Dossier

Cartes cognitives et GPS cérébral

Designed by Creativeart/Freepik, ©2016 Imetronic 

Animaux et êtres humains sont capables de se construire des «cartes cognitives» pour s’orienter. Mais comment le «GPS cérébral» fonctionne-t-il ? Une chose est certaine: il met à contribution plusieurs types de neurones spécialisés en interaction. Notamment les cellules de lieu et les cellules de grille, dont la découverte fut couronnée par le prix Nobel de médecine ou physiologie en 2014

Comment parvenons-nous à nous localiser dans un environnement donné et à trouver le chemin qui nous conduira vers une destination à atteindre ? Cette double capacité est étroitement liée à la mémoire spatiale, laquelle sert de support à l’élaboration d’une «carte cognitive» de l’environnement au sein duquel nous sommes en train de nous déplacer. Avant les travaux d’Edward Tolman, professeur à l’Université de Californie à Berkeley, les recherches entreprises sur des rats placés dans un labyrinthe semblaient révéler que l’animal se dirigeait en se fondant sur un ensemble de stimulus-réponses présents le long de son parcours. Ainsi, les chercheurs pensaient que le rat mémorisait un ensemble de chemins effectués entre le point de départ et le point d’arrivée lors de précédentes tentatives de navigation. Cette théorie se mit à vaciller sur son piédestal en 1948 quand, se référant à une expérience qu’il avait réalisée en 1930, Tolman proposa une approche radicalement nouvelle.

Comme l’écrit le docteur Laure Rondi-Reig, directrice de recherche au CNRS et responsable de l’équipe CeZaMe (Cervelet, navigation et mémoire) au sein du Laboratoire Neuroscience Paris Seine (1), «Tolman montra (en 1930) que des rats habitués à chercher de la nourriture dans un labyrinthe par un chemin court étaient capables, lorsque ce chemin était bloqué, de choisir celui permettant de contourner le blocage (2)». Fort de ce constat, Tolman proposa le concept de carte cognitive pour désigner une représentation mentale de l’environnement, qui rendrait l’animal à même d’adapter son comportement au monde extérieur pour s’orienter.

Le cerveau demeurait néanmoins une boîte noire et l’on ignorait tout des processus cérébraux auxquels seraient chevillées la mémoire spatiale et la construction de cartes cognitives. En recourant à des enregistrements intracérébraux au moyen de microélectrodes implantées autorisant la mesure de l’activité cérébrale à l’échelle d’une seule cellule nerveuse, le professeur américano-britannique John O’Keefe (University College London) et son étudiant, Jonathan Dostrovsky, découvrirent, dans l’hippocampe du rat et de la souris, des neurones particuliers qu’ils baptisèrent «place cells» – cellules de lieu, en français. Ils avaient observé que chaque fois que l’animal passait à un endroit bien défini au cours de l’exploration de son environnement, la même cellule s’activait. Le territoire visité sera ainsi mentalement représenté grâce à un ensemble de cellules de lieu. Et si l’animal réintégrait cet environnement après l’avoir quitté, les mêmes neurones déchargeaient à nouveau aux mêmes endroits. «On pouvait donc affirmer que le rat (ou la souris) possède une mémoire des lieux qu’il (ou elle) a visités», commente Laure Rondi-Reig.

À chaque endroit, sa cellule de lieu, pourrait-on dire. En d’autres termes, chacun des neurones hippocampiques remplissant une fonction de localisation produit un potentiel d’action en réponse à une position particulière du rat dans son environnement. Cette augmentation d’activité informe le rongeur de l’endroit où il se trouve. Le terme «endroit» correspond ici à la notion de champ récepteur (nommé «champ de lieu» par O’Keefe) de la cellule de lieu, c’est-à-dire à la zone spécifique de l’environnement qui induit l’activation neuronale. «Le codage de l’espace, lui, est l’œuvre des différentes cellules de lieu travaillant en assemblée neuronale», précise la responsable de l’équipe CeZaMe.

(1) Le Laboratoire Neuroscience Paris Seine fait partie de l’Institut Biologie Paris Seine sous la tutelle du CNRS, de l’Inserm et de Sorbonne Université.

(2) Laure Rondi-Reig, Le codage de l’espace. Journal de bord d’un prix Nobel, Médecine-Sciences n° 2, vol. 31, Février 2015.

   

Quelle direction ? 

