Espace

Le spatial chamboulé par la guerre en Ukraine: quels enjeux pour l’Esa ?

Fleur OLAGNIER • fleur.olagnier@gmail.com

©2020 ESA-CNES-ARIANESPACE, ©Thalès Alenia Space

Le conflit entre l’Ukraine et la Russie entamé fin février chamboule la planète entière, et le monde du spatial ne fait pas exception. La Russie s’est retirée ou a été exclue de la plupart des projets internationaux dont elle faisait partie. Les agences spatiales occidentales ne peuvent plus utiliser le véhicule russe Soyouz pour leurs lancements et cela entraîne des retards considérables dans un grand nombre de projets. Côté européen, la mise en service du stratégique «GPS européen» Galileo est retardée, tout comme l’envoi de la mission d’exploration ExoMars 2022. Une menace pèse aussi sur la Station spatiale internationale. Est-ce la fin d’une coopération de plus de 30 ans ? 

Pas sûr qu’on reverra de sitôt le lancement d’un satellite d’observation militaire français par une fusée Soyouz depuis Kourou…

Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, c’est branle-bas de combat dans les agences spatiales internationales. Car depuis la Guerre froide, la Russie est bel et bien un acteur à part entière du secteur, impliqué dans d’innombrables missions spatiales scientifiques, techniques et commerciales. Aujourd’hui cependant, la patrie de Vladimir Poutine est mise à l’écart de la plupart des collaborations internationales. Un contexte qui pèse tant sur les missions d’exploration que sur les projets industriels, comme nous commencions à l’évoquer dans le précédent numéro d’Athena. «Comparé aux pertes humaines et aux dégâts matériels causés par le conflit, les conséquences sur le spatial sont un dommage collatéral, mais le secteur va en pâtir», commente Pierre Coquay, directeur du département Recherche et Applications spatiales de la Politique scientifique fédérale (Belspo).

La Russie a rappelé les 87 ingénieurs qui se trouvaient au Centre spatial guyanais (CSG) de Kourou. Géré par les agences spatiales européenne (Esa) et française (Cnes), le CSG collaborait depuis environ 10 ans avec l’agence spatiale russe Roscosmos dans le cadre des lancements des vaisseaux Soyouz. Ainsi, jusqu’à nouvel ordre, ceux-ci ne décolleront plus du CSG, ce qui va causer à court terme des retards problématiques pour l’Esa. «La non-disponibilité du Soyouz compromet notamment la mise en place de la constellation Galileo (le GPS européen), une mission stratégique pour l’Esa», souligne Pierre Coquay. 

L’Esa mise en difficulté

L’agence spatiale européenne doit réfléchir à des solutions de repli. Le lanceur Vega et son futur successeur Vega-C sont une possibilité, mais les ingénieurs en propulsion qui les développent sont ukrainiens… «L’usine a été bombardée et est fermée, ce qui pourrait causer des retards pour les livraisons des prochains lanceurs à partir de 2023, anticipe Pierre Coquay. Il reste encore quelques vols d’Ariane 5 prévus mais déjà bien remplis. Nous sommes donc aussi dans une phase de transition où l’enjeu est la mise en service d’Ariane 6. Ce n’est pas prévu avant un an et demi à 2 ans, il va donc falloir accélérer sur ce terrain».

En outre, il serait possible de faire appel à SpaceX de la même manière que OneWeb. L’entreprise britannique a en effet signé un contrat avec la société d’Elon Musk pour envoyer ses satellites dans l’espace courant 2022 – au mois de mars 428 satellites de télécommunications de la constellation de OneWeb sur 650 étaient placés en orbite. Toutefois, assembler le futur «GPS européen» grâce à une société américaine semble stratégiquement discutable. 

