Santé

Les prisonniers du sommeil

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S’endormir en pleine journée pour un oui ou pour un non. Quelquefois, se sentir paralysé dans son lit durant quelques secondes ou quelques minutes au moment du réveil. Et parfois aussi, dans une des formes de la maladie, s’affaler soudainement sur le sol, sans tonus musculaire, parfaitement conscient mais immobile. Voilà 3 manifestations spectaculaires de la narcolepsie, cette hypersomnie des plus handicapantes dans la vie quotidienne. Une pathologie décrite aujourd’hui comme auto-immune d’origine génétique et environnementale

 
Entendues au sens large, les hypersomnies font référence à toutes les plaintes de somnolence diurne excessive dues, pour la plupart, à une privation chronique de sommeil, à une perturbation des rythmes circadiens ou à des syndromes dépressifs qualifiés alors de dépressions hypersomnolentes. Au sens neurologique du terme, en revanche, les hypersomnies sont au nombre de 3: le syndrome de Kleine-Levin, l’hypersomnie idiopathique et la narcolepsie de type 1 (NT1) ou de type 2 (NT2).

Dans cette triade, la narcolepsie, bien que relativement rare (de 2 à 3 cas pour 10 000 personnes), est de loin la plus fréquente et la plus étudiée. Elle existe sous 2 formes: le type 1 (environ 80% des cas) et le type 2. La première s’accompagne de cataplexies, épisodes soudains de chutes partielles ou généralisées du tonus musculaire au niveau des muscles volontaires (squelettiques). Par ailleurs, elle est caractérisée par un dysfonctionnement d’une population restreinte de neurones (70 000 à 80 000 au total) localisés dans l’hypothalamus latéral et dorso-médian: les neurones producteurs d’hypocrétine, également appelée orexine. Selon de récents travaux, il pourrait s’agir, plutôt que d’une destruction neuronale habituellement évoquée, d’un état de sidération des neurones dont l’expression de l’hypocrétine serait rendue silencieuse par une méthylation des promoteurs du gène codant pour ce neuropeptide. «Dans la narcolepsie de type 1, le taux d’hypocrétine dans le liquide céphalorachidien est fortement réduit ou indosable», précise Julien Fanielle, neurologue au CHU de Liège. Dans la narcolepsie de type 2, il n’y a pas de cataplexie, les neurones producteurs d’hypocrétine ne sont pas impactés et le taux du neurotransmetteur n’est pas abaissé, sauf quelquefois où il adopte une valeur «intermédiaire». «Dans ce cas, il est légitime de se demander si l’on n’a pas affaire à des narcolepsies de type 1 en devenir», dit le neurologue. Abstraction faite des différences entre types 1 et 2, qui s’étendent aussi, nous le verrons, à la sphère génétique, le diagnostic de narcolepsie se fonde sur 2 éléments clés: une hypersomnolence durant la journée et la survenue de sommeil paradoxal lors de siestes constitutives des «tests itératifs de latence d’endormissement» (voir infra).

Irruption de sommeil paradoxal

Outre un entretien clinique détaillé, quel est le cheminement classique menant au diagnostic dans le cadre des tableaux d’hypersomnie ? Tout d’abord, le patient est équipé d’un actimètre durant une quinzaine de jours. Ce dispositif, qui enregistre les mouvements corporels, permet au neurologue de se forger une idée de la manière dont le sujet se partage entre veille et sommeil ainsi que de se prononcer sur l’éventualité d’une privation chronique de sommeil ou d’un trouble du rythme circadien – 2 occurrences de nature à engendrer des plaintes d’hypersomnolence. «C’est typiquement le cas chez les adolescents qui vont se coucher tard ou chez les travailleurs postés, dont les rythmes biologiques peuvent s’avérer totalement irréguliers. Déterminer s’il y a un déficit chronique de sommeil ou des troubles du rythme circadien est important pour faire la part des choses car ces situations favorisent parfois la survenue du sommeil paradoxal à l’occasion des siestes programmées lors des tests itératifs de latence de sommeil», explique le docteur Fanielle. Deuxième étape: une polysomnographie effectuée durant une nuit passée par le patient dans une unité hospitalière spécialisée. Elle a pour objectif de mettre en lumière des troubles au niveau de la physiologie du sommeil et de les quantifier.

