Mathématiques

La biologie se mathématise

Clémentine LAURENS • Twitter: @ClemLaurens

©Yuliia – stock.adobe.com 

«La biologie, en se mathématisant, prend un tournant dans son histoire !» annonce Sylvain Billiard, biologiste à l’Université de Lille, en France. Ses recherches, à l’interface entre les mathématiques et la biologie, portent sur la dynamique et l’évolution des populations. Pour Athena, il témoigne d’une profonde transformation à l’œuvre dans le monde de la recherche en biologie: les mathématiques, longtemps mal-aimées des biologistes, s’y sont frayé un chemin ces dernières années, et deviennent aujourd’hui un outil central pour la modélisation et la compréhension des phénomènes de cette science

      INTERVIEW DE SYLVAIN BILLIARD

   Vous parlez d’une véritable «révolution» à l’œuvre dans le milieu de la biologie. Quels sont les témoins de cette transformation ?

Depuis une quinzaine d’années, dans le monde entier, on voit fleurir des cursus universitaires ayant pour titres: «Biologie théorique», «Biologie mathématique», «Mathématiques pour la biologie»… Il y a aussi de nombreux laboratoires de recherche qui se créent à l’interface entre les maths et la bio, ainsi que des revues scientifiques spécialisées. Cela témoigne d’une transformation profonde du milieu: la biologie se mathématise, et c’est un véritable tournant dans son histoire !

   Est-ce vraiment un phénomène nouveau ?

Il y a toujours eu des liens entre les maths et la bio, parce que nous, biologistes, avons besoin d’outils pour analyser les données qu’on accumule. Pour ça, on utilise des notions et des théorèmes de statistiques. Mais jusqu’à récemment, les mathématiques n’étaient pas vraiment exploitées comme un outil de compréhension des objets et des mécanismes biologiques eux-mêmes – à l’exception de quelques questions particulières dans des domaines bien précis, comme dans les modèles de Lotka et Volterra développés au début du 20e siècle pour simuler l’évolution de populations de proies et de prédateurs par exemple.

D’ailleurs, c’est peut-être la différence fondamentale entre biologie et physique: en physique, la modélisation mathématique fait partie intégrante de la discipline. Maths et physique ont évolué ensemble, les deux domaines se sont mutuellement nourris. Ce n’est pas le cas des mathématiques et de la biologie. Et c’est sans doute ce qui est en train de changer: la biologie est en train d’intégrer de manière constitutive les mathématiques comme outil de compréhension et de prédiction.

   Comment expliquer cette différence entre physique et biologie ?

À mon avis, il y a 3 facteurs derrière ceci. D’abord, une réticence historique – voire, même, une certaine méfiance – des biologistes vis-à-vis des mathématiques. Ensuite, un manque d’intérêt des mathématiciens pour les questions biologiques. Et enfin, une conception bien ancrée de la biologie comme une discipline essentiellement descriptive, qui n’aurait pas vocation à expliquer des mécanismes mais plutôt à accumuler des données pour décrire le monde vivant, avec une vision très statique.

   Quelles sont les raisons du changement de culture que vous décrivez aujourd’hui ?

Aujourd’hui, les mathématiciens s’intéressent de plus en plus à la biologie, qui leur apporte de nouvelles questions, de nouveaux besoins, de nouveaux objets à étudier. C’est peut-être même la biologie qui est en train de donner aux probabilités leurs lettres de noblesse ! Et réciproquement, les biologistes commencent à prendre conscience qu’il faut faire autre chose qu’accumuler des données, et ils ont constaté la puissance de la modélisation mathématique pour leurs recherches. En 2004, déjà, le biologiste Joel Cohen écrivait (1) que la biologie était «la nouvelle physique pour les mathématiciens – en mieux», et les maths «le nouveau microscope de la biologie – en mieux»: je crois que cette dynamique est aujourd’hui à maturité.

   Ce changement d’approche est-il fertile, en pratique ?

Oui ! Par exemple, depuis les années 2000, il y a eu une véritable redécouverte des processus de branchement, en biologie. Ce sont des objets mathématiques issus du domaine des probabilités, mais qui proviennent historiquement de la physique. Les biologistes s’en sont emparés, et ils les utilisent aujourd’hui pour modéliser énormément de mécanismes, avec une efficacité impressionnante.

