Chimie

Le procédé Merrifield

Paul DEPOVERE • depovere@voo.be

© ArtemisDiana – stock.adobe.com, © Michelle Parisi, MOEX, UCL-Bruxelles adaptée d’un schéma dû à  l’obligeance du National Human Genome Research Institute, Bethesda, États-Unis

En cette fin d’année 2023, on se doit de signaler l’attribution du prix Nobel de physiologie ou médecine à Katalin Karikó (Hongrie) et Drew Weissman (États-Unis). Ces 2 chercheurs ont découvert des moyens permettant le développement de vaccins ARN messager (ARN-m) efficaces contre la Covid-19. C’est dire l’importance de ce secteur de recherches… qui ne date pas d’hier !

Les cellules vivantes synthétisent continuellement des milliers de protéines, alors que nous-mêmes, en laboratoire, sommes incapables d’accrocher aussi vite des acides aminés à la suite l’un de l’autre et selon un ordre précis. Voici, en 2 mots pour les puristes, ce qui se passe au niveau cellulaire. Les protéines sont assemblées dans le cytoplasme grâce à des organites appelés ribosomes, comprenant 2 sous-unités qui ne se réunissent qu’après s’être fixées à un ARN messager. Dès cet instant, ce ribosome devient fonctionnel, c’est-à-dire qu’il est apte à assurer une phase de traduction aboutissant à la synthèse d’une protéine déterminée. Ainsi, les ARN-m, agissant en quelque sorte sous l’ordre de l’ADN, transmettent leur message aux ribosomes. L’ARN-t, dit de transfert, agit ensuite comme un véritable exécutant qui, en déchiffrant les codons (association de 3 bases nucléotidiques) de l’ARN-m, apporte les divers acides aminés ad hoc (en faisant correspondre leurs anticodons aux codons de l’ARN-m) afin que la chaîne polypeptidique, la future protéine, puisse croître. Cela va très vite: à chaque seconde, un nouvel acide aminé s’accroche au polypeptide en croissance ! Les diverses protéines naissantes sont ensuite larguées via ce que l’on appelle le réticulum endoplasmique, le temps d’acquérir leur conformation définitive.

 
C’est dans ce contexte particulier et novateur que le biochimiste américain Robert Bruce Merrifield fit preuve d’une perspicacité remarquable quant à la façon de faciliter ces réactions à l’échelle de la paillasse. Ce professeur de l’Université Rockefeller à New York a reçu le prix Nobel de chimie en 1984 pour la mise au point d’un procédé ingénieux permettant de synthétiser des peptides sur support solide, en l’occurrence une résine en polystyrène. Le polystyrène, inerte à l’état sec, présente la particularité de gonfler considérablement – par un facteur de 5 à 6 – dans certains solvants organiques tels que le dichlorométhane (CH2Cl2). Ce matériau ainsi expansé permet à des molécules de réactifs d’y entrer et d’en sortir facilement.

Merrifield eut donc l’idée de fonctionnaliser, ou plus précisément de chlorométhyler, certains groupes phényle de la matrice polymérique afin de pouvoir y ancrer par sa fonction carboxylique un premier acide aminé dont l’azote est protégé (N-protégé). La déprotection de ce dernier est alors suivie d’un couplage avec la fonction acide carboxylique d’un 2e acide aminé N-protégé. L’opération – réalisée en pratique par un appareil automatique – peut se répéter de la sorte autant qu’il le faut pour obtenir le polypeptide voulu, par exemple l’ocytocine, un nonapeptide favorisant les contractions de l’utérus lors de l’accouchement. À la fin de ces opérations d’assemblage d’acides aminés, l’azote terminal est à nouveau déprotégé, puis l’ensemble du polypeptide est déconnecté du polystyrène.

Le principal avantage d’un tel procédé impliquant l’immobilisation des intermédiaires sur une phase solide est la possibilité de les purifier par simple filtration suivie d’un lavage. En outre, du moment que le rendement moyen de chaque étape (couplage du nouvel acide aminé, puis déprotection de celui-ci) restait élevé, on pouvait synthétiser des molécules étonnamment grandes. C’est ainsi que la synthèse totale de l’insuline, l’hormone hypoglycémiante constituée de 51 acides aminés (dont la séquence avait été établie dès 1955 par Frederick Sanger, prix Nobel 1958 et 1980), a pu être réussie selon le procédé Merrifield et publiée en 1966 dans le Journal of the American Chemical Society.

