Société

Cultiver
la ville

Anne-Catherine De Bast

© Greensurf 

Les serres poussent sur les toits des villes. Les potagers collectifs fleurissent dans les parcs publics. L’agriculture urbaine est-elle une solution pour demain ? Elle permet à coup sûr de favoriser le circuit court, de recréer du lien social et de relier les citadins à la nature. Une reconnexion à l’environnement parfois bien nécessaire

Et si c’était dans les vieilles casseroles que l’on faisait les meilleures soupes ? Et si reprendre les codes de l’agriculture du début du siècle dernier était la solution pour pallier le manque des terres arables à venir ? Le concept d’«agriculture urbaine» a beau être récent, la pratique ne date pas d’hier…  Durant des siècles, les citadins ont cultivé leur jardin. Certes, les villes n’étaient pas ce qu’elles sont aujourd’hui en matière de densité, de pollution, de population. Mais de techniques non plus. Utopique il y a quelques années à peine, l’agriculture urbaine est désormais régulièrement mise en pratique.
À une vitesse qui démontre la prise de conscience de la population de la nécessité de trouver des alternatives.

 

«Les citoyens ont peur de ce qu’ils vont trouver dans leur assiette, constate Haïssam Jijakli, Professeur à Gembloux Agro-Bio Tech ULiège et créateur du Centre de recherches en agriculture urbaine. Aujourd’hui, quand on commence un repas, même si ce n’est pas fondé, on ne dit plus « bon appétit », mais « bonne chance ! ». Il faut regagner la confiance des consommateurs, ébranlée par des scandales alimentaires. Les citoyens veulent des aliments sains. Pour cela, de nouvelles visions, de nouveaux modes de production émergent. On optimise les ressources, on préserve la biodiversité, on met en place des productions locales». Des mesures qui interviennent à l’heure où de nombreux paramètres sont en constante évolution: le changement climatique, mais aussi les limites de l’exploitation de l’homme ou encore l’augmentation de la population, estimée à 9,6 milliards au niveau mondial en 2050.

«De plus en plus de villes se posent la question de la résilience, constate Candice Leloup, ingénieure agronome et cofondatrice avec Haïssam Jijakli de Green Surf, spin-off de l’ULiège, créée pour accompagner des projets d’agriculture urbaine. Comment peuvent-elles se ravitailler en cas de problème ? Comment assurer un minimum d’autonomie alimentaire ? L’agriculture urbaine peut apporter une réponse. On ne peut pas continuer à grignoter constamment les terres arables encore disponibles, il faut réfléchir autrement, sortir de la boîte. Il y a de grands défis à surmonter. L’agriculture urbaine est une des solutions à la ville de demain. Elle reconnecte la ville à la nature et à ses propres fonctions nourricières. Elle permet d’améliorer la sécurité alimentaire, car plus le circuit est court, plus la traçabilité des produits est simple, et c’est une des garanties de la qualité de ce que l’on mange.»

 
Reconnecter la ville à la nature

Bref, cela semble tout bénéfice pour le citadin. Mais l’agriculture urbaine, concrètement, c’est quoi ? On parle de cultiver des plantes dans la ville et sa périphérie, d’y élever des animaux, mais aussi de transformer les produits et de les distribuer. «La ville propose des ressources, développe Haïssam Jijakli. Il y a l’eau qui coule des toits, les matières organiques qu’on trouve dans les jardins et les parcs. Pas question ici de produire des céréales, par exemple, l’agriculture traditionnelle aura toujours sa place. Il s’agit de cultiver des produits frais à haute valeur ajoutée, d’élever des animaux de petite taille, mais aussi de produire des molécules extraites de plantes qui peuvent avoir une vocation médicinale. On voit se développer de nouvelles formes d’élevages, comme des élevages d’insectes. On favorise le circuit court. On tire parti de la ville et de la proximité du citoyen. Les systèmes les plus appropriés sont ceux qui vont tirer parti des avantages de la ville, de la proximité des ressources et des consommateurs.»

Pied-de-nez aux plus sceptiques, les possibilités de développer le concept sont nombreuses: de l’aménagement de jardins en toiture dans les hypercentres aux potagers collectifs en pleine terre en périphérie, en passant par les cultures de champignons en caves ou les murs comestibles. On voit des fermes urbaines ou des jardins potagers se développer en intérieur d’îlots, tandis que les zones industrielles regorgent de possibilités. Des productions indoor se multiplient, des serres apparaissent sur les toits. High-tech, pleine terre, hors sol en toiture, permaculture, agroforesterie, en containers, … l’agriculture urbaine concerne aussi l’horticulture, l’aquaculture ou encore, l’apiculture urbaine. Les techniques sont nombreuses et s’adaptent aux contextes. «La situation influence les techniques qu’on va utiliser, ajoute le Professeur Jijakli. Tout n’est pas transposable d’une région à l’autre.»

