Société

Le culte de l’enfant : une menace pour la démocratie ?

Anne-Catherine DE BAST • athena@spw.wallonie.be

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L’étude n’est qu’une hypothèse. Mais elle remet en cause les pratiques éducatives et pédagogiques actuelles… À trop vouloir se rapprocher de l’enfant, on lui ôterait tout esprit critique et on favoriserait son individualisme, au point de mettre en danger la démocratie. Décryptage

 
Entre les préceptes de l’éducation d’hier et ceux d’aujourd’hui, pas toujours facile de s’y retrouver, surtout pour les jeunes parents… Les uns inondent les réseaux sociaux de leurs conseils, les autres évoquent leur époque et ses pratiques «qui n’ont jamais tué personne». Une chose est sûre: tous veulent bien faire, les parents comme les conseilleurs. Mais comment tirer son épingle du jeu ?

Au fil des ans, le statut de l’enfant a évolué. Et c’est heureux: jusqu’à la fin du 19e siècle, en Belgique, il était légal de faire travailler les enfants de moins de 12 ans. La violence était de surcroît une pratique fréquente. Cent-trente ans plus tard, le changement est radical: de nombreux pays européens ont interdit la fessée et plusieurs d’entre eux réfléchissent à supprimer les devoirs à la maison. Autrefois négligé, l’enfant est aujourd’hui plus précieux que jamais. À l’école comme dans les familles, ce nouveau statut s’est accompagné de changements dans les pratiques éducatives. Il s’agit désormais de respecter les besoins des enfants, d’être attentifs à leur bien-être, de diminuer les exigences et de les protéger des dangers. Rien de choquant ni d’interpellant, puisque c’est devenu la norme…

Si ce n’est qu’une équipe de scientifiques de l’Université catholique de Louvain-la-Neuve, Serge Dupont, Isabelle Roskam et Moïra Mikolajczak, s’est penchée sur la question. L’objectif: analyser les changements des pratiques éducatives et leurs conséquences.

«Nous sommes partis d’un triple constat, indique Serge Dupont, chargé de cours invité à l’UCLouvain et Docteur en psychologie. D’abord, on remarque une nouvelle tendance dans notre population estudiantine: le nombre de recours explose ! Cela traduit un individualisme plus important dans les nouvelles générations d’étudiants que dans les précédentes. Nous constatons également un déficit de connaissances cognitives, soit de la structuration de la pensée, dans le chef de nos étudiants. Et enfin, une certaine souffrance psychique chez les jeunes. Depuis 15 ans, les indicateurs de la santé mentale virent au rouge ! Le concept de culte de l’enfant pouvant en partie expliquer ces constats, nous avons voulu creuser la question». Et pour cela, il fallait définir le phénomène, comprendre son origine historique et la manière dont il influe sur les pratiques pédagogiques des familles et des écoles, et en analyser les conséquences sur les enfants, les adultes et les sociétés.

De l’image bestiale à celle de l’innocence

Première étape: se plonger dans l’histoire. C’est indiscutable, les représentations associées à l’enfance ont évolué. Durant des siècles, les enfants ont véhiculé une image négative, presque bestiale, voire même vicieuse. Puis, au 18e siècle, leur représentation a commencé à changer. «Jean-Jacques Rousseau les a décrits comme innocents, curieux et purs, au contraire des adultes qui, eux, étaient des êtres méprisables, souligne Serge Dupont. La logique s’est complètement inversée: il s’agit dorénavant de préserver les qualités des enfants, et non plus de les forcer à devenir quelqu’un d’autre.» Vers le 18-19e siècle, les parents ont commencé à témoigner plus de tendresse envers leurs enfants, à essayer de les comprendre pour s’adapter à eux. Cette vision romantique de l’enfant s’est peu à peu imposée durant l’époque moderne, avec pour conséquence des pratiques éducatives différentes de celles d’autrefois. Exemple ? L’écoute est désormais beaucoup plus attentive. Il n’est pas rare de voir des adultes s’interrompre pour écouter les besoins de l’enfant, même quand ils sont eux-mêmes occupés. En plus d’être écoutés, les enfants sont particulièrement protégés. «Par exemple, rares sont les enfants qui se rendent seuls à l’école, en comparaison avec les années 70 ou 80», commente-t-il encore.

En parallèle, les exigences des parents seraient moins élevées. «Il y a moins de cadre, moins de structure. Par exemple, autrefois, on était beaucoup plus strict sur la manière dont il fallait se tenir à table ou, à l’école, sur la maîtrise les connaissances de base.»

