Physique

Controverse électrique

Henri DUPUIS • dupuis.h@belgacom.net

© Forance – stock.adobe.com, © Adam Fenster, University of Rochester

La supraconductivité a été découverte voici 112 ans. Depuis lors, elle n’a cessé d’intriguer, de susciter des milliers de recherches partout dans le monde et souvent, de semer la bisbrouille dans le monde de la physique. Une récente publication a entraîné des réactions qui vont de l’enthousiasme débridé au rejet total. Belle controverse en perspective

 
Chaque année au mois de mars, l’American Physical Society rassemble des centaines de physiciens (mais aussi des journalistes) pour son congrès, l’occasion de faire le point sur les avancées de la recherche. Cette année, c’est à Las Vegas qu’elle se réunissait du 5 au 10 du mois. Mardi 7 après-midi, selon le célèbre Quanta Magazine présent sur place, le service de sécurité a dû intervenir, non parce que les physiciens auraient été pris par la folie du jeu mais parce qu’il a fallu refouler du monde et fermer les portes de la salle avant l’heure de reprise des travaux. La raison ? Une communication très attendue de Ranga Dias, un physicien de l’Université de Rochester (USA) qui venait présenter l’article que son équipe et lui publiaient dans le numéro de Nature du lendemain (1). Le contenu de cet article: la mise au point d’un matériau supraconducteur à température et pression (quasi) ambiantes. Un graal jamais atteint depuis 112 ans de recherches (et pas des moindres: 13 Prix Nobel de physique ont été attribués à des recherches sur les supraconducteurs !). L’honnêteté oblige cependant à dire que si Dias a fait salle comble, c’est sans doute aussi parce qu’il n’en était pas à sa première annonce du genre et qu’une de ses précédentes publications, toujours dans Nature, avait dû être retirée face aux doutes qui planaient sur les résultats obtenus !

À Leyde, en 1911

Avant d’examiner la proposition de l’équipe de Rochester, situons le problème. Tout commence à l’université de Leyde, aux Pays-Bas, en 1911. Heike Kamerlingh Onnes y est un spécialiste de la cryogénie et, à ce titre, le premier à parvenir à liquéfier de l’hélium, ce qui ne peut se produire qu’à une température très basse proche du zéro absolu: 4,13 K (kelvin) soit environ -269 °C. Ce qui fait de l’hélium le liquide le plus froid sur Terre et un merveilleux outil de refroidissement. C’est ce qu’Onnes fait; un jour, il refroidit du mercure et a la curiosité de mesurer ce que devient la résistivité de ce métal à cette température. Résultat: dès qu’on franchit une sorte de barrière qui se situe aux environs de 4 K, toute résistance s’efface. Ce qui à l’époque est un phénomène nouveau qui contredit ce qui a été observé, à savoir que tout conducteur oppose une résistance au passage d’un courant électrique. C’est d’ailleurs pour cela qu’il dégage de la chaleur. Onnes fait ensuite d’autres expériences avec de l’étain et du plomb et observe le même phénomène: à partir d’un certain seuil de température, dit température critique, qui varie selon le métal, la résistance au courant électrique s’effondre brutalement. Une découverte inouïe qui lui vaut le Prix Nobel de physique en 1913, le premier de la série attribuée aux découvertes en ce domaine.

Une autre surprise est au rendez-vous, 20 ans plus tard en 1933. Walter Meissner montre que le supraconducteur exclut tout champ magnétique. Autrement dit, si l’on approche un aimant d’un supraconducteur, il est repoussé et reste en lévitation. On sait aujourd’hui toute l’importance de ces 2 découvertes; nous baignons dans un océan d’applications de ces phénomènes: imagerie médicale par résonnance magnétique, accélérateurs de particules comme celui du CERN, train à lévitation comme le MagLev au Japon ou en Chine, appareils électrotechniques et électroniques, lignes de transmission, détection de champs magnétiques très faibles, etc. La liste est longue… sauf qu’il n’y a guère là d’utilisations vraiment grand public. La raison en est simple: malgré 112 ans de recherche et des avancées indiscutables, la supraconductivité continue à se manifester dans des conditions extrêmes de température et/ou de pression. Bref, elle est lourde à mettre en œuvre !

Température ambiante mais pas la pression

On comprend dès lors pourquoi l’essentiel des recherches a consisté, outre à tenter de comprendre le phénomène, à faire remonter la température du seuil critique au-delà duquel la résistance s’efface. Au fil des expériences, les scientifiques remarquent tout d’abord que si on les refroidit suffisamment, plus de la moitié des éléments du tableau périodique deviennent supraconducteurs ! Le phénomène n’est donc pas un cas particulier à quelques métaux. Voilà un fameux réservoir de possibilités. Sans parler de combinaisons sous forme d’alliages et oxydes par exemple. Pourtant, on ne parvient pas à faire décoller le seuil de température. Pire: une explication au phénomène est trouvée en 1957 mais elle n’est valable que pour les basses températures, sous les -250 °C. Adieu donc les supraconducteurs «abordables» ? Heureusement non: en 1986, 2 physiciens d’IBM à Zurich, Georg Bednorz et Alexander Karl Müller identifient des supraconducteurs à des températures plus élevées que la limite théorique, les oxydes de cuivre ou cuprates, supraconducteurs à -135 °C ce qui permet de les refroidir à l’azote liquide bien plus maniable que l’hélium. Dès lors, les températures critiques (Tc) et pressions ne vont cesser de s’approcher de valeurs ambiantes. Mais sans y parvenir. Pas même pour l’expérience dont les résultats ont suscité un tel charivari en ce mois de mars. Même si les auteurs de l’article semblent jouer sur les mots, parlant d’un composé supraconducteur à «maximum Tc of 294  K at 10 kbar, that is, superconductivity at room temperature and near-ambient pressures» pour reprendre leur texte. Car si une température de 294 K (soit 21 °C) est bien une température ambiante, on ne peut ainsi qualifier une pression de 10 000 bars (environ 10 000 fois la pression atmosphérique).

Échantillon d’environ 1 mm de diamètre  d’hydrure de lutécium 

Il n’empêche, si les résultats de l’expérience se confirment, ils sont intéressants car les scientifiques de Rochester se sont basés sur les propriétés d’un métal, le lutécium (Lu), une terre rare (appellation trompeuse car il est abondant !) et ont constitué un hydrure de lutécium dopé à l’azote. Compressé, l’échantillon est passé d’une couleur bleue au rose lorsqu’il a atteint le seuil de supraconductivité puis au rouge intense lorsque la pression a baissé. D’où le nom de «matière rouge» que l’équipe lui a donné. Malgré les doutes exprimés par certains, nul doute que d’autres équipes vont se précipiter dans la brèche et que le lutécium va être mis à toutes les sauces. 

(1) Evidence of near-ambient superconductivity in a N-doped lutetium hydride. In Nature 615, 8 mars 2023.

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