«Les initiatives qu’on voit apparaître ont des fonctions et des techniques très locales, enchérit Candice Leloup. Il faut s’adapter aux spécificités des projets mais aussi des lieux. Aux États-Unis, il y a la problématique des distances. En Asie, celle de la surface. Comme à Singapour, où on voit se développer des serres verticales. En Europe, on est entre les deux. Chaque solution doit être adaptée à l’endroit, sinon cela ne fonctionne pas.» Au-delà des spécificités liées au territoire, il convient de prendre en compte les particularités du lieu au niveau local: l’accessibilité au site, son ensoleillement, les besoins en eau ou en humidité de la technique qu’on souhaite développer,… «Tout cela ne se fait pas à la légère, insiste l’ingénieure agronome. Faire pousser sur un toit amène des problématiques spécifiques, ce n’est pas si facile que de faire pousser des tomates dans son jardin. Il faut réfléchir le projet à long terme, pour faire quelque chose d’intégré et s’assurer que cela fonctionne.»

Une PAFF box expérimentale: Plants And Fishing Farming

Dans leur serre expérimentale (voir ci-contre), Haïssam Jijakli présente des salades produites en aquaponie

Candice Leloup, ingénieure agronome et cofondatrice de Green Surf

Des méthodes diverses

L’hydroponie

Il s’agit de cultiver des plantes hors sol, sous serre, dont les racines plongent dans un substrat inerte, comme des fibres de coco ou des billes d’argile. Ce substrat, qui remplace la terre, est irrigué par une solution nutritive. Le système fonctionne parfois en circuit fermé: l’arrosage en boucle permet de rationaliser la consommation de cette solution nutritive. En toiture, les serres peuvent être chauffées par la chaleur perdue du bâtiment sur lequel elles s’installent.

L’aquaponie

Le terme provient de la contraction de «aquaculture» et «hydroponie». La méthode consiste à coupler la boucle hydroponique à un élevage de poissons. Ces derniers produisent des déjections qui sont dégradées par des bactéries et transformées en nutriments assimilables par les plantes. En retour, les plantes purifient le milieu aquatique.

La culture en bacs

Probablement la technique la plus facile à mettre en œuvre dans un contexte bâti, même à petite échelle. Les bacs se prêtent à la culture de toutes sortes de plantes potagères, y compris sur les espaces bétonnés, les parkings, les toitures, les terres non fertiles, … Quelques heures d’ensoleillement par jour suffisent pour assurer une culture, mais une quarantaine de centimètres de profondeur de terre sont nécessaires pour un enracinement suffisant et une production optimale.

L’aéroponie

Elle est considérée comme une évolution de la culture hydroponique. Elle se déroule en intérieur, dans lieux souvent équipés des techniques les plus pointues assurant un éclairage artificiel modulable, une température et une humidité contrôlées. Les plantes sont positionnées sur des structures en étages, généralement en plastique. L’eau et les nutriments sont pulvérisés régulièrement sur les racines, maintenues en suspension dans le vide.

La permaculture

Plus qu’un mode de culture, la permaculture est une philosophie: respecter la nature, respecter l’homme et redistribuer les surplus de production. Il s’agit de concevoir des systèmes novateurs s’inspirant de l’écologie naturelle et de la tradition, de prendre en considération la biodiversité des écosystèmes. Elle vise une production durable, économe et respectueuse.

Potager de l’association de riverains «Amay en transition»

Vision du potentiel de production au sein du futur site de la gare maritime de Tour & Taxis à Bruxelles

 
Une réponse aux enjeux du développement durable

En quelques années, le principe s’est en tout cas développé. Les projets se multiplient. «C’est le signe qu’une lame de fond s’installe, précise Haïssam Jijakli. Bruxelles est novatrice par rapport à d’autres capitales. Gand est une ville phare, on voit aussi des projets se mettre en place en Wallonie. Et on constate que certains acteurs arrivent à vivre de leur production si on trouve les bons codes, les bons marchés. Ces exemples de réussite sont encore rares et il faut continuer à chercher les modèles rentables.»

