Chimie

Anesthésiques: une révolution

Paul DEPOVERE • depovere@voo.be

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Les interventions chirurgicales étaient jadis redoutables, au vu des horribles souffrances encourues et de l’inefficacité des moyens mis en œuvre pour insensibiliser le patient. En pratique, on s’arrangeait pour plonger celui-ci dans un état d’ébriété proche du coma ou on lui administrait de puissants narcotiques tels que l’opium, voire du laudanum… 

 

En 1775, Joseph Priestley (1733-1804), ce remarquable chimiste qui découvrit l’oxygène et inventa l’eau gazeuse, synthétisa un gaz de formule N2O en décomposant thermiquement du nitrate d’ammonium fondu. L’opération était certes risquée car il s’agit, comme on le sait à présent, d’un explosif puissant qui a donné lieu par la suite à de très nombreux accidents (Texas City en 1947, Toulouse en 2001 et Barracas en 2004, notamment). Un autre chimiste, Humphry Davy (1778-1829), le découvreur des métaux alcalins et alcalino-terreux et l’inventeur de la lampe de sûreté à toile métallique pour les mineurs, remarqua en inhalant du N2O que ce gaz faisait rire de manière incontrôlée, d’où le nom de «laughing gas», c’est-à-dire gaz hilarant.

À l’époque, des personnes se rendaient d’une ville à l’autre des États-Unis pour faire respirer ce gaz à des gens désireux de se détendre moyennant une modique somme. Ce fut le cas de Samuel Colt, lequel avait besoin d’argent pour produire à la chaîne son pistolet à barillet, baptisé simplement colt. D’autres s’empressèrent de l’imiter. Le 10 décembre 1844, dans le Connecticut, un volontaire, après avoir inhalé une bonne dose de ce gaz hilarant, se mit à rire et à danser comme un fou. Si bien qu’il se blessa sérieusement à la jambe sans même s’en rendre compte. Un dentiste, Horace Wells, assistait à la scène. Remarquant que le N2O semblait supprimer toute sensation de douleur, il décida de le prouver à ses collègues en se faisant «anesthésier» par ce gaz avant qu’on ne lui arrache une dent de sagesse. Par la suite, Wells en fit la démonstration ratée (en raison d’une mauvaise administration de N2O) à la Harvard Medical School, ce qui lui vaudra d’être traité de «charlatan». Il tombera alors en disgrâce, tout comme le gaz hilarant qui sera bientôt remplacé par l’éther, puis le chloroforme. Wells l’expérimentera une nouvelle fois sur lui-même, jusqu’à l’en rendre dépendant et même à devenir le «vitrioleur de Manhattan»: sous l’emprise du chloroforme, il jetait de l’acide sulfurique au visage des jeunes filles qui se promenaient dans Broadway. Arrêté, il reprendra ses esprits et réalisera la gravité de ses actes. Il se suicidera en prison le 24 janvier 1848, en se tranchant l’artère fémorale ! Il avait 33 ans. 

La controverse de l’éther

L’éther «sulfurique» ou éthoxyéthane (C2H5-O-C2H5) a été obtenu en 1275 par l’alchimiste espagnol, Raymond Lulle (1235-1315), à la suite de la déshydratation intramoléculaire de l’esprit de vin (éthanol) par de l’huile de vitriol (acide sulfurique).

L’histoire de l’anesthésie à l’éther fait intervenir simultanément 3 personnes. Tout d’abord Crawford W. Long, un médecin américain qui, en 1842, réussit à exciser une tumeur cervicale sans que le patient ne souffre, en lui faisant respirer un chiffon imbibé d’éther. Malheureusement, il ne publia sa découverte qu’en 1849. Entre-temps, le 16 octobre 1846, William T. G. Morton, un dentiste américain, réalisa une opération sans douleur à l’aide d’un inhalateur à l’éther dans l’amphithéâtre de chirurgie du Massachusetts General Hospital de Boston. Il est dès lors actuellement reconnu aux États-Unis comme étant le découvreur de l’anesthésie à l’éther. Mais en réalité, il semble que la palme doive revenir à Charles T. Jackson, un médecin et chimiste de Harvard. C’est lui qui a conçu le télégraphe, ce dont il fit part à un certain S. Morse. Qui s’empressa de faire breveter l’invention à la place de Jackson ! Dont l’autre invention relève d’un malencontreux accident. En 1845, intoxiqué par du chlore, il réussit à survivre en inhalant successivement de l’éther et de l’ammoniaque. C’est ainsi qu’il découvrit le pouvoir insensibilisant de l’éther. Il s’en confie à Morton et lui suggère d’employer de l’éther en guise d’anesthésique. Lequel suivra ses conseils et entreprendra toutes les démarches possibles pour être reconnu en tant que découvreur de ce mode d’anesthésie, ce que contestera Jackson. Accablé par la rage de gagner son accréditation, Morton finira par succomber à une crise cardiaque. Quant à Jackson, toutes ces déconvenues le rendront à tel point dépressif qu’il passera les 7 dernières années de sa vie dans un asile. 

