Santé

Trêve de plaisanterie

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Le rire n’est pas monolithique, mais protéiforme. Il revêt mille nuances. Souvent compagnon de route de l’humour, mais pas toujours, il s’inscrit tantôt dans la convivialité et la bienveillance, tantôt dans l’autodérision, tantôt dans le sarcasme, l’ironie, la moquerie. D’aucuns le disent thérapeutique, d’autres trouvent qu’il sombre aujourd’hui dans le politiquement correct ou encore qu’il se dévalue par son omniprésence dans les médias. Aussi est-il fondé de le présenter dans tous ses éclats… 

 

 

Contrairement à ce qu’avançait Rabelais, rire n’est pas le propre de l’homme. Cette propriété, c’est à l’humour qu’il faut l’attribuer et non à la réaction physiologique qu’il peut déclencher. Comme le précise le professeur Bruno Humbeeck, psychopédagogue à l’Université de Mons, directeur de recherche au Centre de Ressources Éducatives pour l’Action Sociale et auteur de plusieurs livres sur le rire, ce dernier existe chez divers animaux, dont les singes et les rats. Il rappelle que dans la Grèce antique, on distinguait à juste titre 2 formes de rire dont l’origine est très différente sur le plan phylogénétique: le gelan et le catagelan. Le premier, positif, convivial, nous vient des singes juvéniles, chez qui il ne s’exprime que dans des contextes sécurisants, ludiques et créateurs de liens bienveillants. C’est dans les mêmes conditions que ce rire se manifeste chez l’être humain. «Le chatouillement constitue un bon exemple pour décrire quand peut éclore ce type de rire, indique Bruno Humbeeck. Si un inconnu cherche à vous chatouiller, jamais vous n’allez rire, le contexte n’étant pas sécurisant. Si votre partenaire a l’idée saugrenue de vous chatouiller en pleine scène de ménage, vous ne rirez pas non plus, car le contexte n’est pas ludique. Quant à l’autochatouillement, il aboutit au même résultat parce qu’il est étranger à la création d’une relation bienveillante.»

Le gelan est un ciment social. L’autre rire, le catagelan, vient du rictus menaçant des grands singes. Dans un zoo, il suffit de lancer son poing en direction des chimpanzés pour les voir retrousser leurs lèvres et montrer leurs dents. Il s’agit d’une mimique de domination à laquelle recourent les singes lors de la défense de leur territoire ou de tentatives d’appropriation de celui d’un congénère. Chez l’Homme, le catagelan tient de la moquerie, de l’ironie, du sarcasme. Quand Donald Trump rit, lèvres serrées, regard acéré, il illustre à merveille ce rire issu d’une moquerie jugée drôle par ses seuls partisans, lesquels partagent avec lui la même cible à blesser, ridiculiser, abattre. «Dans le harcèlement, la moquerie qui suscite le rire des spectateurs fait particulièrement souffrir la victime parce qu’elle se sent alors l’objet d’une agressivité partagée», commente le professeur Humbeeck. La frontière est parfois ténue entre l’humour et la méchanceté. Surtout dans le cadre d’agressions camouflées par l’humour, ainsi que le souligne le psychiatre belge Christophe Panichelli. On se dédouanera en arguant que «c’était pour rire» et que l’autre, la cible, si elle le « prend mal», n’a pas le sens de l’humour

Maladresses humoristiques

Le psychologue canadien Rod Martin postule l’existence de 4 formes d’humour:

  • – l’humour associatif: on rit en groupe et cela resserre le lien social;
  • – l’humour autogratifiant, où l’on essaie de toujours voir la vie du bon côté même lorsqu’on est plongé dans d’importantes difficultés;
  • – l’humour agressif, fait de sarcasme, de cynisme ou de moqueries, où l’on rabaisse ou ridiculise l’autre pour asseoir sa domination;
  • – enfin, l’humour autodénigrant, où l’on livre des détails sur soi qui rendent ridicule, le but étant de plaire aux autres, d’être reconnu par eux quitte à écorner ou salir son image.

Selon Rod Martin, les 2 premières formes d’humour sont saines et les 2 dernières, inadaptées. Autrement dit, à la lumière de la classification établie par les Grecs, les premières s’inscrivent dans le gelan, les autres, dans le catagelan. D’après le professeur Humbeeck, l’humour autogratifiant ne doit cependant pas être appréhendé comme une forme d’humour particulière, dans la mesure où, quelle qu’en soit la nature, l’humour se veut toujours autogratifiant. «C’est un instrument de jubilation et de prise de pouvoir par rapport aux autres», dit-il. L’humour autogratifiant englobe donc toutes les facettes de l’humour et, dès lors, peut relever tantôt du gelan, tantôt du catagelan.