La découverte de John O’Keefe et Jonathan Dostrovsky était parfaitement en phase avec le concept de carte cognitive. Aussi le neuroscientifique américano-britannique écrivit-il avec Lynn Nadel (département de psychologie de l’Université de l’Arizona), un livre intitulé The Hippocampus as a cognitive map, dont la parution en 1978 eut un important retentissement. Les 2 auteurs y défendaient l’idée que l’hippocampe apprend et stocke des cartes cognitives de parties de l’espace; ils postulaient donc l’existence d’une représentation mentale de l’environnement. Balisant la voie, cet ouvrage fut le germe d’une floraison de recherches scientifiques sur la mémoire et la navigation spatiales, d’autant qu’une information de position est une chose, mais que naviguer entre 2 points en est une autre qui, ainsi que le souligne le docteur Rondi-Reig, nécessite un substrat neuronal plus diversifié, dont les structures, au-delà de l’hippocampe, communiquent sur le but à atteindre et les chemins à prendre.

Ensemble, différents types de cellules  forment un système de cartographie interne qui permet à un navigateur de se déplacer  de manière flexible dans son environnement, autrement dit d’adapter sa navigation  à son environnement.

On aurait pu penser que les cellules de lieu étaient inféodées à des stimuli visuels. On sait aujourd’hui qu’il n’en est rien, qu’elles répondent à d’autres stimulations sensorielles, tels des informations de mouvements propres, des objets ou des odeurs susceptibles d’aider à se localiser.

En 1984, Jim Ranck, du SUNY Downstate Medical Center de l’Université de New York, mit en évidence une deuxième catégorie de neurones impliqués dans l’orientation spatiale: les cellules de direction de la tête (HD), dont l’activité dépend, comme leur nom l’indique, de la direction de la tête de l’animal. Elles ont été beaucoup étudiées par l’équipe de Jeff Taube, du Darmouth College aux États-Unis. Jim Ranck les a découvertes dans le présubiculum, région corticale de transition entre l’hippocampe et le néocortex. Par la suite, il est apparu qu’elles étaient présentes dans un nombre important de régions cérébrales interconnectées. Un ensemble de cellules HD codera pour une direction spécifique, un autre ensemble pour une autre direction, etc. Bref, lorsque la tête de l’animal est orientée dans une direction déterminée, un groupe de cellules HD déchargent à un niveau dépassant les niveaux de référence. 

   

Maillage hexagonal 

Une autre découverte majeure fut réalisée en 2005 par le couple de chercheurs norvégiens May-Britt Moser et Edvard Moser, lesquels partagèrent le prix Nobel de médecine ou physiologie avec John O’Keefe en 2014. Les 2 neuroscientifiques scandinaves mirent le doigt sur des cellules particulières du cortex entorhinal médian dont l’activité varie en fonction des déplacements du rat, est en corrélation avec sa position dans l’espace: les cellules de grille (grid cells, en anglais). En 1999, Sofyan Alyan et Bruce McNaughton avaient montré que le rat demeure capable d’intégrer un chemin en dépit d’une lésion de l’hippocampe, mais qu’il en est incapable en cas de lésion du cortex entorhinal médian. D’où l’idée que les cellules de grille seraient indispensables à l’intégration de chemin. De fait, pour s’orienter, il faut savoir où l’on est, dans quelle direction l’on va, mais aussi être capable de mesurer ses déplacements. «Les cellules de grille sont des neurones qui permettent une estimation métrique de ses déplacements», précise Laure Rondi-Reig.

Ce sont également elles qui ont mis en lumière la grande complexité du système de navigation des mammifères, qualifié de «GPS du cerveau» par certains ou encore, de «système de géoposition dans le cerveau» par le comité Nobel. May-Britt Moser et Edvard Moser ont cartographié, sur une longue période, les différents endroits (champs de lieu) où la présence d’un rat cheminant dans un enclos avait provoqué l’activation d’une cellule donnée, en l’occurrence une cellule qui, vu ses propriétés, allait être baptisée ensuite cellule de grille. Comme les cellules de lieu, les cellules de grille déchargent en fonction de la position du rat dans l’enclos. Mais contrairement aux premières, elles le font pour une série régulière de points (champs de lieu) situés aux nœuds d’un maillage hexagonal. Des cellules de grille proches l’une de l’autre dans le cortex entorhinal médian sont associées à un maillage de même dimension et de même direction, mais dont les nœuds sont légèrement décalés. Pour d’autres cellules de grille, la direction du maillage est différente et, pour d’autres encore, la taille de ce dernier (la distance entre les nœuds). En outre, ainsi que le souligne le docteur Rondi-Reig, «lorsqu’une cellule de grille est enregistrée dans différents environnements, elle maintient la taille et l’espacement du champ, mais l’orientation et la phase de la grille, c’est-à-dire la position des motifs hexagonaux par rapport à ceux des cellules voisines, sont modifiées. Cette modification appelée «réalignement de grille» affecte toutes les cellules de grille d’une manière cohérente».

Au-delà des détails d’ordre technique, l’essentiel est que les cellules de grille constituent le support d’une représentation mentale de l’espace sous forme de quadrillage – d’où le vocable de «grille». «Il s’agit d’un codage global de l’espace qui contraste avec la décharge locale de la cellule de lieu», fait encore remarquer Laure Rondi-Reig. L’activation successive de différentes cellules de grille durant les déplacements du rat lui permet de se forger un parcours mental faisant état de la distance accomplie dans une direction, puis de la distance accomplie dans une autre et ainsi de suite.