Timbre de James Simpson

L’analgésie au chloroforme

Le chloroforme (CHCl3) a été découvert en 1831, indépendamment, par 3 chimistes. L’un d’eux, Samuel Guthrie, est l’inventeur des amorces pour cartouches. En nettoyant son verre à whisky avec de l’eau de Javel, il avait remarqué le dégagement d’une substance volatile capable de le plonger dans une relative inconscience. Le second est Eugène Soubeiran, un pharmacien français intéressé dès son plus jeune âge par la chimie du chlore alors qu’il aidait son père dans sa blanchisserie à Paris. Justus von Liebig, le troisième, est un chimiste allemand surtout connu pour sa méthode d’analyse organique. Cette substance chlorée, dont l’odeur est suave et la saveur piquante, s’obtient en traitant de l’acétone (ou de l’éthanol) par de l’hypochlorite.

Un jeune obstétricien écossais, James Y. Simpson, commença en 1846 à aider ses patientes à accoucher en leur faisant inhaler de l’éther, l’anesthésique en vogue à l’époque. Plusieurs accidents se produisirent en raison de son inflammabilité. Voilà pourquoi il songea au chloroforme, ininflammable, qu’il testa d’abord sur lui-même. Meilleur anesthésique que l’éther, celui-ci commença à être couramment employé dès 1847. Pour preuve, le 7 avril 1853, la reine Victoria donna naissance au prince Léopold sous analgésie par du chloroforme, dont l’action rapide semblait dénuée de tout effet délétère. C’est la firme Squibb qui, la première, produisit du chloroforme de qualité «anesthésie» durant la Guerre de Sécession. Finalement, le chloroforme a dû être abandonné car il est hépatotoxique et occasionne parfois des fibrillations ventriculaires aux conséquences mortelles. Une jeune fille de 15 ans mourra ainsi le 28 janvier 1848 lors de l’ablation, sous anesthésie au chloroforme, d’un ongle incarné.

À la recherche d’un fluide frigorigène

Dans les années 1930, les dirigeants de la division Frigidaire de General Motors demandèrent à 2 chimistes de mettre au point un nouveau fluide frigorigène ininflammable, non toxique et à bas point d’ébullition pour leurs réfrigérateurs. En examinant les caractéristiques des éléments repris dans le tableau de Mendeleïev, leur choix se porta sur l’incorporation de fluor dans diverses molécules d’alcanes. Parmi les produits synthétisés, une molécule se distingua étrangement par ses propriétés anesthésiantes: l’halothane (F3C-CHBrCl), qui permet d’induire l’anesthésie sans effets cardio-vasculaires indésirables et nausées postopératoires. Jusque dans les années 90, ce fut l’anesthésique par inhalation le plus employé au monde. Mais l’halothane est en réalité toxique. Cette molécule est en effet métabolisée par les cytochromes P450: il y a oxydation puis perte de brome (parce que le brome est un bon «groupe sortant»). Le chlorure d’acide obtenu attaque ensuite les protéines du foie. Elle fut dès lors remplacée par d’autres, dépourvues de brome. Ainsi fut développée la famille des «fluranes», dont le desflurane.

Au début des années 30, le thiopental sodique, un barbiturique administré en intraveineuse, fit son apparition en tant qu’anesthésique général à action rapide et courte. Son emploi intensif ne débuta véritablement qu’après le bombardement de Pearl Harbour, le 7 décembre 1941. Au contraire de l’oxyde nitreux, de l’éther et du chloroforme, le thiopental sodique était facile à transporter et il suffisait de l’injecter pour provoquer, quasi instantanément, un état d’inconscience. L’anesthésie moderne était née ! Actuellement, l’anesthésie générale est classiquement induite par voie intraveineuse à l’aide de propofol. 

La molécule de propofol

Cette technique est devenue très fiable de nos jours, encore que le risque zéro n’existe pas ! Ainsi, le 17 janvier 2004, Olivia Goldsmith, l’auteure du roman The First Wives Club, mourrait lors d’une banale opération de chirurgie esthétique suite à des complications liées à ce type d’anesthésie. Que penser en outre de la mort de Michael Jackson le 25 juin 2009, cette fois à cause d’une intoxication aiguë à ce même médicament… Cela reste extrêmement rare fort heureusement.

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