Rod Martin a associé des traits de personnalité aux formes d’humour qu’il a répertoriées. Pour lui, l’humour associatif et l’humour autogratifiant, concept contestable dans la présentation qu’il en propose, nous venons de le voir, émaneraient de personnes ouvertes, équilibrées et possédant une bonne estime de soi. L’humour agressif serait le propre d’individus manquant d’empathie et mus par un narcissisme exacerbé. Quant à l’humour autodénigrant, il caractériserait des personnes en quête de reconnaissance, dont certaines sujettes à des troubles anxieux ou dépressifs.

Bruno Humbeeck émet des réserves à propos de ces relations de concordance. À ses yeux, il est plus judicieux d’associer l’humour pratiqué avec des contextes plutôt qu’avec des traits de personnalité. «Si l’humour d’une personne narcissique tend quasi systématiquement vers la moquerie, le sarcasme, l’ironie, il arrive que quelqu’un de bienveillant se laisse aller à des maladresses humoristiques, indique-t-il. Ainsi, beaucoup d’enseignants se paient la tête de certains étudiants. Sont-ils nécessairement narcissiques pour autant ? Non, ils se trouvent dans une situation qui galvanise leur sentiment de pouvoir, une impression de puissance qui va les mener à quelques indélicatesses.» Et d’ajouter: «L’humoriste Philippe Geluck est connu comme quelqu’un de bienveillant. Pourtant, il a sorti un jour une blague que lui-même n’a pas cautionnée rétrospectivement. Qu’avait-il dit ? Que quand un enfant meurt à la naissance, on économise un timbre parce qu’on peut envoyer en même temps les félicitations et les condoléances. La plupart des gens en ont souri. Mais pas les parents qui ont vécu de tels drames. La blague a blessé. Toutefois, elle n’émanait pas pour autant d’une personne agressive ou narcissique

Sabordage systématique

En réalité, il n’appartient pas à l’«émetteur» d’une plaisanterie de juger si elle ressortit à l’humour convivial ou à la moquerie, mais au «récepteur», lequel, en fonction de la manière dont il la perçoit, est en mesure de déterminer si, oui ou non, il s’agit d’humour au sens noble du terme. Bruno Humbeeck cite l’exemple du film OSS 117: Alerte rouge en Afrique noire, avec Jean Dujardin et Pierre Niney. Nous sommes au cœur d’une parodie où l’on est censé «rire du Blanc qui rit du Noir». Toutefois, le psychopédagogue fait remarquer qu’on marche sur une corde raide. Le film étant écrit par un Blanc et principalement interprété par des acteurs blancs, on a parfois l’impression qu’on continue à rire des Noirs, dont les pays sont présentés comme immanquablement mal gérés, aux mains d’une démocratie de pacotille, etc. Comment les Africains ressentent-ils cet humour ? En tant que «récepteurs», ce sont eux les seuls à même d’en définir la tonalité réelle.

En filigrane se pose la question de l’autodérision qui transparaît aussi, avec d’autres reflets, à travers la forme d’humour que Roy Martin qualifie d’humour autodénigrant. Selon les psychologues, il ne fait aucun doute que l’autodérision n’est accessible qu’aux individus disposant d’une estime de soi très stable. Sinon, elle conduit à un sabordage systématique comme dans le cas de l’humour autodénigrant. Bruno Humbeeck évoque l’exemple d’une jeune fille harcelée parce qu’elle était en léger surpoids. Elle inventa une chanson dans laquelle elle s’était baptisée Boulette et la remit à ses harceleurs. En se moquant d’elle-même, elle espérait désamorcer les moqueries des autres. «En fait, l’autodérision l’a amoindrie, entraînée dans un affaissement complet de soi», rapporte le professeur Humbeeck.

D’aucuns pratiquent l’autodérision en permanence. Et d’autres en font autant avec l’humour en général, comme s’il s’agissait d’une seconde nature. Ainsi que le fait remarquer le psychiatre français Jean-Christophe Seznec, «le danger, c’est de rester dans l’évitement permanent et donc de ne pas donner à autrui ce que l’on est». Il parle métaphoriquement d’un costume dans lequel on est bien seul, les autres n’aimant alors que notre image et non qui nous sommes fondamentalement. «Les personnes concernées ont développé un faux self, c’est-à-dire un soi qui permet de se défendre des agressions, de ne pas révéler qui l’on est. Mais si l’on ne parvient pas à s’en départir, on en essuie les conséquences. Le socle sur lequel on peut fonder sa solidité psychologique est l’authenticité et non le fait d’être drôle ou pas», commente Bruno Humbeeck.

