Physique

KATRIN aime les neutrinos

Henri DUPUIS • dupuis.h@belgacom.net

©Michael Zacher, ©KIT

Le 14 février dernier, jour de la Saint Valentin, nous parvenait un merveilleux faire-part publié dans Nature Physics: KATRIN y annonçait fièrement que le petit neutrino électronique n’aurait en aucun cas une masse supérieure à 0,8 eV !

 

Bon, d’accord: KATRIN n’est pas le prénom d’une mère aimante fière d’annoncer le poids d’une future progéniture. Mais l’acronyme de KArlsruhe TRItium Neutrino, une expérience réalisée en Allemagne à l’aide d’un spectromètre long de près de 70 m ! Mais l’annonce est d’importance: les neutrinos commencent à livrer leurs secrets. Il est temps car on a besoin d’eux pour répondre à bien des questions.

Un
p’tit bruxellois

Rappelons tout d’abord que ces neutrinos sont sans doute les particules les plus abondantes de l’univers. On pourrait même dire qu’ils le «remplissent» presqu’à eux seuls, tant le reste (dont nous) est presqu’anecdotique par rapport à leur présence: ils sont plusieurs milliards de fois plus nombreux que l’ensemble des protons et neutrons de l’univers observable dont le nombre est estimé à 1080 ! Nous baignons dans ceux issus du Big Bang (336 neutrinos par cm3) qui bougent dans notre corps, y entrent et en sortent à la vitesse de quelque 15 000 km/s. Et le soleil nous bombarde de 700 000 milliards (7.1014) de ces particules par seconde. Ceci sans compter ceux qui proviennent des réactions nucléaires à l’œuvre à l’intérieur de la Terre, des centrales nucléaires… Et ceux que nous produisons nous-mêmes, résultats de la désintégration du potassium de nos os (mais guère plus de 4 000 par seconde en moyenne). Ils nous traversent ainsi en grand nombre en permanence sans que jamais nous ne les ressentions. Car ils n’interagissent pratiquement jamais avec la matière. Avec comme conséquence qu’on les connaît mal.

Les neutrinos ont été imaginés par Wolfgang Pauli en 1930 dans une lettre célèbre (elle commence par ces mots: «Chères Mesdames, chers Messieurs les radioactifs») adressée à un congrès de physique qui se tenait à Tübingen et auquel il n’assiste pas, préférant un bal à Zurich ! Pauli imagine alors une particule neutre, de faible masse qui lui permet de sauvegarder le principe de la conservation de l’énergie dans le phénomène de la désintégration bêta (ß). En fait, c’est le neutron qu’il décrit là qui sera découvert par James Chadwick en 1932. Enrico Fermi propose alors d’appeler neutrino (petit neutre) la mystérieuse particule de Pauli qui, elle, contrairement au neutron, n’appartient pas au noyau de l’atome. Tout cela est acté au Congrès Solvay de Bruxelles de 1933 et c’est Pauli lui-même qui signe l’acte de naissance du neutrino lors du Congrès. Voilà notre petit neutrino devenu bruxellois… mais toujours aussi mystérieux. Car au fil du temps et des expériences, les scientifiques s’aperçoivent qu’il y a – au moins – 3 sortes (saveurs) de neutrinos: électroniques, muoniques et tauiques. Et pire, qu’ils peuvent se transformer les uns en les autres. C’est le phénomène d’oscillation des neutrinos.

1) Le spectromètre expérimental KATRIN et ses principales composantes
2) Désintégration du tritium en hélium avec émission d’un antineutron

Masse
ou pas masse ?

Ce phénomène va poser un grave problème aux physiciens. Le modèle standard des particules qui se développe et se complète tout au long du siècle précédent suggère en effet que le neutrino est de masse nulle. Il serait même la seule particule «de matière» (par opposition aux particules dites «messagères» comme le photon) à avoir cette caractéristique troublante. Mais en 1968, Bruno Pontecorvo formule la théorie de l’oscillation et suggère la transformation des neutrinos au cours de leur existence. Au moment de sa création lors d’un phénomène de collision ou de désintégration, le neutrino peut-être de l’une des 3 saveurs. Cela dépend de la nature de la désintégration qui est à son origine. Ainsi, lors de la désintégration ß, ce sera toujours un neutrino électronique qui sera créé. C’est lors de sa propagation qu’il deviendra un mélange des 3 saveurs. Un mécanisme prouvé expérimentalement dans les années 1990. Mais ce mélange nécessite que les neutrinos aient une masse. Ce qui est contraire à la prévision du modèle standard. Voilà donc notre neutrino – et bien sûr son contraire, l’antineutrino – doté d’une masse (ou plutôt de masses puisque différentes selon les saveurs). Mais laquelle et comment la mesurer ?

KATRIN

Pour traquer ces particules qui ne réagissent quasiment jamais, il faut beaucoup de chance ou des sources abondantes de neutrinos. Ou analyser des traces de leur passage. On a vu qu’ils étaient souvent provoqués par la désintégration ß et il en est une qui a vite intéressé les physiciens: la désintégration ß du tritium. C’est sur elle que s’appuie l’expérience menée à Karlsruhe et qui a produit les résultats qui viennent d’être publiés (1).

Lorsque le tritium (3H, isotope radioactif de l’hydrogène comportant 2 neutrons alors que l’hydrogène habituel n’en a pas) se désintègre en hélium, un neutron se transforme en proton libérant un électron et un antineutrino électronique. Ces 2 derniers se partagent l’énergie libérée lors de la désintégration. C’est cette énergie qui va être mesurée par le détecteur KATRIN. Ou plutôt celle des électrons car les (anti)neutrinos, on l’a vu, n’interagissent pratiquement jamais avec la matière et sont «invisibles». Le problème est que lors de la désintégration, le partage de l’énergie entre les 2 particules est aléatoire: soit l’électron emporte tout, soit c’est l’antineutrino (et toutes les possibilités entre ces 2 cas extrêmes !). KATRIN est essentiellement composée d’un spectromètre géant qui mesure l’énergie maximale des électrons émis par le tritium pour en déduire l’énergie manquante qui sera donc la masse de l’antineutrino. KATRIN est à ce jour l’expérience de ce type la plus précise, qui utilise pour ce faire la source de tritium la plus intense au monde. Résultat: la masse du neutrino électronique doit être inférieure à 0,8 eV (électronvolt, unité d’énergie correspondant à l’énergie cinétique acquise par un électron soumis à un potentiel électrique de 1 volt et donc aussi unité de masse d’après la relation relativiste entre la masse et l’énergie). Le résultat obtenu n’est donc pas la mesure précise de la masse mais une plus grande précision sur sa masse maximale. Il faudra encore d’autres expériences (et sans doute 2 années) pour déterminer également sa masse minimale avec une telle précision.

Le but est ici de mieux comprendre l’univers. À cause de son abondance, le neutrino influence en effet les structures de l’univers. Connaître sa masse précise permettrait sans doute d’affiner les modèles de formation des structures cosmologiques. Mais aussi peut-être d’aider à la découverte d’un 4e type de neutrino, appelé «stérile», plus lourd, et qui nous permettrait enfin d’en savoir plus sur le côté «sombre» de la physique, matière noire et énergie sombre qui manquent toujours à l’appel.

(1) Direct neutrino-mass measurement with sub-electronvolt sensitivity, The Katrin collaboration, Nature Physics volume 18 (14 february 2022).

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