Jusqu’à présent, la Russie a su valoriser son potentiel spatial, pourtant technologiquement éprouvé, grâce à ses collaborations internationales. Mais ce dynamisme est ébranlé, notamment car elle refuse l’intégralité des  lancements de missions occidentales à partir du cosmodrome de Baïkonour. La Russie a aussi cessé les livraisons de moteurs à destination des fusées américaines (voir Athena n° 356, p. 53) et suspendu la participation de l’agence spatiale américaine (Nasa) à la mission Venera-D d’exploration de Vénus. 

La science impactée

Ainsi, les missions scientifiques sont aussi à la peine. L’Esa a annoncé le report d’ExoMars 2022, la seconde étape du programme en 2 temps d’exploration de Mars, qui devait décoller en septembre. «Tout le monde était prêt pour le départ à Baïkonour avant les derniers tests et le lancement par une fusée russe Proton», déplore Véronique Dehant, planétologue à l’Observatoire royal de Belgique qui a travaillé plus de 20 ans sur LaRa, le seul instrument belge de la mission, fabriqué par la société Antwerp Space et l’UCLouvain. Cet instrument a pour objectif de mesurer la vitesse relative de Mars par rapport à la Terre, donc sa rotation, qui elle-même fournit des informations sur la composition de l’intérieur de la planète.

ExoMars 2022 comprend un atterrisseur muni de 14 instruments dont 12 sont russes. Roscosmos est aussi en charge de 2 instruments sur les 9 qui équipent l’astromobile européen Rosalind Franklin (rover du type de Curiosity ou Perseverance de la Nasa déjà à la surface de Mars, NdlR  – voir photo 1) et des sources radioactives qui vont lui permettre de fonctionner. «Le timing était déjà très serré, l’Esa a confirmé que le lancement serait reporté à la prochaine fenêtre de tir où Mars est la plus proche de la Terre, c’est-à-dire en 2024, décrypte Véronique Dehant. Mais il va falloir que l’agence spatiale européenne se charge elle‑même du lancement, par exemple avec Ariane 6 ou SpaceX, et donc inévitablement, la plateforme devra être réadaptée. Chaque composant est qualifié « spatial » pour une durée déterminée et certaines pièces devront sûrement être changées car obsolètes le moment venu. Pour moi, si on est réaliste, cela ne pourra pas avoir lieu avant 2026.»

1. Le rover Rosalind Franklin de la mission Exomars 2022 ne foulera pas le sol martien avant au moins deux ans

2. Vue de l’ISS (Station spatiale internationale) et les différents modules qui la « remontent » régulièrement

Fin prématurée pour l’ISS ? 

Depuis la fin de la Guerre froide, la Station spatiale internationale est le symbole de la paix et de la collaboration entre d’anciens ennemis: les États‑Unis et l’Europe, et la Russie. Malheureusement, cette coopération de près de 30 ans est potentiellement compromise. L’année dernière, les Russes avaient annoncé leur retrait de l’ISS à partir de 2025  (voir Athena n° 356, pp. 56-58) et la guerre en Ukraine laisse craindre une sortie encore plus brutale. D’autant plus que depuis 2020, le Soyouz russe est fréquemment remplacé par la capsule Crew Dragon (SpaceX) pour acheminer vivres et astronautes vers la station. «Trente ans d’étroite collaboration entre les États-Unis et la Russie, ça ne s’arrête pas comme ça, même si la fin de la Station spatiale internationale se profile, tempère Emmanuël Jehin, astrophysicien à l’Université de Liège (ULiège). Les cosmonautes russes continuent d’arriver à bord. Tous ces astronautes ont déjà travaillé ensemble et savent qu’ils ont besoin les uns des autres pour survivre dans l’espace. Ils sont intelligents et la Nasa a confirmé que pour l’instant, tout le monde restait professionnel. Il y a la guerre, et il y a ce qui se passe à l’intérieur de la station».

