Mathématiques

Emmy NOETHER : ce génie féminin

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À l’occasion de la récente journée internationale des femmes et des filles de science, permettez-moi de vous présenter Emmy Noether, une mathématicienne allemande trop peu connue. Le génial physicien Albert Einstein dira à son propos qu’elle fut «le génie mathématique créatif le plus considérable produit depuis que les femmes ont eu accès aux études supérieures»  

 
Emmy Noether est née au printemps 1882 à Erlangen, dans le Royaume de Bavière (Sud-Est de l’Allemagne). Elle est le premier bébé de la famille mais très vite, 3 petits frères viendront la rejoindre. Le papa, Max Noether, est un mathématicien reconnu (un théorème de géométrie algébrique porte d’ailleurs son nom) qui enseigne à l’université. Emmy évoquera souvent ces soirées mathématiques organisées dans la maison familiale et nul doute que cet atmosphère particulière aura joué un rôle déterminant dans son futur choix de carrière. L’enfance d’Emmy est plutôt heureuse. Comme toutes les petites filles de cette époque, elle apprend à cuisiner et à faire le ménage et en guise de détente, ses parents lui offrent des leçons de piano. Mais il faut bien avouer qu’aucune de ces activités ne la passionne vraiment, sauf la danse et… les soirées mathématiques organisées par son père. Elle n’y comprend encore rien mais ça lui parait tellement intéressant. C’est décidé, elle apprendra aussi les mathématiques, comme papa ! 

Une élève… libre !

Bien entendu, à l’époque, c’est beaucoup plus compliqué qu’aujourd’hui: les femmes n’étudient pas à l’université. même si l’accès ne leur est plus formellement interdit. D’ailleurs, en ce printemps 1900, sur les 986 étudiants que comptent l’université d’Erlangen, il y a… 2 femmes ! Et rien n’est fait pour leur faciliter la tâche. Emmy doit demander à chaque professeur l’autorisation d’assister à son cours et bien sûr, son travail ne sera pas considéré. Disons qu’elle est un peu là en élève libre. Mais malgré toutes ces conditions restrictives, elle accepte en se disant que de toute façon, son seul objectif est d’apprendre de nouvelles choses.

De ce côté, elle est entièrement satisfaite. Jusque-là, elle avait juste quelques affinités avec les maths, mais à l’université, elle se découvre une véritable passion – un envoûtement – pour cette matière, qui ne la quittera jamais. Le 14 juillet 1903, à 21 ans, elle présente avec succès son examen de fin d’études et décroche un séjour à Göttingen. Pour les non-initiés, cette ville ne signifie peut-être pas grand-chose mais à cette époque, c’est l’épicentre mondial des maths: Gauss, Dedekind, Riemann, Klein, Hilbert… Tous les grands mathématiciens allemands des 19 et 20e siècles y sont passés. Emmy est folle de joie à l’idée de rencontrer David Hilbert, celui qui, 3 ans plus tôt, venait de tracer la route des mathématiques avec sa fameuse liste des 23 problèmes.

Une invitation prestigieuse

Inutile de vous préciser qu’Emmy est dopée par ce séjour et que son amour pour les maths s’en trouve décuplé. Et pour une fois, la chance s’en mêle puisqu’à son retour à Erlangen, les lois de mixité viennent d’être modifiées: elle peut enfin être considérée comme une étudiante à part entière. Elle entame dans la foulée une thèse de doctorat. En 1907, elle est ainsi la 2e femme à obtenir un doctorat en mathématiques d’une université allemande. La toute 1e fut la russe Sofia Kowaleski 30 ans plus tôt… à l’Université de Göttingen !

Avec un tel titre, elle pourrait prétendre à un poste de professeur à l’université mais bien sûr, ces postes sont réservés aux hommes ! Elle ronge donc son frein, continue d’abreuver son insatiable soif de connaissance et de temps à autre, parvient à remplacer son père. Petit à petit, sa renommée s’étend, si bien qu’elle devient membre du Cercle mathématique de Palerme et intègre même la Société allemande de mathématiques. Et puis, au printemps 1915 arrive une invitation inespérée. David Hilbert himself, très impressionné par son talent et ses capacités extraordinaires, convie Emmy à l’Université de Göttingen. Il veut lui obtenir un poste de professeur, qu’elle mérite largement.