   

Système de cartographie interne 

Dans les années 2000, plusieurs groupes de recherche ont identifié d’autres cellules particulières dans le cortex entorhinal et le subiculum: les cellules de frontière, également appelées cellules de bordure (en anglais, boundary cells ou border cells). Cette catégorie de neurones informe le rat des limites de l’espace. Il s’agit a priori de barrières physiques, mais, en l’absence de tels obstacles, on peut imaginer que la frontière soit la limite circulaire de la vue, c’est-à-dire l’horizon.

On considère aujourd’hui qu’il existe encore de nombreuses autres catégories de neurones impliquées dans la mémoire et la navigation spatiales – cellules de but, cellules égocentriques… «Ensemble, les différents types de cellules concernées forment un système de cartographie interne qui permet à un navigateur de se déplacer de manière flexible dans son environnement, autrement dit d’adapter sa navigation à son environnement (2)», explique la responsable de l’équipe CeZaMe.  Et d’ajouter: «Il nous reste encore beaucoup à découvrir sur les propriétés de chacune des catégories de neurones du GPS cérébral, sur l’étendue de leurs localisations dans le cerveau, mais surtout sur leurs interactions.»

Plusieurs données mettent en évidence que de telles interactions existent entre différentes catégories de cellules affectées à notre mémoire de l’espace et à la navigation. Ainsi, les cellules de lieu et les cellules de grille s’influencent mutuellement. Il a été montré expérimentalement que si l’on annihile l’activité des premières, le codage des grilles sera altéré et, inversement, que si l’on fait obstacle à l’activité des secondes, le codage du lieu sera incorrect. De même, il est établi que le signal de direction de la tête dans le thalamus antéro-dorsal, une des régions abritant des cellules vouées à cette fonction directionnelle, est nécessaire au codage des grilles.

En dehors de la question des interactions entre types neuronaux, plusieurs grands débats sont à l’ordre du jour. Et tout d’abord, celui, essentiel, du passage de l’animal à l’homme. Les substrats neuronaux de la représentation spatiale découverts initialement chez les rongeurs, puis dans de nombreuses autres espèces dont le singe, se retrouvent-ils chez l’homme ? Éthiquement, on ne peut trancher cette question en recourant à l’implantation, à cette fin, de microélectrodes dans le cerveau humain. Néanmoins, comme le rapporte Laure Rondi-Reig, quelques études suggèrent l’existence de cellules de lieu et de grille dans notre espèce.  Par exemple, celle réalisée en 2003 par Arne D. Ekstrom, alors à la Brandeis University aux États-Unis, chez un patient épileptique équipé d’électrodes intrâcraniennes dans la phase de préparation d’une intervention chirurgicale d’excision de son foyer épileptogène. Des cellules de grille auraient été mises en évidence au sein de son cortex entorhinal pendant qu’il se livrait à une tâche de navigation dans une ville virtuelle. Des indices plus nombreux nous viennent de la convergence des stratégies utilisées par l’homme et l’animal soumis à des tests de navigation, notamment en milieu virtuel. 

Un thermomètre de la mémoire

Se fondant sur les liens qui semblent unir navigation et mémoire épisodique, Laure Rondi-Reig et ses collaborateurs ont soumis différentes populations au test de navigation du Starmaze (voir article principal): des personnes sans atteinte neurologique (enfants, jeunes adultes, personnes âgées), des patients Alzheimer, des individus présentant des Mild Cognitive Impairments (MCI), troubles cognitifs isolés annonciateurs, dans environ 50% des cas, d’une future maladie d’Alzheimer, et des patients souffrant d’une démence fronto-temporale. Les chercheurs ont montré que la mémoire spatiale était altérée chez certaines personnes âgées dont le vieillissement était jugé non pathologique, mais surtout que la mémoire des séquences, qui supporte 

une stratégie séquentielle d’orientation (prendre la deuxième à gauche, puis la première à droite, puis encore à droite…), était spécifiquement la plus altérée chez les patients Alzheimer et les personnes en proie à des MCI amnésiques.

Forte de ces résultats, l’équipe CeZaMe propose d’utiliser le Starmaze comme un «thermomètre» de la mémoire dans le cadre de la maladie d’Alzheimer, démence où, on le sait, l’hippocampe et le cortex entorhinal sont généralement les premières structures touchées. Elle ne lui reconnaît pas une vocation de test diagnostique mais le décrit plutôt comme une potentielle sonnette d’alarme qui devrait inciter les personnes présentant une déficience de la mémoire des séquences de navigation à consulter un neurologue spécialisé.