5 ans. Ces études montrent qu’ils ont en général un biais cognitif de «surconfiance» dans l’évaluation de leurs propres compétences, connaissances et performances. «Par exemple, quand on propose à des enfants de 4-5 ans et à des enfants de 8-9 ans d’apprendre le nom d’animaux en peluche, et de dire s’ils seraient capables de se souvenir de ces noms plus tard (…), les enfants de 4-5 ans disent qu’ils seraient capables de se souvenir des noms beaucoup plus souvent que les enfants de 8-9 ans, qui sont eux capables de se rendre compte quand ils n’ont pas bien mémorisé les noms», écrit Louise Goupil dans un ouvrage cosigné par Claire Sergent aux Éditions de Boeck (1). On remarque ce biais de surconfiance dans de nombreuses situations. Ainsi, lorsqu’on leur demande s’ils savent quel objet se trouve caché dans une boîte, les enfants de 4-5 ans répondrons habituellement oui. Néanmoins, ils ne sont pas pour autant totalement dénués de sensibilité métacognitive dans l’évaluation de leur mémoire et de leurs apprentissages. En effet, face à une épreuve plus simple où ils sont appelés à choisir, parmi 2 noms, celui dont ils seront à même de se souvenir le plus facilement par la suite, ils optent habituellement pour le nom qu’ils ont effectivement le mieux mémorisé.

Le biais de surconfiance est fréquemment sous-tendu par la difficulté d’inhiber une réponse positive («oui, je sais»; «oui, j’ai bien répondu»…). L’origine de ce phénomène est probablement lié au développement incomplet des fonctions exécutives, en particulier des capacités d’inhibition qui permettent d’écarter une information non pertinente.

S’ils rencontrent des difficultés dans la réalisation d’une tâche, des nourrissons de  20 mois sont déjà en mesure de solliciter non verbalement l’aide de leurs parents

Le sens des mots

Depuis une quinzaine d’années, des études se sont intéressées aux capacités métacognitives basiques dont pourraient être dotés les nourrissons dans des tâches simples non verbales adaptées à leur âge. Elles ont révélé que même des bébés de 20 mois ne sont pas dépourvus de sensibilité métacognitive. En 2016, Louise Goupil fut la première auteure d’un article publié dans la revue PNAS, qui dévoilait les résultats de travaux faisant appel à des enfants d’âge préverbal. Ces recherches adoptaient un paradigme similaire à celui utilisé 8 ans plus tôt par un autre groupe avec des enfants de 3 ans. En l’occurrence, les expérimentateurs les plaçaient dans des situations qui pouvaient les amener à douter – par exemple, quant à l’endroit où se trouvait un jouet. Il apparut que dans ce cas, des nourrissons de 20 mois étaient déjà en mesure de saisir qu’ils étaient en proie au doute et de solliciter non verbalement l’aide de leurs parents en se tournant vers eux, plutôt que de se lancer dans une recherche exploratoire erronée. «Cette conclusion a été confirmée par la suite par d’autres études», précise Louise Goupil.

Selon des travaux du psychologue Jan R. Wessel, publiés en 2012 dans Frontiers of Human Neuroscience, 2 potentiels typiques sont mesurés en EEG lorsqu’un individu commet une erreur. Potentiel négatif, l’ERN (error-related-negativity), qui trouve son origine dans le cortex cingulaire antérieur, se manifeste en premier. Vient ensuite le Pe (error-related-positivity), potentiel positif qui dépend d’un réseau cérébral fronto-pariétal plus distribué. «L’ERN et le Pe sont 2 marqueurs neuronaux. Alors que l’ERN est liée à la détection d’une erreur en soi et associée à sa correction automatique, le Pe traduit une prise de conscience de l’erreur», indique Louise Goupil. Dans une expérience qu’elle a conduite en 2016 avec Sid Kouider (publication dans Current biology), l’ERN fut déjà détectée chez des enfants de 12 mois, tandis que dans d’autres travaux datant de 2013, le Pe avait été observé chez des enfants de 4 ans. Ce qui n’exclut pas la possibilité que ces potentiels soient présents à des âges plus précoces encore.

Récemment, Isabelle Dautriche, chercheuse du CNRS à l’Université d’Aix-en Provence, Louise Goupil et 2 neuroscientifiques écossais (Kenny Smith et Hugh Rabagliati) ont mené une étude relative au degré de confiance que des enfants de 2 ans investissaient dans le sens qu’ils attribuaient aux mots. Les expérimentateurs énonçaient de nouveaux mots, qui étaient en réalité des pseudo-mots (mots inexistants), pour désigner des animaux ou des objets que les enfants ne connaissaient pas encore. Par exemple, tel animal qu’ils n’avaient jamais vu était baptisé un «dax» et tel autre, un «zet». Les enfants pouvaient donc potentiellement apprendre ces nouveaux «mots». Et c’est ce qu’ils réussissaient à faire.

Toutefois, quand, par exemple, un chien et une balle leur avaient été présentés, l’un à gauche, l’autre à droite, puis dissimulés, et qu’on leur demandait ensuite où se trouvait la balle, ils cherchaient à la regarder et, une fois qu’ils se décidaient pour le bon côté, ils persévéraient dans leur choix, alors qu’ils abandonnaient très vite le côté erroné, comportement suggérant qu’ils se rendaient compte de leur erreur. S’agissant des nouveaux animaux et objets désignés par des pseudo-mots, ils n’en allaient pas de même. Les enfants s’avéraient capables de reconnaître les «mots» énoncés avec une performance meilleure que le hasard, mais non d’évaluer si leur connaissance du sens des «mots» était bonne ou mauvaise. Autrement dit, la confiance de ces enfants de 2 ans dans leurs interprétations était fonction de leur degré de connaissance des mots, de l’importance de l’ancrage de ces derniers en mémoire. D’autre part, lorsque les chercheurs et chercheuses appelaient un chien un «bloop» par exemple, alors que la dénomination d’un chien était familière aux enfants, la confiance que ceux-ci avaient initialement dans l’interprétation du mot «chien» s’érodait, voire se désagrégeait.

Bien qu’elles demeurent assez marginales, les recherches sur la métacognition chez le nourrisson et le jeune enfant explorent d’autres voies encore. Notamment la relation que la métacognition entretient avec le développement de la conscience de soi ou son rôle dans les différentes formes d’apprentissage – scolaire, social, etc.

(1) Louise Goupil et Claire Sergent. Conscience perceptive et métacognition. Manuel de psychologie et neurosciences, Éditions de Boeck, 2021.

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