Malheureusement, même à Göttingen, David Hilbert doit faire face à une résistance plus soutenue que prévu de la part de certains collègues. «Que penseront nos soldats quand ils reviendront à l’université et verront qu’ils doivent apprendre aux pieds d’une femme ?», osera même l’un d’entre eux. La réponse d’Hilbert, non dénuée d’humour, est entré dans la légende: «Je ne vois toujours pas où est le problème. Nous sommes une université, pas des bains publics !» Mais les obstacles à la nomination d’Emmy Noether sont trop nombreux. Et malgré sa renommée et son influence, David Hilbert ne parvient pas à l’imposer mais n’est pas prêt non plus à capituler. Puisque c’est ainsi, il l’engage comme assistante. Il sera sa couverture. Elle n’est pas reconnue officiellement mais dans les faits, c’est bien elle qui donne cours. Et grâce à ce prête nom, elle peut même organiser des conférences.

Cette situation tellement révélatrice de l’époque se prolongera durant 4 ans mais grâce à la révolution allemande, juste après la première Guerre mondiale, le statut de la femme est reconsidéré. En 1919, Emmy Noether est enfin reconnue et habilitée professeur titulaire. Là encore, elle va exceller ! Ses méthodes d’enseignement contrastent très fort avec les cours dogmatiques de l’époque. Ses cours sont en réalité des discussions à bâtons rompus avec les étudiants dans le but de les faire réfléchir. Une de ses plus grandes qualités humaines est certainement la bienveillance qu’elle prodigue à tous les étudiants qui croisent sa route. Très vite, elle est même surnommée «Doktormutter» (la maman des thésards).

Une reconnaissance mondiale et un exil forcé

D’ailleurs, si le nom d’Emmy Noether n’est pas aussi célèbre qu’il le devrait, c’est parce qu’elle laisse à ses collègues le crédit de ses propres idées. La gloire ne l’intéresse pas. Fort heureusement, bien que de nature très modeste, elle est gratifiée de son vivant. En 1932, à 50 ans, elle est invitée comme conférencière à Zurich, au Congrès international des mathématiciens. C’est un privilège extrêmement rare. La même année, elle reçoit également le prix Alfred Ackermann-Teubner. Car non seulement Emmy a semé de nombreuses graines lors de ses conférences et enseignements, mais il ne faudrait quand même pas oublier que très tôt, à l’âge de 33 ans, elle a démontré un théorème qui a changé l’histoire de la science. Albert Einstein qualifiera d’ailleurs lui-même ce théorème de monument de la pensée mathématique.

Son théorème – connu aujourd’hui sous le nom de théorème d’Emmy Noether – relie 2 concepts fondamentaux de la physique: la symétrie et les invariants. La mathématicienne a réussi l’exploit de démontrer qu’il y a une équivalence entre les lois de conservation et l’invariance des lois de la physique pour les transformations qui sont des symétries. Ça parait un peu compliqué mais si vous regardez quelques images de patinage artistique, vous observerez facilement un exemple particulier de ce théorème. Quand le patineur veut augmenter sa vitesse de rotation, il suffit qu’il rapproche ses bras le long du corps ou qu’il se recroqueville sur lui-même. Comme il y a une invariance par rotation, il y a conservation du moment cinétique. Et ce n’est qu’un cas très particulier du théorème d’Emmy Noether.

Cependant, l’année qui va suivre sera beaucoup moins réjouissante. En 1933, Adolf Hitler devient chancelier et l’activité nazie se répand dans tout le pays. Une des priorités du gouvernement est d’éliminer les juifs de la vie publique. Au mois d’avril, Emmy Noether reçoit une notification du ministère des Sciences la congédiant. Elle accepte la décision calmement, avec beaucoup de dignité. Elle réussit même à trouver la force de soutenir des amis masculins dans la même situation. Puisqu’elle ne peut plus se rendre à l’université, elle recevra dorénavant ses étudiants chez elle. Mais la situation se détériore au fil des mois. Heureusement, la solidarité scientifique s’organise. Albert Einstein, déjà émigré aux États-Unis pour les mêmes raisons, réussit à lui trouver un poste dans une université à une dizaine de kilomètres de Philadelphie. Même si celle-ci est exclusivement réservée aux femmes, Emmy Noether aborde ces nouveaux changements avec douceur et résilience. Si bien que très vite, le phénomène des «Apprentis Noether» se répète, rendant finalement son séjour aux États-Unis plutôt agréable.

Mais parfois, le sort s’acharne. Deux ans après son exil américain, on lui découvre une tumeur dans l’abdomen assortie d’un kyste ovarien auxquels elle ne survivra pas. Très vite, de nombreux hommages apparaissent dans le monde, dont le plus célèbre fut sans doute celui d’Albert Einstein. Malgré toutes ces épreuves, cette incroyable femme aura changé de façon irréfutable le cours des mathématiques et son empreinte reste à tout jamais ancrée. Autant par ses découvertes que par ses attitudes.

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