Autre exemple, en biologie médicale: grâce à l’introduction de modèles mathématiques, on a depuis quelques années une meilleure compréhension des probabilités d’apparition du cancer colorectal (2), notamment en fonction de l’âge. En pratique, cela permet de faire de meilleures prédictions, et donc d’affiner les politiques de traitement et de prévention. C’est un exemple emblématique, car la biologie de la santé est traditionnellement un domaine très peu mathématisé.

Dernière illustration, cette fois-ci de l’apport de la biologie aux mathématiques: en 2022, des chercheurs ont étudié la manière dont des populations de bactéries antibiorésistantes peuvent envahir les plis de l’intestin (3). Leur modélisation de cette invasion progressive a fait apparaître des équations d’une forme bien particulière, appelées «équations aux dérivées partielles», proches de celles qu’on utilise en physique… Mais avec un terme en plus ! Conséquence: pour étudier ces équations, les mathématiciens doivent développer de nouveaux outils, des méthodes inédites.

   Tous les domaines de la biologie sont-ils concernés par cette vague de mathématisation ?

Non, il existe encore bien des réticences, en particulier dans des domaines comme la biologie moléculaire, la biologie cellulaire, la biologie de la santé… L’utilisation des mathématiques existe dans ces champs de recherche, mais elle y est encore rare.

   Comment l’expliquer ?

Je pense que certains biologistes ont encore des doutes sur ce que les mathématiques peuvent apporter à leurs recherches. Qu’ils considèrent que la biologie est trop complexe pour que les mathématiques puissent en dire quelque chose, au-delà de la simple analyse de données et du calcul. Un collègue m’avait ainsi affirmé, il y a quelques temps: «La théorie, je n’y crois pas. La seule chose qui soit vraie, ce sont les données.»

   Pourquoi ne partagez-vous pas cette position ?

Parce que, les maths, c’est essentiellement du concept, de la pensée et de la démonstration ! Et normalement, quand on fait de la science, on réfléchit à des questions, on propose des modèles pour y répondre, puis on essaie de tester nos modèles en les confrontant à ce qu’on observe dans des expériences. On peut faire autre chose que des statistiques, du big data !

À mon sens, les mathématiques servent à aller plus loin que la modélisation: elles apportent un questionnement. Elles posent la question de ce qu’on modélise, de la manière dont on le fait, ainsi que des limites de notre modélisation. C’est bien plus qu’un simple outil de calcul ou de simulation !

Je me souviens d’une anecdote que m’avait racontée une mathématicienne qui travaille à l’interface avec la biologie. Elle avait été contactée par un oncologue qui sollicitait son l’aide pour étudier des données médicales accumulées pendant… 30 ans ! Les médecins avaient fait des quantités de mesures, et avaient besoin d’aide pour prendre du recul dessus et savoir quoi en faire. Je crois que cet exemple est assez symptomatique de l’impasse dans laquelle on s’engouffre si on se contente d’accumuler des données dans une démarche purement descriptive.

Mathématiques et épidémies: l’importance du R0, bien avant l’ère Covid

Le fameux R0 ! Un indicateur que tout le monde a scruté avec attention et inquiétude, au plus fort de l’épidémie de Covid-19. Il correspond, à un instant donné, au nombre moyen de personnes que contamine un individu malade: si ce nombre est strictement inférieur à 1, l’épidémie régresse, s’il est strictement supérieur à 1 elle progresse. Mais cet indicateur de la dynamique d’une épidémie était connu bien avant 2020 ! C’est en fait un paramètre qui apparaît dans les processus de branchement utilisés pour modéliser la propagation des maladies.

L’un des premiers à en avoir compris l’importance est Ronald Ross (1857-1932), un bactériologiste britannique, lauréat du Prix Nobel de physiologie ou de médecine en 1902 pour ses travaux sur la malaria.

En 1911, il démontre que, la malaria étant transmise par les moustiques, il suffit de contenir la densité de ces insectes en-dessous d’un certain seuil pour que l’épidémie s’éteigne d’elle-même. Sa démonstration utilise des notions très proches du fameux R0, et repose sur des outils d’analyse mathématique: il considère que l’épidémie est un système dynamique répondant à une équation différentielle, et étudie cette équation pour en tirer des informations sur la propagation de la maladie. Cela permet d’en déduire des méthodes pour combattre la diffusion du pathogène.

  

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