Chimie

Conformérie et mésomérie

Paul DEPOVERE • depovere@voo.be

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À la suite de rotations de certains atomes autour de liaisons simples carbone-carbone, il peut arriver que des molécules adoptent des conformations (dispositions tridimensionnelles) différentes, caractérisées par des stabilités inégales. D’autres molécules, sujettes à de la mésomérie (coexistence de plusieurs formules limites distinctes par la répartition des électrons) sont planes. On les qualifie d’aromatiques s’il s’y présente un nombre d’électrons délocalisables obéissant à la règle 4n + 2 de Hückel… 

 
L’un des premiers triomphes de l’étude des cristaux par diffraction des rayons X a été la détermination de la structure du diamant en 1918. Le chimiste allemand Ernst Mohr (1873-1926) démontra qu’il s’agissait d’un réseau tridimensionnel d’atomes de carbone tétraédriques (exactement comme van’t Hoff les avait représentés). En joignant par un trait, dans ce réseau, 6 carbones contigus afin de former un cycle, vous obtenez une forme caractéristique (avec une extrémité vers le haut et l’autre vers le bas) que les chimistes appellent une conformation «chaise».(Le cycle à 6 chaînons dont les 2 extrémités pointent vers le haut est le conformère «bateau».)

Modèle moléculaire du cyclohexane, C6H12 (à gauche), qui, au contraire du benzène, C6H6 (à droite), n’est pas plan. Dans la formule de gauche, les 6 boules noires représentent des atomes de carbone [de type sp3(2)]. Les 6 boules rouges sont des hydrogènes unis à ces carbones par des liaisons axiales, tandis que les 6 boules bleues sont des hydrogènes unis par des liaisons équatoriales. Dans la formules de droite, les 12 atomes [C (type sp2), en rouge, et H, en bleu] sont coplanaires.

À l’époque, on admettait difficilement que des cycles isolés à 6 chaînons puissent se comporter de cette façon, encore que le chimiste allemand Hermann Sachse (1862-1893) avait tenté de le faire savoir dès 1890 sur des bases purement trigonométriques. Mais c’est finalement le physico-chimiste norvégien Odd Hassel (1897-1981) qui démontra, en 1943, qu’il était fondamentalement impossible qu’un cycle pareil, constitué de carbones unis par des liaisons simples, soit plan: il devait nécessairement adopter une géométrie tridimensionnelle, confortant de ce fait la théorie de la tension de von Baeyer (1).

En ce qui concerne le benzène, il s’agit bel et bien d’une molécule cyclique plane (3), à 6 chaînons également, dans laquelle la disposition spatiale symétrique des atomes ne change pas. De ce fait, il n’y a pas lieu de se préoccuper de conformations !

La structure apparaissant à droite ci-dessus représente en réalité 2 formules mésomères (4), dans laquelle les 3 liaisons doubles alternent avec des liaisons simples:

Entre crochets, les 2 formes mésomères du  benzène, incitant à y représenter la répartition homogène des électrons par un cercle à l’intérieur de l’hexagone carboné.

Exemples de molécules aromatiques (avec le  nombre d’électrons délocalisables):
le cation cyclopropényle (2 électrons),
l’anion cyclopentadiényle (6 électrons),
le cation cycloheptatriényle (6 électrons).

Une telle molécule est dite aromatique. Pour être dotée d’une telle propriété, une structure donnée doit satisfaire aux critères suivants: elle doit être cyclique (avec ou sans hétéroatome.s), plane et il faut qu’il s’y présente un ensemble d’électrons délocalisables (conjugués) dont le nombre soit en accord avec la formule 4n + 2 de Hückel, c’est-à-dire 2, 6, 10, 14, etc. Un tel système moléculaire est stabilisé par une énergie dite de résonance.

Hassel continua à explorer de nombreux autres détails relatifs aux conformations des cycles à 6 chaînons, lesquels sont des cycles très courants en chimie organique. Mais jusqu’en 1950, les chimistes organiciens ne croyaient pas volontiers que ces structures revêtaient de l’importance dans les conditions réelles.