La synthèse automatisée des polypeptides et autres protéines ouvre la voie à de nouvelles applications passionnantes. Rien n’empêche notamment de construire de nouvelles enzymes, artificielles, qui pourraient s’avérer plus spécifiques et donc plus actives que les naturelles. Dans la foulée, il a pu être démontré que c’est bien la séquence des acides aminés dans la protéine, c’est-à-dire sa structure primaire, qui conditionne les repliements de la chaîne polypeptidique aboutissant à la structure tertiaire active de la molécule.

La synthèse combinatoire

La technique de Merrifield en inspira une autre, en l’occurrence la synthèse combinatoire. Dans l’industrie pharmaceutique, l’obstacle majeur qui limite la découverte de nouveaux médicaments est bien souvent le temps requis pour synthétiser et purifier les molécules organiques destinées au criblage pharmacologique. De surcroît, le nombre de composés différents (mais souvent apparentés) qui doivent être testés pour découvrir une seule molécule intéressante s’avère souvent énorme. C’est pourquoi les chimistes ont cherché à remplacer les stratégies de synthèse au coup par coup par des procédés automatisés et rapides où diverses réactions sont réalisées simultanément. Comme dans le cas de la synthèse peptidique, les substrats appelés à réagir sont fixés par covalence à des billes de résine (un polymère insoluble), lesquelles sont disposées dans de petits récipients. Un appareil robotisé, commandé par un ordinateur, distribue alors les réactifs voulus là où il sied. Le substrat est ainsi transformé en une série de produits qui, à ce stade, sont toujours ancrés au polymère. À la fin de chaque étape, un simple filtrage automatisé permet d’écarter les substances non liées au polymère solide. Après l’achèvement des séquences programmées de transformations chimiques, on rompt la liaison qui unit chacun des produits au polymère, de sorte que l’on obtient ainsi un ensemble de substances – une échantillothèque – qui pourront être testées quant à leurs propriétés pharmacologiques. Ce procédé a été appelé «synthèse combinatoire» car les produits dérivent en définitive de combinaisons multiples résultant des diverses permutations possibles entre les substrats et les réactifs (1). Imaginons que nous désirions synthétiser tous les produits de condensation possibles entre 5 substrats
(S1 à S5, par exemple des cétones) et 5 réactifs (R1 à R5, des amines). On peut ainsi obtenir 25 imines différentes. En chimie organique classique, 25 manipulations séparées devraient être réalisées les unes après les autres. Par contre, si les 5 substrats différents sont fixés séparément à des billes en polymère, il sera possible d’obtenir bien plus aisément ces mêmes 25 produits. Il suffit en effet de mélanger lesdites billes dans un même récipient et d’y ajouter le premier réactif R1: de la sorte, on obtiendrait, en une seule manipulation, un mélange de 5 parmi les 25 produits à synthétiser, soit S1–R1, S2–R1, S3–R1, S4–R1 et S5–R1. En répétant ce procédé 4 fois, c’est-à-dire en ajoutant successivement les réactifs R2 à R5, on obtiendra finalement les 25 produits. Ces 5 mélanges distincts seront alors soumis au criblage pharmacologique. Si un résultat intéressant émerge pour l’un d’eux, les recherches se focaliseront sur l’identification du produit responsable de l’activité (2). Dans l’exemple précité, 25 produits ont été synthétisés sous forme de 5 mélanges. Actuellement, grâce à l’automatisation, il est possible de créer des milliers de molécules différentes en un temps relativement court.

Les échantillothèques ainsi obtenues sont donc essentiellement mises à profit pour découvrir des molécules têtes de série (aussi appellées «touches») dans des domaines thérapeutiques peu exploités. Dans certains cas, elles servent simplement à optimiser le profil pharmacologique de principes actifs déjà connus. Quoi qu’il en soit, la chimie combinatoire semble peu à peu délaisser ces techniques de synthèse menant à des mélanges de produits. Grâce à une automatisation plus poussée, il est actuellement possible de synthétiser, en parallèle, près d’une centaine de molécules organiques différentes à la fois, lesquelles se présentent cette fois à l’état individuel dans de petits puits séparés.

(1) Ces substrats et ces réactifs sont appelés des synthons.

(2) C’est ce qu’on appelle la déconvolution.

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