Société

Réseaux sociaux: quel impact sur la santé mentale des jeunes ?

Julie LUONG • juluong@yahoo.fr 

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Les réseaux sociaux sont régulièrement accusés d’altérer la santé mentale des jeunes. Plutôt que de céder à une forme de «panique morale», les professionnels du secteur encouragent à privilégier l’éducation aux médias. Car les outils numériques peuvent aussi se révéler des atouts en termes de bien-être et d’émancipation

Anxiété, dépression et même idées suicidaires: des résultats alarmants sur l’impact des réseaux sociaux en termes de santé mentale sont régulièrement relayés dans les médias. L’accusation la plus fréquente est la suivante: en faisant passer pour «réelle» une représentation fantasmée de la vie, des corps et même des paysages, les réseaux sociaux – Snapchat, Instagram, TikTok, Facebook, Twitter, Pinterest… – auraient un impact négatif sur l’estime de soi et le niveau de satisfaction. Comparée à celle des autres, sa propre vie aurait toujours l’air fade et inintéressante… Ces effets seraient d’autant plus délétères pour les jeunes, vulnérables en raison des nombreux changements qui accompagnent l’adolescence mais aussi soumis à de multiples stress concernant leur avenir et celui de la planète.

Pourtant, il n’existe pas de réel consensus concernant le lien entre utilisation des réseaux sociaux et santé mentale des jeunes. C’est ce que montre Pascal Minotte, psychologue au Crésam (Centre de référence en santé mentale) dans une note de l’Observatoire Vies Numériques publiée en 2020 (1). Basées essentiellement sur des statistiques et non sur des approches qualitatives et des savoirs cliniques, les études disponibles semblent souvent «à charge». Leurs faiblesses méthodologiques ne permettent pas d’appréhender le sujet dans toute sa complexité. «De nombreux facteurs cachés nous échappent, les relations entre les phénomènes sont circulaires plus que linéaires, ce qui est vécu positivement par les uns sera une source de souffrance pour d’autres, certaines situations s’expliquent de façon plus pertinente à travers une lecture systémique, etc., détaille Pascal Minotte dans ce rapport. Ainsi, tel média est utilisé avec une intensité supérieure à la moyenne pour se distraire d’une souffrance et/ou pour compenser un besoin non satisfait. Parfois, cet usage devient un problème en lui-même, parfois, il aide la personne à tenir le coup, et souvent il fait un peu les 2.»

Panique morale

Accuser les réseaux sociaux, ce serait en somme prendre le symptôme pour la maladie. «Tout  nouveau dispositif socio-technique demande un apprentissage et a tendance à créer des paniques morales», analyse Arnaud Zarbo, psychologue au sein de l’asbl liégeoise Nadja, spécialisée dans les assuétudes. «Le roman, la radio ont généré les mêmes questions car les populations qui s’en sont d’abord emparées sont aussi identifiées comme plus vulnérables, à savoir les jeunes ou les femmes.» Dans la «peur» des réseaux sociaux s’exprimeraient donc un conflit de générations et une crainte de l’émancipation. «Aujourd’hui, les jeunes n’ont plus les mêmes possibilités qu’avant d’explorer leur territoire: dans nos sociétés très organisées autour du noyau familial, « laisser traîner les jeunes dehors » est quelque chose de mal vu», relève Arnaud Zarbo. Depuis la deuxième moitié du 20e siècle, nous sommes en effet entrés dans ce que les sociologues nomment des «sociétés du risque», organisées autour de la sécurité des enfants et de la sécurisation de l’espace public contre les incivilités des jeunes. En contrepartie a émergé la «bedroom culture», la chambre devenant pour l’ado un refuge et le lieu privilégié de l’expression de sa personnalité.

Les réseaux sociaux ne seraient au fond qu’une extension de cet espace, à la fois dans et hors de la maison. «Les réseaux sociaux fonctionnent comme une sorte de compromis entre le désir du jeune de parler à d’autres jeunes et le désir des parents de le savoir à la maison. Cela ménage à la fois les angoisses de séparation des enfants et des parents, poursuit Arnaud Zarbo. Mais au fond, ce qui se joue sur les réseaux sociaux, c’est ce qui se joue dans les cours de récré: la comparaison sociale, la hiérarchie, la solidarité, la communauté… Nous sommes des mammifères, donc des animaux sociaux. On va toujours se comparer à autrui, car nous avons besoin des autres pour savoir qui l’on est. Or aujourd’hui, la validation se fait systématiquement au niveau interindividuel: les seuls territoires où les jeunes peuvent être validés et reconnus, c’est sur ces réseaux», analyse le psychologue.