L’étape suivante fait appel aux tests itératifs de latence d’endormissement. Cinq siestes diurnes de 20 min, espacées de 2 h, sont proposées au patient. S’il s’endort tardivement (après 18 min, par exemple), la session peut être prolongée de 15 min. Le but de l’examen dans la recherche d’une possible narcolepsie est de percevoir l’immixtion éventuelle d’épisodes de sommeil paradoxal au cours des siestes diurnes, ce qui est censé ne pas se produire normalement. En effet, le sommeil paradoxal ne doit théoriquement se manifester que dans la dernière phase d’un cycle de sommeil, dont la durée approximative est de 90 à 120 min. Les critères diagnostiques pour la narcolepsie sont la survenue de 2 épisodes de sommeil paradoxal (SOREMP – Sleep onset REM period(1) sur les 5 siestes, dans les 15 min suivant l’endormissement, ou d’un seul et d’un autre, précoce (dans les 15 min également), enregistré par la polysomnographie durant la nuit passée dans une unité d’étude du sommeil. Pour l’hypersomnie idiopathique, par exemple, où le sommeil est en quelque sorte programmé comme le mode par défaut au lieu de l’éveil, le critère diagnostique est une latence d’endormissement moyenne inférieure ou égale à 8 min sur les 5 siestes, avec moins de 2 SOREMP.

Le plus fréquemment, la narcolepsie débute dans l’enfance ou l’adolescence ou chez le jeune adulte. Elle présente aussi un pic d’incidence vers 30 ans, mais peut néanmoins commencer à un âge plus avancé. Son diagnostic n’est habituellement posé que tardivement, en moyenne 8 ans après l’apparition des premiers symptômes et seulement chez un tiers des malades. Pour qu’il soit enfin établi, il faut souvent qu’émergent de graves problèmes, tels une chute des résultats scolaires, un accident de la route ou encore de sévères difficultés professionnelles. Pourquoi ? «Parce que la maladie est relativement mal connue et très régulièrement banalisée, rapporte Julien Fanielle. Ainsi, on trouve toujours une bonne raison pour justifier la somnolence excessive d’un enfant. On dira qu’il va se coucher trop tard ou qu’il souffre peut-être d’une mononucléose, par exemple.»

Un état anxiogène

Dans un article publié en 2015 dans The New England Journal of Medicine, Thomas E. Scammell, de la Harvard Medical School, à Boston, écrit: «Le sommeil paradoxal peut survenir chez les personnes atteintes de narcolepsie à n’importe quel moment de la journée, et les éléments classiques du sommeil paradoxal s’immiscent souvent dans l’état de veille.» Quels sont ces éléments ? La production de rêves, des mouvements oculaires rapides et une atonie musculaire touchant les muscles squelettiques, à l’exception des muscles oculomoteurs et du diaphragme. Rêves, hallucinations…: chez le patient narcoleptique peuvent survenir des hallucinations hypnagogiques, c’est-à-dire se produisant à l’endormissement, ou des hallucinations hypnopompiques, propres aux premiers instants de l’éveil. Plutôt dérangeantes (vision de voleurs ou de monstres, impression de percevoir une voix ou un bourdonnement…), les unes et les autres sont tantôt visuelles, tantôt auditives, tantôt kinesthésiques, voire multimodales. En outre, dans une étude publiée en 2019, des chercheurs de l’Institut du cerveau (ICM), à Paris, se sont interrogés sur la possibilité que les personnes narcoleptiques soient globalement plus créatives que des sujets contrôles, les données de la littérature suggérant qu’une sieste qui inclut une phase de sommeil paradoxal favorise, dans sa foulée, une période de plus grande flexibilité mentale. Il apparut que les sujets narcoleptiques obtenaient effectivement de meilleurs scores à des tests de créativité. Toutefois, comme le précisent les chercheurs, «seule une partie d’entre eux sortait vraiment du lot en matière d’accomplissement créatif».

Dans la narcolepsie, on observe également des «paralysies du sommeil». «Au moment où elles se réveillent, les personnes concernées sont parfois incapables de bouger, signale Julien Fanielle. L’atonie musculaire du sommeil paradoxal, qui devrait être ″désactivée″ au moment où l’on sort du sommeil, dure encore quelques secondes, éventuellement 1 ou 2 min. Les individus restent paralysés des 4 membres, seuls les yeux et le diaphragme sont mobiles. État anxiogène qui, sans explications appropriées pour le prévenir, est associé au sentiment d’être prisonnier de son corps, ainsi qu’à la crainte d’événements dramatiques tels une paralysie définitive ou un arrêt cardiaque.» On constate par ailleurs des troubles dans le sommeil paradoxal sous la forme de mouvements désordonnés qui se substituent à l’habituelle immobilité présidant à cette phase de sommeil. Une prise de poids est observée chez 30% des patients narcoleptiques, essentiellement parce que la somnolence les rend peu actifs et que le système de l’orexine (hypocrétine), dont on connaît l’implication dans la régulation de l’éveil, du sommeil paradoxal, mais également de l’appétit, est défaillant. La dépression est aussi au rendez-vous chez un tiers des patients.