 
Anxiété, narcissisme, obésité

Pour les chercheurs, cette vision a tendance à s’imposer de plus en plus depuis une trentaine d’années. Et elle est notamment liée au statut juridique de l’enfant, qui peut aujourd’hui faire valoir ses droits. Si l’équipe de scientifiques salue les lois et les accords qui ont été passés, tels que la Convention internationale des droits de  l’enfant, ils s’interrogent: ne va-t-on pas trop loin ?

«Les parents ont tendance à se concentrer plus sur la bienveillance que sur le cadre, assure Serge Dupont. Ils passent  beaucoup de temps avec les enfants, un temps qui se veut qualitatif. Ils sont plus à leur écoute, les punissent de moins en moins. Et à l’école aussi, il y a beaucoup de pression sur les profs pour qu’ils soient à l’écoute,  bienveillants, moins sévères. Il y a par exemple un décret en préparation pour l’abolition de la punition collective.  L’enfant est sacré, donc il faut éviter les injustices.» Avec quelles conséquences pour les enfants, les parents, les  enseignants et la société ? Les bénéfices de cette nouvelle éducation sont indéniables: plus de reconnaissance de  leurs droits et moins de violence. Mais les effets négatifs existent, et ne doivent pas être négligés: anxiété, narcissisme,  immaturité et problèmes physiques tels que l’obésité pour les enfants, épuisement des parents dans leur volonté de se rapprocher des besoins et intérêts des enfants.

Les parents et les profs, épuisés

Dans ces pratiques (trop) centrées sur les enfants, on résout les conflits à leur place et on les expose à de moins en  moins de difficultés. On les appelle les «enfants coton»: ils présentent des symptômes dépressifs, anxieux, ils attribuent leurs échecs à des facteurs extérieurs. Ils ont tendance à devenir très individualistes, à se croire le centre  du monde. Et en définitive, ils ont du mal à affronter les difficultés de l’existence et les épreuves de la vie d’adulte.  Trop protéger revient en réalité à prolonger l’enfance. Et à l’école, cela se traduit, selon cette recherche, par une  diminution de l’exigence des connaissances. Une mise en retrait des enseignants qui doivent s’adapter aux élèves et  maintenir un climat rassurant. «Ils doivent créer des activités stimulantes, amener les élèves à découvrir par eux- mêmes, leur laisser plus de place, de possibilité de s’exprimer. Si la voix de l’enfant est au centre, il en devient plus  individualiste. Bien sûr que c’est positif ! Mais n’est-ce pas exagéré ?»

La question se pose, d’autant que les spécialistes observent un déficit de connaissances parmi les jeunes. «À 10 ans,  nous sommes les derniers d’Europe en compréhension à la lecture. La compréhension à la lecture, ce sont les  connaissances, le vocabulaire, la grammaire,… Par exemple, les jeunes connaissent peu de choses sur les  phénomènes climatiques, qui sont pourtant au programme. Cela peut être lié à leur éducation, mais aussi à un  changement dans les pratiques des professeurs. Par ailleurs, on constate qu’il y a plus de burnout chez les profs que  chez les policiers ! La raison: les pédagogies centrées sur les élèves placent toujours plus de pression sur les épaules  des professeurs, lesquels doivent écouter, intéresser, motiver… au-delà de leur mission première d’enseigner».

Et à la maison, le constat n’est guère plus favorable. Car encadrer et surprotéger les enfants requiert plus d’énergie  que jamais. Résultat: 9% des parents seraient en burnout parental. Nettement plus que ceux d’hier. Il y a un discours  dominant, une pression sur les parents, on leur impose d’être à l’écoute en permanence, cela crée un état de fatigue général.

Une absence d’esprit critique

Pour l’équipe de scientifiques de l’UCLouvain, le risque est réel: l’évolution des pratiques éducatives ne met-il pas en  danger la démocratie ? «Une démocratie ne peut survivre que si elle est composée de citoyens éclairés, matures et  capables de privilégier l’intérêt général. Dans le cas contraire, on laisse toujours plus de pouvoirs aux forces  antidémocratiques, extrémistes, complotistes ou nationalistes. Exemple: si les jeunes ne connaissent rien à la  question climatique, ils peuvent facilement se laisser séduire par des discours climato-sceptiques.» Par ailleurs, un  enfant plus individualiste éprouvera des difficultés à s’engager pour la cause climatique laquelle nécessite une part  de sacrifice et d’aller au-delà̀ de son intérêt personnel.

Le culte de l’enfant, répandu dans notre société, serait donc bien éloigné de l’idéal de démocratie de notre société.  «Cela nous interpelle car on sait qu’on sera confronté dans le futur à des enjeux importants, en termes de climat ou  d’inégalités notamment, ajoute Serge Dupont. Jamais on n’a eu autant besoin de futures générations à même d’y  répondre. Or on constate qu’il y a un risque de produire des individus bien éloignés de cet idéal de citoyenneté  éclairée et soucieuse du bien public.»