Espaces sacrés

On dit souvent que l’on peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui. Le psychopédagogue de l’UMons tient à nuancer cette assertion. Pour lui, on peut rire de tout, mais pas dans n’importe quel contexte. Il y a des espaces sacrés dans lesquels le rire est malvenu. Il explique que, de nos jours, les églises sont des espaces désacralisés. «Pour provoquer un fou rire, il suffit d’aller dans l’une d’elles avec des adolescents et de leur dire: «Le premier qui rigole, qu’il fasse gaffe !» Par contre, un fou rire dans une mosquée est impensable, car l’espace reste sacré. De même, rire à un enterrement est directement sanctionné socialement. La question n’est donc pas de savoir avec qui l’on rit, mais dans quel contexte. Celui-ci doit ouvrir un espace ludique, bienveillant et créateur de liens.»

Anthropologue et sociologue, David Le Breton, professeur à l’Université de Strasbourg, estime que le rire est protéiforme. Le plus souvent, il est considéré comme le compagnon de route de l’humour, mais il peut également être celui de la détresse, du soulagement, de la timidité, de la nervosité, du sentiment de supériorité… Autrement dit, il peut éclore dans de multiples circonstances en lien avec un contexte particulier. Il existe par ailleurs des formes de rire pathologiques. Ainsi, certaines personnes rient de façon incontrôlée, sans motivation apparente, ou dans des situations où aucun élément contextuel n’est de nature à faire rire d’autres individus. Il s’agit d’un trouble neurologique parfois décrit comme l’expression d’un syndrome pseudo-bulbaire, qui se caractérise notamment par des rires ou des pleurs incontrôlables sans rapport avec la situation du patient. Il n’affecte pas les émotions en soi, mais leur expression. Tout autant que la gaieté, la tristesse, par exemple, peut susciter le rire chez les individus qui en souffrent. Le professeur Humbeeck cite aussi le rire sardonique, que l’on rencontre entre autres dans les démences séniles, où le patient émet un rire sans lien avec le réel. «C’est un rire un peu grinçant qui est bien connu dans les hôpitaux psychiatriques, dit-il. Pas un fou rire, mais un rire fou.» Dans certains cas, le rire pathologique est envisagé comme la manifestation d’un trouble obsessionnel compulsif (TOC). Il a alors pour but de réduire l’anxiété car il favorise le lien social, mais il peut devenir accaparant, relever d’une mécanique inconsciente qui le fait émerger sans que le sujet puisse en empêcher la manifestation, comme quand il y fait systématiquement appel pour ponctuer chacune de ses réflexions.

À propos de l’autodérision, le professeur Humbeeck, énonce un constat assez singulier, du moins à première vue: les pays où celle-ci est bien ancrée dans l’humour national possèdent un produit intérieur brut élevé. Ce dernier serait-il le moteur d’une bonne «estime de soi nationale» ?… 

Sanction sociale

Sortons de la pathologie, mais parlons néanmoins de contagiosité. Pourquoi le rire est-il réputé contagieux ? Et d’ailleurs l’est-il vraiment ? Il faut nuancer le propos, tout dépend à nouveau du contexte. Une personne vivant un deuil douloureux n’aura pas envie de rire en voyant d’autres personnes s’esclaffer; elle ressentira même peut-être de l’agacement, voire de la colère. Pour que la contagiosité opère sur un individu, le prérequis est qu’il se trouve dans un état qui le prédispose à rire, bref, nous y revenons, un contexte ludique, relationnel bienveillant et sécurisant. Quant au potentiel de contagion du rire, il s’expliquerait, écrivait la psychologue Romina Rinaldi (UMons) dans le magazine français Le Cercle Psy, «par l’existence, au niveau cérébral, de circuits dédiés exclusivement à la gestion de ce type de vocalisations, des « détecteurs » capables de stimuler les séquences motrices du rire chez la personne qui écoute.» «Un peu comme les réseaux de neurones dits « miroirs », s’activant à la fois quand la personne fait quelque chose ou observe cette action chez autrui», ajoutait-elle.

