Qui est-ce?

Stella BARÜK

Jacqueline REMITS• jacqueline.remits@skynet.be

©Magali Delporte 

 
Je suis…

Comme j’ai l’habitude de le dire, née en français dans une famille juive en Iran. Mon père est originaire de Turquie, ma mère de Palestine. Mes parents se sont rencontrés durant leurs études en France où ils s’imprègnent de cette culture. Enseignants à l’Alliance israélite universelle, ils sont affectés en Iran afin d’apporter un enseignement en français aux enfants juifs d’Orient. Ils m’infusent cette langue que je reçois comme un cadeau. J’en profite bien, le français non seulement m’accompagne, mais il me nourrit. J’apprends les grands classiques. Comme je l’ai dit au magazine suisse Générations Plus d’octobre 2019, «les conversations de mes parents sur leurs lectures m’épanouissent précocement. Je n’ai aucun souvenir d’avoir appris à lire ou à compter. Cela s’est fait presque naturellement. Quant à la pédagogie, je l’ai sucée avec le lait.» À Alep, en Syrie, où mes parents sont nommés, je passe mon certificat d’études avec 2 ans d’avance, à 9 ans. On me considère comme un prodige. J’ai 12 ans quand nous partons habiter à Beyrouth, au Liban, où j’étudie au lycée français. Un de mes professeurs m’encourage à opter pour les maths pour qu’il n’y ait pas que des garçons dans ses cours !
À 16 ans, je voulais devenir psychiatre. Mais à cette époque, les études de médecine ne sont pas une option pour une fille. Je m’oriente alors vers l’enseignement des mathématiques. Pendant 3 ans, je fréquente le Centre d’études mathématiques de Beyrouth.

À 20 ans, je pressens que je me sentirai à l’étroit au Liban et m’envole vers Paris avec la ferme volonté de gagner ma vie comme enseignante et de prendre des cours de chant, mon autre passion ! Mais la vie en décide autrement. Je rencontre un homme, je l’épouse et deviens mère de 2 enfants, un garçon et une fille. Impossible de tout concilier. Si je dis adieu à mes rêves de chanteuse lyrique, je continue d’enseigner les mathématiques dans des collèges et lycées privés, puis dans un Institut médico-pédagogique (IMP) où je suis confrontée à l’échec scolaire des élèves. Dès lors, je  prends en considération les difficultés liées à l’enseignement des maths et je m’attèle à développer de nouvelles méthodes. Au plus fort de la réforme des maths modernes en France, je suis invitée à proposer mes analyses. Je dénonce sans relâche l’obsession de la note au détriment de la possibilité et du plaisir de comprendre. Mon souhait est que les élèves ne soient pas notés avant le niveau de CE2, qui correspond à la 3e primaire en Belgique. De même, à quelque niveau que ce soit, toute interrogation sur un nouveau cours ne devrait pas être notée dans une 1e phase. Selon moi, ce retour apporté par les élèves sur un premier contact avec une notion nouvelle est riche pour l’enseignant de ce qui est passé, ou non, de son propre travail et lui permet de réagir en conséquence. Je dénonce également les remarques blessantes auxquelles sont parfois confrontés des élèves en situation d’échec. Cela les incite à ne plus exposer leur intelligence pour ne plus recevoir ces blessures. Je démarre mes travaux de recherche sur l’enseignement des maths. J’en appelle à une révolution douce de cet enseignement où l’erreur ne serait plus une faute, la remédiation plus un objectif. Il y a mieux à faire que réparer les enfants, c’est ne pas les abîmer.

 
À cette époque…

L’année de ma naissance, en 1932, est celle de l’élection du démocrate Franklin D. Roosevelt à la présidence des États-Unis. Vingt ans plus tard, en 1952, quand j’arrive en France, c’est au tour de Dwight D. Eisenhower, démocrate également, d’être élu président de la nation américaine. En 1973, quand je publie Échec et Maths, l’accord de cessez-le-feu au Viêtnam est enfin signé le 27 janvier à Paris, entre le Viêtnam du Nord et les États-Unis. Pour le peuple américain, le bilan est lourd. La même année, en France, Picasso succombe à un arrêt cardiaque dans sa propriété de Mougins à 91 ans. En 1992, quand sort mon Dico des maths, le parc Euro Disney est inauguré à Marne-la-Vallée tandis que les Jeux Olympiques s’ouvrent à Barcelone le 25 juillet.