Normalisation du succès

Par ailleurs, si l’on se fie aux méta-analyses (analyses qui synthétisent plusieurs études) les plus récentes, on observe que le lien entre l’intensité des usages des médias sociaux et le bien-être est très faible: l’utilisation de la technologie numérique expliquerait au maximum 0,4% de la variation du bien-être (2)… «Il peut y avoir des corrélations entre santé mentale, bien-être et réseaux sociaux mais beaucoup d’études surestiment le potentiel destructeur ou salvateur des réseaux, poursuit Arnaud Zarbo. Dans l’immense majorité des cas, la famille, la vie amoureuse, l’environnement scolaire ont bien plus d’impact sur la santé mentale des jeunes que l’utilisation des réseaux.» D’autres études établissent une différence d’impact significative selon qu’on utilise les réseaux de manière passive ou active (3): une utilisation passive serait liée à un moindre bien-être subjectif car celle-ci favoriserait l’effet de comparaison et l’envie. À l’inverse, l’utilisation active – publier, commenter, échanger – augmenterait le capital social et le sentiment d’être en lien avec les autres et donc le bien-être.

 

Ces résultats rassurants ne doivent pas conduire à minimiser l’impact des réseaux sociaux sur certains jeunes, sous prétexte que «ce ne serait pas la vraie vie». On sait à quel point ce raisonnement est inexact et délétère: pensons notamment au cyberharcèlement qui n’est pas moins destructeur qu’un harcèlement hors ligne. Par ailleurs, la précarité économique, des difficultés familiales, un vécu de discrimination lié à l’origine, au genre, à l’orientation sexuelle ou à un handicap peuvent contribuer à rendre l’expérience des réseaux particulièrement déstabilisante. «L’hypersensibilité, l’isolement, des fractures scolaires peuvent jouer: les plus fragiles sont les mêmes que dans la vie», souligne Jonathan Manzitto, chargé de communication au sein d’Action Médias Jeunes, organisation de jeunesse d’éducation aux médias basée à Namur.

«La différence avec les autres médias comme la télévision, c’est que sur les réseaux, il n’y a pas de phénomène de starification systématique, poursuit Jonathan Manzitto. On ne prête pas aux gens qu’on voit sur les réseaux une vie fondamentalement différente de la sienne… La prise de recul peut donc s’avérer compliquée.» Regarder les photos de vacances paradisiaques des copains quand sa propre famille n’a pas les moyens de partir peut, c’est une évidence, renforcer le sentiment d’exclusion. «Quand tout va bien pour soi, ça va ! Mais sinon ça attaque quand même le moral…», résume Jonathan Manzitto. De même pour les looks branchés, le fait d’avoir beaucoup d’amis, les performances sportives ou artistiques… «On peut en arriver à se demander « Pourquoi je n’ai pas accès à ça ? », « Pourquoi je n’y arrive pas ? » Car les réseaux participent à une forme de normalisation du succès.»

Un usage informé

L’éducation aux médias a donc un rôle essentiel à jouer, notamment pour sensibiliser au fait que la réalité produite par les médias et les réseaux sociaux ne correspond qu’à celle d’une partie de la population, généralement la plus privilégiée. Quand il ne s’agit pas tout simplement d’une réalité «sponsorisée» comme dans le cas des influenceurs. «Les nouvelles technologies ont fait naître la question de l’économie de l’attention», souligne Jonathan Manzitto. Selon le chercheur français Yves Citton, l’économie de l’attention pourrait devenir «le nouvel horizon du capitalisme». Cette théorie postule en effet que les anciens modes d’échange des biens matériels sont en train de laisser la place à un système où l’attention des individus est devenue la principale «ressource à extraire». Dans un contexte de multiplication des informations et des «offres de contenus», les médias doivent batailler pour «capter» l’attention des individus sur base de leurs intérêts spécifiques. Cette économie de l’attention est aussi à l’origine de ce que l’on nomme aujourd’hui la «fatigue informationnelle», résultat d’une surexposition à une masse d’informations négatives sur lesquelles il nous semble avoir peu de prise. «Trois facteurs jouent sur notre état mental, résume Jonathan Manzitto. 1) La réalité: la terre ne va pas bien, les politiques ne prennent pas les bonnes décisions, etc. 2) La manière dont je reçois cette réalité, dont je la digère mentalement, dont j’y réagis. 3) Les médias, le traitement médiatique qui, dans certains cas, nécessitent que ma capacité à gérer mentalement soit quintuplée…»

«Petit rappel: 90% des photos que vous voyez sur les réseaux sociaux ou les magazines sont photoshopées. Ne vous comparez pas aux photos. Vous ne savez jamais si ça a été retouché ou combien de temps il a fallu pour prendre la bonne pose. Laissez tomber les pensées négatives et concentrez-vous sur les pensées positives. Vous le méritez !»

L’enjeu est donc à la fois de choisir comment on s’informe, mais aussi de comprendre les logiques qui, en amont, président à la production de l’information. Sur les réseaux sociaux, ces logiques prennent notamment la forme de «bulles de filtres»: grâce ou à cause d’elles, l’internaute se voit proposer systématiquement des contenus en lien avec ce que les réseaux savent déjà de lui, qu’il s’agisse de ses opinions politiques ou de ses habitudes de consommation. Votre moteur de recherches ne vous livrera donc pas les mêmes résultats qu’à votre voisin… De même, les indices de désirabilité (basés sur le physique, la profession, les centres d’intérêts…) utilisés par certaines applications de rencontre exposent l’utilisateur à des profils présentant un indice de désirabilité supérieur au sien… afin qu’il se sente valorisé et reste plus longtemps. «L’objectif même de ces réseaux, c’est qu’on passe le plus de temps dessus. Certains ressentis sont donc recherchés. Recontextualiser est essentiel», estime Jonathan Manzitto.

