Société

Inégalités de genre  : une question d’économie

Julie LUONG • juluong@yahoo.fr

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En novembre 2023, le prix Nobel d’économie 2023 a récompensé l’Américaine Claudia Goldin pour ses recherches sur les inégalités de genre dans le monde du travail. Depuis les années 70, les recherches des économistes féministes montrent pour leur part que le système capitaliste se perpétue grâce au travail mal rétribué et/ou gratuit des femmes

 
Selon une étude de l’ONU (1), l’une des conséquences de la mondialisation est la féminisation de la pauvreté. Sur le 1,3 milliard de personnes vivant dans des conditions de pauvreté, 70% sont des femmes (2). Ce constat vaut aussi au niveau belge: «l’homme le plus pauvre de Wallonie est (toujours) une femme» (3), rappelait une étude de 2020. Mais pourquoi les femmes qui ont aujourd’hui accès au monde du travail restent-elles si vulnérables sur le plan économique ? C’est une question sur laquelle l’économie féministe se penche depuis les années 70. «Le socle du capitalisme hétéropatriarcal, c’est la dévalorisation systématique du travail reproductif quasi exclusivement assigné aux femmes», explique Christine Vanden Daelen, chercheuse en sciences politiques et co-autrice, avec Camille Bruneau, sociologue, de l’essai Nos vies valent plus que leurs crédits. Face aux dettes, des réponses féministes (Éditions Le passager clandestin, 2022). Par travail reproductif, il faut entendre – par opposition au travail «productif» qui engendre de la valeur marchande – l’ensemble des tâches qui permettent de régénérer la force de travail de la population: élever les enfants, préparer les repas, maintenir un environnement sain et propre, soigner, veiller sur les aînés. «Tout le travail de reproduction sociale est soit gratuit soit sous-rémunéré», poursuit Christine Vanden Daelen. Ceci vaut encore aujourd’hui pour les femmes de ménage, les nounous, les aide-soignantes: des métiers «essentiels» mais mal payés, peu valorisés sur le plan social et occupés essentiellement par femmes. «Cette assignation n’est rien moins que vitale au capitalisme car de un, s’il devait réaliser ce travail, ses marges bénéficiaires tomberaient, et de deux, cela permet de produire une force de travail qui lui permet de se reproduire et se perpétuer», poursuit la chercheuse. 

Camille Bruneau et Christine Vanden Daelen, Nos vies valent plus que leurs crédits. Face aux dettes, des réponses féministes, Éditions Le passager clandestin, 2022.

 
Économie féministe

Autrement dit, sans les femmes qui ont assuré – et assurent encore – une grande part du travail reproductif, le capitalisme s’effondrerait. «Je pense que les mouvements anticapitalistes ne peuvent plus faire l’impasse sur cette analyse, explique Christine Vanden Daelen, notamment en raison de la formidable dynamique féministe de ces 10 dernières années qui a impulsé des analyses assez innovantes. Il y a malheureusement encore une tendance à hiérarchiser les luttes et les enjeux alors que je défends avec d’autres une posture ″imbricationnelle″: face aux systèmes de domination en place, nous avons l’obligation de montrer qu’on ne peut pas être anticapitaliste sans être féministe, anticolonial et antiraciste car ces systèmes se nourrissent l’un l’autre.»

La prise en compte du travail gratuit et mal rémunéré des femmes est pourtant encore aujourd’hui l’exception dans les sciences économiques. Or, oublier une donnée de telle importance peut fausser l’équation… C’est l’un des constats de Rethinking Economics (4), un réseau international d’étudiants en économie qui prône une vision pluraliste de l’économie et intègre les apports de l’économie féministe, écologique ou marxiste pour mieux affronter les défis contemporains du changement climatique et des inégalités. «Au lendemain de la crise de 2008, on s’est rendu compte que les prévisions des économistes étaient basées sur certaines hypothèses au détriment d’autres», commente Aurore Migeotte, présidente du cercle étudiant Rethinking Economics de l’ULB. Car aujourd’hui, c’est l’économie dite néoclassique qui prédomine dans les enseignements du monde académique. «C’est une vision très libérale, dominée par l’objectif de ″faire de l’argent″, du profit et où l’on s’intéresse très peu aux inégalités, notamment à la question de savoir pourquoi nos pays ont pris tant de place par rapport aux pays du sud, poursuit Aurore Migeotte. Or, non seulement on nous apprend cette économie-là, mais on ne nous dit même pas qu’il existe d’autres économies… On a l’impression qu’il n’y a pas d’autres choix.» L’économie féministe, avec des autrices comme l’Italienne Mariarosa Dalla Costa (Le pouvoir des femmes et la subversion sociale, 1974), la Néo-Zélandaise Marilyn Waring (Si les femmes comptaient, 1988), les Américaines Diana Strassmann et Nancy Folbre ou encore la Française Hélène Périvier (L’économie féministe, 2020), ont ainsi ouvert un champ de réflexion pertinent pour comprendre les impasses de la croissance et de la mondialisation. «Pour moi l’économie féministe englobe un peu toutes les questions d’inégalités, résume Aurore Migeotte. Elle est très transversale. Elle est en lien avec les inégalités entre pays du nord et du sud mais aussi avec la question écologique puisque le changement climatique impacte davantage les femmes.»  
 
 

CLAUDIA GOLDIN,

PRIX NOBEL D’ÉCONOMIE

«Les recherches de Claudia Goldin nous ont donné un aperçu nouveau et souvent surprenant du rôle historique et contemporain des femmes sur le marché du travail», a salué le jury Nobel en novembre 2023. La lauréate est la troisième femme à remporter le Nobel d’économie et la première à ne pas le partager avec un homme. Née en 1946 dans le Bronx, Claudia Goldin s’est spécialisée dans l’économie de la famille. En 1990, elle est devenue la première femme à prendre la tête du département économique de Harvard. Dans son dernier ouvrage paru en 2021 aux États-Unis, Career and family: women’s century-long journey towards equity, Claudia Goldin explique la persistance des disparités économiques entre hommes et femmes par le «travail vorace» («greedy work»), c’est-à-dire le fait que de nombreuses professions rémunèrent de façon disproportionnée la disponibilité du salarié, notamment le week-end, ce qui pénalise les femmes. Elle a fondé en 2014 un programme pour aider les jeunes étudiantes à poursuivre leurs études en économie.