Pour Haïssam Jijakli, ce retour de l’agriculture dans les villes renvoie aux 3 piliers du développement durable: les bénéfices sont écologiques, économiques et sociaux. Les exemples pour appuyer cette affirmation sont nombreux: l’agriculture urbaine encourage l’apprentissage des aliments santé, l’activité physique, la reconnexion à la nature ou la création de liens sociaux. Des techniques se mettent en place pour contrecarrer les contraintes générées par la pollution des villes: la dépollution des sols, la pose de géotextiles, les cultures hors sol,… En matière d’écologie, on constate qu’un procédé tel que l’aquaponie permet de diminuer la consommation d’eau. On recycle les déchets ménagers, on récupère les eaux, on diminue les émissions de CO2 en favorisant le circuit court. En parallèle, des emplois sont créés, les quartiers se verdissent et s’embellissent, l’immobilier prend de la valeur.

D’après les estimations, dans la région de Bruxelles-Capitale et alentours, l’agriculture urbaine pourrait atteindre une production de fruits et légumes frais correspondant à 30% des besoins. Un objectif loin d’être irréaliste. Des mouvements citoyens se mettent en place. Des jardins collectifs, des projets de réinsertion socioprofessionnelle apparaissent. Des entreprises renforcent les liens entre les membres de leurs équipes en organisant des activités spécifiques. Des quartiers entiers intègrent et développent de nouveaux concepts orientés sur la question. Des pouvoirs publics, des promoteurs, des citoyens développent toutes sortes de pratiques.

Incontestablement, l’agriculture urbaine se propage, colonisant les toits, les caves, les moindres recoins. Et les citadins ont tout à y gagner.  

Quand les potagers d’entreprise  prennent racine

Avec le développement de l’agriculture urbaine, de nouvelles activités voient le jour. À l’image de Skyfarms qui propose notamment aux entreprises de créer leur propre potager, et de l’entretenir avec leur personnel.

Véronique Dewever, vous êtes fondatrice et gérante de Skyfarms. Comment est née cette initiative ?

Ce projet est né de ma rencontre avec Augustin Nourissier lors d’un week-end entreprises sur le développement durable. Je souhaitais développer un projet permettant d’apporter du bien-être au travail. Augustin était passionné d’agriculture urbaine. Nous nous sommes rendu compte que la mise en place de potagers pouvait être un bel outil de sensibilisation au développement durable en général, mais que cela apportait aussi aux gens une reconnexion à la terre, à eux-mêmes, en plus de passer un chouette moment entre collègues. C’est un moyen de transformer la ville et de répondre à des enjeux écologiques, économiques et sociaux.

Avec quel type d’entreprises travaillez-vous ?

Avec toutes ! Mais il est vrai que nous pensions trouver notre public cible auprès des PME, or ce sont les plus grosses entreprises qui nous contactent. Nous l’expliquons par la question du budget, mais aussi du temps: les plus petites sociétés comptent moins de travailleurs et ont donc peut-être moins de temps à consacrer à des activités comme celles que nous proposons. Nous travaillons tant avec le public qu’avec le privé.

Et concrètement, cela se passe comment ?

Nous intervenons sur place, au sein des entreprises, en proposant des projets qui respectent leurs objectifs. Nous essayons de trouver des espaces disponibles pour installer des bacs potagers, sur les toitures, sur les terrasses, parfois au sol quand c’est possible.

On met les choses en place mais on reste présent en proposant un accompagnement. Notre rôle est de dynamiser le projet, de faire découvrir au personnel des variétés qu’il ne connaît pas, des fleurs comestibles, des légumes peu répandus.
On accueille des équipes différentes, on leur offre un petit moment de détente.

Ce travail avec les entreprises n’est pas votre seule activité.

Nous organisons également des ateliers, des conférences et des formations sur des thématiques liées à l’alimentation durable. Nous avons aussi une boutique, dans laquelle nous proposons le matériel nécessaire aux personnes souhaitant développer de l’agriculture urbaine: des contenants, des substrats, des semences locales,… Nous donnons des conseils pour faire son potager de la manière la plus naturelle possible.

Vous travaillez également avec les habitants du nouveau quartier Tivoli GreenCity, à Laeken.

Oui, le promoteur a installé une serre en toiture et cherchait quelqu’un pour la gérer. C’était une belle opportunité pour nous: nous profitons de la serre pour produire nos propres plants et favoriser le circuit court pour la vente de nos produits. Et en parallèle, nous formons les habitants en organisant des ateliers dans leur propre potager.

De plus en plus de promoteurs impliquent cette notion dans leurs projets dès le départ. Ils envisagent davantage les quartiers comme un écosystème, où on intègre une production de fruits et légumes, mais qui vise aussi à créer du lien.

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