Des logiques de solidarité

Mais ne nous y trompons pas: malgré la marchandisation qui s’y déploie, les réseaux sociaux permettent aussi de soutenir l’esprit critique et de créer des contenus «disruptifs», qui tranchent avec la pensée dominante et ce que nous sommes habitués à lire et à voir. En témoignent les nombreuses publications «Instagram versus Real life» qui montrent des tranches de vie quotidienne non mises en scène, des photos non retouchées, des corps «imparfaits», sans filtre ou dans des poses moins flatteuses… Une tendance «body positive» bonne pour le moral des jeunes: des études ont en effet montré qu’une exposition, même brève, à des messages positifs concernant le corps était associée à une amélioration de l’humeur et à une augmentation de la satisfaction par rapport à son propre corps chez les jeunes femmes (4).

«Les réseaux sont aussi un espace qui a pu accueillir des expressions d’un vécu différent, que ce soit en matière de féminisme ou de santé mentale», commente Jonathan Manzitto. De nombreux comptes Instagram proposent par exemple aujourd’hui des contenus sur la dépression, la bipolarité, l’anxiété ou encore les troubles du spectre autistique. Les logiques de solidarité, de soutien, d’empowerment qui en découlent témoignent de l’intelligence des utilisateurs, capables d’utiliser les réseaux comme outil d’émancipation collective. «C’est quand même super de comprendre que d’autres personnes vivent la même chose que soi et d’avoir une opportunité de pouvoir être entendu», souligne encore Jonathan Manzitto. «Ce qu’on va chercher sur les réseaux, c’est souvent moins un diagnostic qu’un partage d’expériences, un soutien», appuie Arnaud Zarbo. Une dynamique participative excellente pour la santé mentale.
  
  

RÉSEAUX SOCIAUX ET INÉGALITÉS DE GENRE

Les inégalités de genre jouent un rôle déterminant dans l’impact des réseaux sociaux sur le bien-être. Rappelons que de manière générale, les adolescentes rapportent des niveaux de bien-être plus faibles que les adolescents (5), notamment en raison des stéréotypes de genre qui survalorisent l’apparence et la «réputation». Deux enjeux auxquels les filles vont être confrontées de manière très frontale à travers les réseaux sociaux.

L’injonction à la minceur véhiculée par les médias sociaux à la suite des médias traditionnels (magazines, télévision, publicité…) touche plus spécifiquement les adolescentes. Un mal-être, des obsessions concernant certaines parties du corps mais aussi des troubles du comportement alimentaires peuvent ainsi être favorisés, même si là encore les réseaux ne jouent qu’un rôle de modulateur, pas de cause unique. «Il est probable que les médias sociaux et « l’effet de comparaison sociale » n’aient pas un impact délétère sur tous les adolescents, mais principalement sur les plus « fragiles ». Pour les autres, l’envie et l’effet de comparaison, lorsqu’ils sont modérés, peuvent avoir un effet positif en termes d’inspiration et de motivation», analyse Pascal Minotte dans sa note de l’Observatoire Vies Numériques.

Par ailleurs, des recherches ont montré que les vidéos postées sur YouTube par des filles/femmes reçoivent davantage de commentaires négatifs que celles réalisées par des garçons/hommes, et que ces commentaires portent beaucoup plus fréquemment sur l’apparence physique mais aussi sur la personnalité (6). Les vidéos postées par des garçons/hommes sont plus volontiers évaluées sur la qualité du contenu, et non sur des considérations physiques ou personnelles. Une misogynie susceptible de plomber le moral des filles, leur confiance en elles et de créer certaines logiques d’évitement. Comme dans la rue, les filles n’ont pas tout à fait la même liberté de circulation sur les réseaux que les garçons.

Les influenceurs masculins reçoivent moins fréquemment de commentaires négatifs, que ce soient sur leur physique ou leur personnalité.

  
  

(1) http://www.cresam.be/wp-content/uploads/2020/06/Ados-RSN-et-SM-rapport-final-light.pdf

(2) Orben, A. & Przybylski, A. K. The association between adolescent well-being and digital technology use. Nat. Hum. Behav. 3, 173–182 (2019)

(3) Verduyn, P., Ybarra, O., Résibois, M., Jonides, J. & Kross, E. Do Social Network Sites Enhance or Undermine Subjective Well-Being? A Critical Review. Soc. Issues Policy Rev. 11, 274–302 (2017)

(4) Cohen, R., Fardouly, J., Newton-John, T. & Slater, A. #BoPo on Instagram: An experimental investigation of the effects of viewing body positive content on young women’s mood and body image. New Media Soc. 21, 1546–1564 (2019)

(5) Compas, B. E., Orosan, P. G. & Grant, K. E. Adolescent stress and coping: implications for psychopathology during adolescence. J. Adolesc. 16, 331–349 (1993)

(6) Wotanis, L. & McMillan, L. Performing Gender on YouTube. Fem. Media Stud. 14, 912–928 (2014)

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