L’interconversion des 2 conformations de type chaise sous l’effet de l’agitation thermique: les liaisons axiales deviennent équatoriales et vice versa. Pour ce faire, toute forme chaise doit  transiter par une forme dite bateau (au centre),  avec l’existence de liaisons d’un type nouveau,  à savoir beaupré ou mât (5). Les 2 hydrogènes  mâts sont assez proches d’un point de vue  spatial et se repoussent. On peut donc négliger  cette conformation lors de la description de la structure de la molécule de cyclohexane. 

En fait, il est évident – surtout lorsqu’on a la possibilité de manipuler un modèle moléculaire – de constater que non seulement le cyclohexane n’est donc pas une molécule plane mais qu’en outre, la forme chaise de gauche se convertit selon un processus équilibré en la conformation chaise de droite. Effectivement, à la suite de rotations autour de certaines liaisons C‒C, le pan descendant de la chaise remonte, ce qui fait qu’une forme bateau transitoire (parce que moins stable) apparaît, obligeant l’autre pan qui remontait de descendre. Pour rappel, ce qui est axial devient équatorial et inversement. Il s’ensuit qu’un cyclohexane monosubstitué, par exemple par un chlore, présentera à l’équilibre cet halogène sous la forme d’un dérivé équatorial mélangé à un autre axial, ce dernier étant minoritaire en raison de répulsions internes défavorables.

Par ailleurs, un chimiste organicien anglais, sir Derek Barton (1918-1998), montra dans un article de 1950 comment certaines conformations réactionnelles influençaient la nature des produits susceptibles de se former. Il s’inspira de nombreux exemples de la chimie des stéroïdes qui aboutissaient à des résultats que l’on ne pouvait expliquer qu’en invoquant diverses géométries particulières des cycles.

Les théories de Barton lui valurent finalement l’acceptation générale puis, en 1969, un prix Nobel, conjointement avec Odd Hassel. Mais en toute modestie, Barton mentionna toujours sa publication de 1950 – concernant le lien existant entre la conformation des molécules et leur réactivité – comme étant son «article porte-bonheur», en insistant sur le fait que d’autres auraient pu se rendre compte des mêmes principes en examinant attentivement la littérature scientifique disponible à l’époque !

(1) Adolf von Baeyer (1835-1917) reçut le prix Nobel de chimie en 1905 pour sa synthèse de l’indigo. Selon sa théorie de la tension dans les cycles carbonés saturés, l’angle de liaison normal formé par les carbones tétraédriques (sp3, voir appel de note 2) est de 109° 28’. Tout écart vis-à-vis de cet angle (lorsque le cycle se rapetisse) augmente le contenu énergétique de la molécule considérée et donc sa réactivité.

(2) Tout atome de carbone est tétravalent. Pour les puristes, un atome de carbone qui a hybridé son électron s avec ses 3 électrons p – comme c’est le cas dans le cyclohexane – dispose de 4 orbitales sp3 aptes à former 4 liaisons simples avec 4 atomes. Par contre, un carbone de type sp2 (comme dans le benzène) est engagé dans une liaison double avec un autre atome voisin, ce qui restreint ses liaisons à 3 atomes.

(3) C’est August Kekulé (1829-1896) qui, après avoir postulé la quadrivalence du carbone, établit la formule hexagonale du benzène en rêvant d’un serpent qui se mord la queue (l’ouroboros des alchimistes) ! Par contre, le caractère plan de cette molécule fut démontré par Kathleen Yardley (épouse Lonsdale, 1903-1971). Pour ce faire, elle avait appliqué la diffraction des rayons X à des monocristaux d’hexaméthylbenzène puis d’hexachlorobenzène.

(4) Selon L. Pauling, la mésomérie caractérise une molécule dont la distribution des électrons est telle qu’il est indispensable de faire coexister plusieurs formules limites distinctes non par la position des atomes mais bien par celle des électrons.

(5) Ces termes imagés ont été publiés dans le Journal officiel de la République française du 18 avril 2001 par la Commission générale de terminologie et de néologie, en application du décret relatif à l’enrichissement de la langue française.

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