 
J’ai découvert…

Depuis mon premier livre, je n’ai cessé de démontrer qu’il n’y a pas d’unique raison à l’échec en maths, il y a des raisons. J’ai mis en évidence le rôle de l’erreur, un puissant outil d’analyse d’une situation très complexe, à la fois de ce qui a été compris par l’élève à la place de ce que l’on voulait qu’il comprenne et de la spécificité du savoir mathématique, de la façon dont il a été proposé, des relations entre langue ordinaire et langue de savoir. Si ce travail de débroussaillage se réalisait à chaud en classe, sans jugement porté sur les aptitudes des élèves, mais dans un souci d’efficacité, alors l’échec scolaire des élèves pourrait être évité. Selon moi, à force de ne pas élucider les raisons des erreurs des élèves, de ne plus comprendre ce qu’ils écrivent, ils deviennent des sortes d’«automathes», reproduisant mécaniquement des expressions mathématiques, tout en ayant renoncé à leur attribuer du sens. Pour moi, analyser les erreurs des élèves en classe et avec eux est donc d’une importance capitale, et non un effet de mode ou de volonté de bienveillance. De cette manière, l’enseignant découvre les ambiguïtés d’une langue supposée pure et qui ne l’est pas, et la nécessité de construire du sens à partir de ce que les élèves savent et ne savent pas. Dans cette perspective, le travail sur l’erreur fait partie intégrante du processus d’appropriation du savoir.

Saviez-vous que…

Dans son premier ouvrage, Échec et maths (Seuil, 1973), Stella Baruk relate son expérience de professeure dans un Institut médico-pédagogique (IMP) où lui sont confiés des enfants en «inappétence» scolaire. S’occupant de jeunes élèves de primaire qu’elle aide individuellement, elle ne s’intéresse pas tant aux malentendus qu’aux «autres entendus» de l’élève. Pour elle, ce n’est pas qu’un élève ne comprend pas, c’est qu’il entend autre chose. Cette réflexion ­interroge le langage et le sens qui lui est attaché et doit être, selon elle, au cœur même de l’enseignement des maths. Le retentis­sement de cet ouvrage produit de grands changements dans sa vie. Invitée dans la plupart des pays francophones pour transmettre son positionnement pédagogique, elle donne des conférences, assure des formations d’enseignants, propose ses méthodes pour l’enseignement des mathématiques à l’école primaire, en France et en Nouvelle-Calédonie. Elle écrit d’autres livres de pédagogie des mathématiques, dans une perspective de vulgarisation scientifique.

Stella Baruk a écrit L’âge du capitaine – De l’erreur en mathématiques (Seuil, 1985) quand elle s’est rendu compte que des élèves pouvaient ne pas comprendre la farce d’un énoncé comme «Sur un bateau, il y a 26 moutons et 10 chèvres, quel est l’âge du capitaine ?». « À ce problème insensé posé en 1980 à des élèves du primaire, 78% d’entre eux ont répondu en ajoutant 26 à 10», comme elle l’a dit à Génération Plus et ailleurs. 

Comprenant la nécessité d’écrire un essai sur la question du sens dans l’enseignement des maths, elle sort ce livre qui sera un succès de librairie et lui vaudra la reconnaissance de pédagogues.

Pour elle, si tant d’enfants considèrent le langage mathématique comme du «chinois», n’est-ce pas parce que les mots français pour dire les maths ne sont pas adaptés ? Cette nécessaire distinction entre le langage courant et le langage mathématique la décide à se lancer dans un chantier monumental qui la tiendra en haleine durant 14 ans. La parution de son Dictionnaire de mathématiques élémentaires (Seuil, 1992, réédité en 2019), premier du genre, fera date. Au total, 507 articles offrent un capital de connaissances claires et intelligibles et intègrent les questions que les enfants peuvent se poser. Un outil précieux pour de nombreux professeurs. Son autobiographie, Naître en français (Gallimard, 2006), est une véritable déclaration d’amour à langue de Molière dans laquelle elle baigne depuis toujours.

  

  

Carte d’identité

Naissance 

1932 à Yazd (Iran)

Nationalité

Française

Situation familiale 

Mariée, 2 enfants