Chercher l’équilibre

Comment éviter d’en arriver là ? La solution, finalement, parait simple: il s’agit de trouver un équilibre entre écoute et cadre. Un cadre strict, mais juste, associé à la bienveillance. Et pas question pour autant de défendre les punitions arbitraires ou violentes. «Il faut se positionner dans une perspective à long terme, en lien avec l’intérêt général et un idéal de citoyenneté à la hauteur des enjeux auxquels nous serons confrontés», précise le psychologue. Bien sûr qu’il faut écouter les enfants, mais pas toujours. Ne tenir compte que de leurs besoins immédiats n’est pas toujours dans leur intérêt de futur adulte, ni de celui de la société qui les entoure. Frustrer, poser des limites, s’opposer à eux, les confronter à des difficultés, va produire des effets en adéquation avec l’idéal de citoyenneté prôné dans nos sociétés démocratiques. Il faut aussi les laisser respirer, vivre leurs propres expériences et surmonter des épreuves par eux-mêmes.

Prenons à nouveau l’exemple de la question climatique. Elle induit de revenir aujourd’hui à une vie plus sobre, moins ancrée dans la société de consommation. Et pour cela, la nouvelle génération doit être capable de sacrifier ses besoins immédiats au profit de l’intérêt général. Or, si le désir de l’enfant prime sur la volonté du parent ou du professeur, on n’y arrivera jamais.


   Définitions

Le culte de l’enfant consiste à placer l’intérêt de l’enfant au-dessus de tous les autres. Il se traduit par des pratiques exclusivement centrées sur les besoins des enfants et leur protection.

On parle de burnout parental lorsqu’un parent est soumis à un excès de stress lié à son statut sans disposer de suffisamment de ressources pour en compenser l’effet. Le parent s’épuise dans sa parentalité, jusqu’à devenir l’ombre de lui-même, puis l’opposé du parent qu’il était et voulait être. Ce trouble peut avoir des conséquences dramatiques, tant sur les parents (problèmes de santé, idées suicidaires,…) que sur les enfants (risque de négligence et de violence parentale, verbale et/ou physique).

Burnout :
quand la parentalité est trop solitaire…

En Belgique, 9% des parents seraient en burnout parental. L’an dernier, Isabelle Roskam et Moïra Mikolajczak, de l’Institut de recherche en sciences psychologiques (UCLouvain) ont initié et coordonné une étude internationale menée par une centaine de scientifiques dans 42 pays afin de connaître l’ampleur du burnout parental à l’échelle mondiale.

Conclusions ? Les pays occidentaux riches et individualistes, où les familles comptent en moyenne peu d’enfants, sont les plus touchés par le phénomène. Et la Belgique, classée en 3e position, ne fait pas figure de bon élève…

La culture individualiste de nos contrées jouerait ainsi un rôle prépondérant dans l’épuisement parental, bien plus que les facteurs socioéconomiques et démographiques, en soumettant les parents à un niveau de stress élevé. «Nos pays individualistes cultivent le culte de la performance et du perfectionnisme. 

La parentalité y est une activité très solitaire, contrairement aux pays d’Afrique par exemple où tout un village se sent concerné par l’éducation des enfants», précisait Isabelle Roskam, spécialiste du burnout parental à l’UCLouvain. Les pays plus pauvres, où les familles comptent souvent plus d’enfants, sont davantage collectivistes, ce qui semble protéger les parents de l’épuisement.

Pour prévenir le stress de la parentalité, les chercheurs proposent quelques pistes. La première serait de raviver dans nos cultures la dimension de partage et d’entraide entre parents au sein d’une communauté. Et aussi, sortir du culte du parent parfait. Prendre de la distance, s’approprier les multiples recommandations liées à l’éducation pour en faire quelque chose de raisonnable et de bon pour soi, chacun à son niveau.

À noter que la crise sanitaire a encore accentué l’individualisme occidental et l’épuisement des parents, en les isolant de leurs relations sociales. Et pour certains, les liens interrompus sont difficiles à renouer, malgré le déconfinement et le retour à «la vie d’avant».

Le parent parfait est-il vraiment celui qui mène seul et de front l’éducation des enfants, sa carrière  professionnelle et les tâches du quotidien ? En Belgique, 9% des parents seraient en burnout parental. C’est  nettement plus que dans les pays d’Afrique, par exemple, où l’entraide prime sur l’individualisme.

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