De l’émotion à la cataplexie 

Les personnes narcoleptiques ne présentent pas nécessairement un tableau complet de l’ensemble des symptômes de la maladie. Une de ses manifestations à laquelle ils n’échappent cependant pas est la fragmentation du sommeil de nuit. Contrairement à une idée reçue, ils ne «dorment pas tout le temps». Certes, ils connaissent des endormissements irrépressibles en journée, mais leur sommeil nocturne est émaillé de nombreux réveils. Chez eux, il y a une altération de sa qualité et de sa continuité. S’agissant même de courtes durées de sommeil, celui-ci est réparateur mais la somnolence ne tarde pas à réapparaître, surtout dans un contexte d’inactivité.

La narcolepsie de type 1 est le cadre de cataplexies généralisées ou partielles. Ces épisodes sont habituellement déclenchés par une émotion, le plus souvent agréable – le rire, la rencontre inattendue d’un ami, un orgasme, etc. Il arrive néanmoins qu’ils éclosent à la suite d’émotions négatives comme la colère ou l’effet de surprise. «Dans la majorité des cas, le rire est le principal déclencheur de ces pertes de tonus musculaire dans lesquelles semble être activée une voie mettant en œuvre l’amygdale, structure du système limbique impliquée dans la gestion émotionnelle, le cortex préfrontal et le tronc cérébral, commente le docteur Fanielle. On pense que la cataplexie s’explique par une intrusion, durant l’éveil, de l’atonie musculaire typique du sommeil paradoxal.»

La narcolepsie balafre la vie sociale, professionnelle et scolaire; elle  multiplie les risques d’accidents domestiques, de la route ou du travail à  moins qu’elle n’interdise la conduite automobile ou d’autres activités  comportant certains risques. Elle débouche parfois sur une stigmatisation  notamment d’élèves désignés à tort comme fainéants.

Lors d’un épisode cataleptique, qui dure traditionnellement de quelques secondes à 2 min environ, il n’y a jamais de perte de connaissance comme dans une syncope. Si la cataplexie est partielle, on observe régulièrement des troubles de l’élocution et un relâchement des muscles de la face. Si elle est totale, la personne peut s’affaler sur le sol, où elle demeure immobile, mais pleinement consciente. Ainsi que le souligne Julien Fanielle, le phénotype est différent chez les enfants, les cataplexies infantiles prenant classiquement la forme d’une modification du tonus du visage, d’une ouverture involontaire de la bouche et d’une protrusion de la langue (projection vers l’avant), laquelle est parfois animée de mouvements anormaux involontaires (dyskinésies). De surcroît, dans les narcolepsies de l’enfant, l’apparition d’une démarche chancelante durant des périodes prolongées et une prise de poids inhabituelle associée à la somnolence peuvent faire partie du tableau clinique.

Si l’étiologie de la narcolepsie de type 2 conserve une grande part de mystère, celle de la narcolepsie de type 1 est beaucoup mieux connue. Et l’on peut considérer aujourd’hui que nous sommes très probablement face à une maladie auto-immune d’origine génétique et environnementale. Quelque 95% des patients narcoleptiques de type 1 possèdent l’allèle HLA-DQB1*06:02 au sein du complexe majeur d’histocompatibilité (CMH) (2) de classe 2, entité importante du système immunitaire humain. Cependant, dans la population générale, 20 à 25% des individus en sont également porteurs. HLA-DQB1*06:02 n’est donc pas spécifique de la narcolepsie. «Il y a aussi, mais moins fréquemment, une mutation au niveau du récepteur TCR, le récepteur des lymphocytes T, et une association avec des polymorphismes d’autres gènes encore – P2RY11, par exemple», indique Julien Fanielle. Et d’ajouter: «On a en outre identifié des groupes HLA protecteurs, tels HLA-DPB1*04:02 et HLA-DQB1*06:03.» Cela nous mène sur la piste d’une forte prédisposition génétique qui, alliée à certains facteurs environnementaux déclencheurs, initierait un mécanisme auto-immun se traduisant par la destruction ou l’inactivation des neurones à hypocrétine de l’hypothalamus. «Étant donné qu’on n’a jamais trouvé d’anticorps circulants associés à la narcolepsie, il est vraisemblable que nous ayons affaire à une réaction immunitaire de type cellulaire, laquelle mobilise les lymphocytes T», fait remarquer notre interlocuteur.