Des paroles rassurantes, mais qui n’éclipsent pas la menace ouvertement tweetée par Dmitri Rogozine, le directeur général de Roscosmos. Ce proche de Poutine a sous-entendu que la Russie pourrait compromettre l’altitude de l’ISS. Car c’est bien la Russie, avec des poussées effectuées par ses modules cargo Progress et Soyouz idéalement accrochés sur la structure (voir photo 2 ci-dessus), qui «remonte» régulièrement la station spatiale à son altitude de croisière. Sans quoi, elle finirait par «retomber» sur Terre. «Ces propos sont inquiétants mais il faut rester lucide, modère Emmanuël Jehin. La Russie n’aurait pas intérêt à détruire l’ISS car ses astronautes n’auraient alors plus accès à l’espace dans l’immédiat et il existe toujours une probabilité non négligeable que des débris retombent sur le territoire russe. De plus, ce sont les États-Unis, avec leur module placé au centre de la station, qui ont le contrôle de l’électricité. La Russie ne peut donc pas faire ce qu’elle veut». Une réflexion serait en cours pour que le contrôle d’altitude puisse être opéré à partir de l’ATV européen et du module Cygnus, à la place de Progress et Soyouz. La manœuvre n’est cependant pas évidente car les zones d’accroche de l’ATV et Cygnus ne sont pas idéalement placées pour exercer une poussée vers le haut.


Espace

Mais encore…

Théo PIRARD • theopirard@yahoo.fr 

 
Spacebel à bord d’une navette de l’ESA

L’an prochain, le Space Rider (Space Reusable Demonstrator for Europe Return), développé par Thales Alenia Space Italia et la firme italienne Avio, effectuera son premier aller-retour autour de la Terre. Il sera mis en orbite basse par le lanceur Vega-C depuis le Centre Spatial Guyanais.

L’engin spatial d’une masse de 2,4 t au décollage est réutilisable pour effectuer des vols de 2 mois avec des expériences scientifiques et technologiques. Spacebel (Liège) été choisie par Avio pour concevoir et développer le logiciel de vol du Space Rider. Elle est par ailleurs chargée de la Software Validation Facility qui testera et validera l’informatique embarquée, démontrant ainsi sa grande expertise dans les systèmes spatiaux intelligents. 

Le schéma du vol du Space Rider
(Photo ESA)

 
Rhea Group: du Canada à Galaxia pour la cybersécurité spatiale

Les systèmes sur orbite ne sont guère à l’abri d’une attaque informatique qui peut mettre à mal leur bon fonctionnement. Créée en 1992, la société canadienne d’ingénierie Rhea Group est réputée pour la sécurisation des activités dans l’espace. Elle joue un rôle clé dans la mise en œuvre, pour l’ESA, des activités de l’ESEC (European Space Security & Education Centre) à Redu-Libin (province de Luxembourg).

En partenariat avec Idelux, elle a investi de 20 millions € pour implanter, fin 2023, son nouveau centre d’excellence dans le parc d’activités économiques à Transinne-Libin, proche du complexe de l’Euro Space Center Belgium. Cette nouvelle implantation de Rhea, dont le siège se situe à Wavre, se présentera comme un bâtiment modulaire comprenant une zone hautement sécurisée pour les organisations gouvernementales et pour les activités de défense. Elle fonctionnera de façon permanente avec une centaine de personnes spécialisées dans la lutte contre les cyber-attaques

Le projet du nouveau centre d’excellence de Rhea Group à Transinne

Contrat Amazon pour Ariane 6

La société Arianespace a décroché une belle commande de lancements (montant non révélé) pour la réalisation de la constellation Kuiper de Jeff Bezos. Ce sont 18 Ariane 6 qui doivent servir au déploiement de satellites pour la méga-constellation d’Amazon. Son premier vol, dit de démonstration est attendu par la Commission européenne pour la fin de cette année. L’entreprise belge Sabca est, elle aussi, concernée pour la fourniture des servo-commandes qui assureront une trajectoire correcte pour une orbite précise.

18 des 83 lancements réservés par Amazon pour sa constellation à basse orbite Kuiper seront effectués par la nouvelle fusée Ariane.
(Photo: Arianespace/Amazon)

Share This