Chimie

La découverte de la streptomycine

Paul DEPOVERE • depovere@voo.be

Library of Congress/NYWTS, www.semanticscholar.org, stock.adobe.com

Le médicament miraculeux qu’est la pénicilline (voir Athena n° 330) est très efficace vis-à-vis de la plupart des infections dues à des bactéries Gram positives (1), hormis le bacille de la tuberculose, responsable de cette grave maladie pulmonaire qui s’étend bien souvent à d’autres parties du corps. Ladite bactérie, qui est en fait une mycobactérie, a été découverte en 1882 par un médecin allemand, Robert Koch (1843-1910, nobélisé en 1905), ce qui lui vaudra d’être nommée «bacille de Koch» ou «BK». Cette maladie, souvent qualifiée de «tueuse lente» ou de «grande peste blanche», est aussi ancienne que l’humanité. Pour preuve, des lésions tuberculeuses ont été identifiées dans des momies égyptiennes remontant à 3700 avant J.-C. Parmi les exemples récents de décès imputés à cette maladie, on se doit de citer le compositeur Frédéric Chopin, Eleanor Roosevelt (l’épouse du 32e président des États-Unis) et la célèbre actrice Vivian Leigh. Avant l’avènement de médicaments efficaces, le principal traitement recommandé était l’air pur (sanatoriums). Mais heureusement, un certain Selman A. Waksman, microbiologiste américain, changea complètement la donne !

Lorsque les gens pensent à des produits naturels en chimie, ils imaginent généralement des molécules complexes issues de plantes se développant dans une jungle luxuriante ou de créatures appartenant aux récifs coralliens (voir Athena n° 360). Cependant, certains des composés les plus étranges (et les plus utiles) proviennent de micro-organismes telluriques, c’est-à-dire vivant dans le sol. Le chercheur américain (d’origine ukrainienne) Selman Waksman, l’un des plus méticuleux microbiologistes de son époque, avait compris que les bactéries et les champignons du sol – présents à raison de millions d’espèces différentes – devaient y mener une lutte incessante pour se protéger de leurs ennemis. C’est d’ailleurs lui qui inventa le terme «antibiotique» pour désigner les substances chimiques sécrétées par divers micro-organismes et qui sont capables de bloquer la croissance, voire de tuer, d’autres micro-organismes concurrents. En somme, les antibiotiques leur servent d’armes pour subsister.

S’inspirant du fait que le bacille tuberculeux ne survit pas longtemps dans le sol, il lança en 1939 au sein de son laboratoire de l’Université Rutgers (dans le New Jersey et où il était professeur associé) un ambitieux programme de recherches. Il s’agissait de dépister les molécules dont sont censées se servir les diverses bactéries en vue de bénéficier à elles seules des nutriments. Le projet consistait à réaliser des cultures d’un nombre maximum de micro-organismes et de tester des extraits de chacune d’entre elles contre des organismes responsables de maladies humaines, pour ensuite isoler les composés actifs identifiés. C’est ainsi qu’en octobre 1943 et avec l’aide efficace d’Albert Schatz (1920-2005), jeune étudiant-chercheur, une molécule fut isolée à partir de souches de Streptomyces griseus (d’où le nom streptomycine), laquelle deviendra le premier antibiotique efficace contre la tuberculose, y compris dans ses manifestations les plus graves (méningite tuberculeuse et tuberculose miliaire). Il s’agissait d’un aminoglycoside, à la fois cytostatique et cytotoxique, dont le spectre d’action s’avérait fort large, exerçant également des effets contre les bactéries Gram négatives qui résistaient à la pénicilline. 

En bonne place parmi les grandes avancées médicales figure la découverte de la
streptomycine.

Par la suite, l’entreprise pharmaceutique américaine Merck conclut un accord avec ces 2 chercheurs pour tester (et commercialiser) les composés prometteurs. Ainsi, plus de 10 000 micro-organismes telluriques furent testés, écartant plusieurs candidats (dont la streptothricine, bien trop toxique). En revanche, plus de 30 antibiotiques et/ou autres classes de médicaments furent isolés ci et là à partir d’échantillons provenant d’un peu partout, rien qu’au cours des 2 décennies qui suivirent (parmi lesquelles les érythromycines et la vancomycine, laquelle servira fréquemment de molécule de dernier recours en cas d’antibiorésistance (2)). Mais revenons à la streptomycine: les essais cliniques réalisés au sein de la célèbre clinique Mayo prouvèrent à foison l’efficacité de cette nouvelle molécule (3), ce qui contribuera à son succès.

Formule de la streptomycine

Les retombées de la gloire

La streptomycine fut brevetée en 1948 par Schatz et Waksman. Il s’agissait véritablement du 2e médicament-miracle, après la pénicilline. Waksman devint un héros. Écrivain passionné, il publia 28 livres en tant qu’auteur ou coauteur, parmi lesquels The Conquest of Tuberculosis. Il fut nobélisé, seul, en 1952, ce qui affecta grandement son fidèle collègue Schatz. Ce dernier dut se contenter en 1994 de la médaille Rutgers, l’honneur suprême de son Université !

Quoi qu’il en soit, la tuberculose reste la seconde maladie la plus meurtrière après le SIDA. On estime que, chaque année, plus de 2 millions de personnes infectées, soit le quart des malades, meurent encore des suites de ce fléau, notamment en raison de l’apparition de souches résistantes. Actuellement, la streptomycine a été largement remplacée – en attendant les résultats de l’antibiogramme (4) des patients – par la rifampicine associée à de l’isoniazide, de l’éthambutol et à du pyrazinamide. Enfin, parmi les nouveaux médicaments, on se doit de citer la bédaquiline (5) et le délamanid (6)

(1) Il s’agit d’un procédé de coloration des bactéries, dû à un médecin danois, Hans Gram (1853-1938), permettant de les classer selon qu’elles apparaissent violettes (+) ou roses (-).

(2) La vancomycine intervient notamment dans le traitement des infections dues à des Staphylococcus aureus résistant à la méthicilline (SARM). Ce problème se rencontre principalement en milieu hospitalier où se côtoient de nombreux malades affaiblis ou immunodéprimés. Plus récemment, certaines souches SARM sont elles-mêmes devenues résistantes à la vancomycine. Il fallut donc revoir la question. Plus que jamais, la recherche intense de nouveaux agents antibactériens reste une priorité absolue !

(3) La streptomycine est un perturbateur de la synthèse des protéines au niveau des ribosomes des BK.

(4) Un antibiogramme est une technique de laboratoire visant à évaluer la sensibilité d’une souche bactérienne vis-à-vis de divers antibiotiques.

(5) La bédaquiline inhibe l’ATP-synthase des BK, qui est en l’occurrence une enzyme essentielle à leur production d’énergie.

(6) Le délamanid inhibe la synthèse des composants de la paroi cellulaire des BK.

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