 
Vers un tournant thérapeutique

Parmi les facteurs environnementaux dont la responsabilité est évoquée, le regard se porte prioritairement sur la grippe et les infections à streptocoques. Motif ? Des cas de personnes ayant développé une narcolepsie de type 1 dans la foulée d’une de ces maladies ont été répertoriés. Ainsi, conformément à l’hypothèse d’une responsabilité possible des virus influenza, la Chine, où la grippe H1N1 a sévi durant l’hiver 2009-2010, a vu l’incidence de la narcolepsie être multipliée par 3 l’année suivante. H1N1 toujours: un événement survenu en 2009 apporte de l’eau au moulin de la thèse de la maladie auto-immune. L’utilisation en Europe – particulièrement en Scandinavie – du vaccin Pandemrix® de GlaxoSmithKline contre la grippe H1N1 a drainé dans son sillage une multiplication par 12 du nombre de nouveaux cas de narcolepsie. L’adjuvant (AS03) de ce vaccin est mis en cause, dans la mesure où un vaccin similaire (Focetria®), doté d’un autre adjuvant (MF59C), et un autre vaccin encore (Panenza®), sans adjuvant, n’ont pas entraîné le même effet délétère.

La narcolepsie balafre la vie sociale, professionnelle et scolaire; elle multiplie les risques d’accidents domestiques, de la route ou du travail à moins qu’elle n’interdise la conduite automobile ou d’autres activités comportant certains risques; elle débouche parfois sur une stigmatisation lorsque, par exemple, un élève narcoleptique est désigné comme fainéant par des condisciples ou par des professeurs qui méconnaissent sa situation. Il n’existe à ce jour aucun traitement étiologique pour faire obstacle au processus d’altération des neurones à hypocrétine. En revanche, différents traitements symptomatiques sont disponibles. Ils agissent tantôt sur la somnolence, tantôt sur la cataplexie, tantôt sur les 2. Mais leur efficacité se limite à une amélioration des symptômes et leurs effets secondaires ne sont pas négligeables. Néanmoins, une révolution est en cours. Une équipe de chercheurs de l’Université de Montpellier, dirigée par le professeur Yves Dauvilliers, a testé l’administration par voie orale d’un agoniste des récepteurs 2 à l’hypocrétine développé par la firme pharmaceutique japonaise Takeda et baptisé TAK-994. Résultats spectaculaires s’il en est ! (3) «Nous n’avons pas eu une simple amélioration des symptômes; pour la première fois, les patients se sont tout simplement sentis guéris», rapporte Yves Dauvilliers. Ou plutôt se sont sentis comme guéris, car ce traitement n’est pas curatif.

L’essai clinique a toutefois dû être interrompu en raison de troubles hépatiques chez certains patients. «On pense qu’un des métabolites (4) du médicament est en cause et que ce n’est donc pas à proprement parler la fixation de la molécule thérapeutique qui pose problème puisqu’il n’y a pas de récepteurs de type 2 à l’hypocrétine dans le foie», explique le docteur Fanielle. La firme Takeda et les chercheurs français travaillent déjà sur une nouvelle molécule qui se joue a priori de la toxicité hépatique de sa devancière.

Pour l’heure, la narcolepsie est essentiellement traitée par une combinaison d’approches comportementales et pharmacologiques. Peut également s’y greffer une prise en charge psychologique en raison d’une éventuelle symptomatologie dépressive associée. Au niveau comportemental, une hygiène de vie stricte est la clé de voûte. «C’est contraignant, mais cet effort conduit à un meilleur contrôle de la maladie», dit Julien Fanielle. Dans ce contexte se plier à des siestes diurnes d’une vingtaine de minutes permet au patient de recharger ses batteries et d’écarter ainsi la somnolence qui malheureusement, sans autre intervention, reviendra au galop 1 h ou 2 plus tard.

(1) REM pour Rapid Eye Movement. Il s’agit du sommeil paradoxal.

(2) Découvert par le Pr Jean Dausset, prix Nobel de médecine ou physiologie en 1980, le complexe majeur d’histocompatibilité, qui se subdivise en 2 classes (molécules de classe 1 et 2) joue un rôle essentiel en immunologie. Il permet notamment de connaître la compatibilité entre un donneur et un receveur pour une greffe d’organe.

(3) Publication en juillet 2023 dans The New England Journal of Medicine.

(4) Produits de transformation d’un corps organique au sein d’une cellule, d’un tissu ou du milieu sanguin.

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