Dans une interview accordée au Cercle Psy en 2020, David Le Breton soulignait que notre époque cultive une grande ambivalence à l’égard du rire. D’une part, «il s’inscrit à l’intérieur d’un politiquement correct terrifiant» où, d’après lui, «on s’interdit de rire à propos de toute une série de populations qui étaient autrefois l’objet traditionnel du rire; non un rire de mépris, évidemment condamnable, mais davantage un rire de connivence.» D’autre part, il existerait une sorte d’injonction à rire de tout le reste, tout le temps, à telle enseigne que David Le Breton assimile les animateurs télé à des «plaisantateurs». Exemple caricatural: Cyril Hanouna. Dans cette mouvance, tout est basé sur des vannes que s’envoient le présentateur et ses invités. Le rire en devient omniprésent et est frappé de banalité.

Pour le professeur Humbeeck, l’humour actuel ne fait pas nécessairement dans le politiquement correct. À ses yeux, il peut même parfois s’avérer très politiquement incorrect, mais dans des domaines ciblés. Vu l’évolution sociétale, la marge de manœuvre est plus restreinte. En effet, certains sujets réintègrent des espaces sacrés, donnant lieu ainsi à des tabous. En particulier, les sujets relatifs aux questions identitaires. «Les identités ne sont plus binaires, elles deviennent flottantes, dit Bruno Humbeeck. Se moquer des homosexuels en se référant à une identité binaire « homme ou femme » contrariée n’apparaît plus comme drôle, mais comme ringard. De même, Michel Leeb imitant l’accent des Noirs dans une émission radio se ferait immédiatement brocarder sur les réseaux sociaux. Cette forme d’humour est ringardisée aujourd’hui et c’est essentiellement pour cette raison qu’elle ne passe plus sur les médias. À mon sens, cela ne tient pas de la censure. Si le public ne rit pas de vos plaisanteries parce que l’humour a évolué, vous essuyez une sanction sociale qui n’est pas de la censure, mais qui vous pousse à vous autocensurer.»

Reste que certains se retrouvent devant les tribunaux. Dans ce cas, la sanction est institutionnalisée, coulée dans la loi, parce que le type d’humour qu’ils pratiquent engendre de la violence dans l’espace social. D’aucuns y voient, à tort ou à raison, une restriction à la liberté d’expression et ont le sentiment qu’«on ne peut plus rire comme avant». Pour le professeur Humbeeck, une société multiculturelle comme la nôtre serait invivable si l’on continuait à autoriser l’humour raciste, par exemple. Un constat qui, selon lui, va bien au-delà de la question de la censure.

H ou La Grande Vadrouille ?

L’humour a des invariants qu’on retrouve dans toutes les cultures et à toutes les époques: on a toujours ri du sexe, de la mort et de l’incertitude qui plane autour d’eux. Il n’empêche que la façon d’aborder ces sujets à travers le rire est fonction du contexte social propre à chaque époque. Au Moyen Âge, par exemple, où la mort était omniprésente, le rire rabelaisien, le rire de ventre, était plus débridé qu’aujourd’hui. De nos jours, il tend d’ailleurs à heurter. Néanmoins, certains humoristes le pratiquent encore, tel Jean-Marie Bigard. Selon Bruno Humbeeck, si ce dernier peut se le permettre, c’est parce qu’il subsiste une «meute» qui continue à rire de tout et de n’importe quoi. 

«Dans un autre registre, les blagues sur les blondes tiennent aussi de cet « humour de meute » qui, en l’occurrence, vise à perpétuer la domination masculine», indique le chercheur. Il y a quelques années, une étude fut réalisée à l’Université de Mons au départ d’une série télévisée intitulée H, avec Éric et Ramzi, où l’on se moquait de l’hôpital (voir photo 1 ci-dessus). Il apparut qu’elle faisait beaucoup rire les adolescents, mais que leurs parents la jugeaient stupide. «Par contre, c’est l’inverse pour La Grande Vadrouille (voir photo 2 ci-dessus), précise Bruno Humbeeck. Chaque génération parodie ce qui a angoissé la précédente. Marx ne disait-il pas en substance: « L’histoire repasse toujours deux fois les plats, sous forme de tragédie puis sous forme de comédie » ? » 

 

Pour en savoir plus

Bruno Humbeeck et Maxime Berger, L’humour pour aider à grandir, Éditions Mols, 2008.

Bruno Humbeeck, Leçons d’humour, Éditions Mols, 2017

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