Dossier

Cartes cognitives et GPS cérébral

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Animaux et êtres humains sont capables de se construire des «cartes cognitives» pour s’orienter. Mais comment le «GPS cérébral» fonctionne-t-il ? Une chose est certaine: il met à contribution plusieurs types de neurones spécialisés en interaction. Notamment les cellules de lieu et les cellules de grille, dont la découverte fut couronnée par le prix Nobel de médecine ou physiologie en 2014

Comment parvenons-nous à nous localiser dans un environnement donné et à trouver le chemin qui nous conduira vers une destination à atteindre ? Cette double capacité est étroitement liée à la mémoire spatiale, laquelle sert de support à l’élaboration d’une «carte cognitive» de l’environnement au sein duquel nous sommes en train de nous déplacer. Avant les travaux d’Edward Tolman, professeur à l’Université de Californie à Berkeley, les recherches entreprises sur des rats placés dans un labyrinthe semblaient révéler que l’animal se dirigeait en se fondant sur un ensemble de stimulus-réponses présents le long de son parcours. Ainsi, les chercheurs pensaient que le rat mémorisait un ensemble de chemins effectués entre le point de départ et le point d’arrivée lors de précédentes tentatives de navigation. Cette théorie se mit à vaciller sur son piédestal en 1948 quand, se référant à une expérience qu’il avait réalisée en 1930, Tolman proposa une approche radicalement nouvelle.

Comme l’écrit le docteur Laure Rondi-Reig, directrice de recherche au CNRS et responsable de l’équipe CeZaMe (Cervelet, navigation et mémoire) au sein du Laboratoire Neuroscience Paris Seine (1), «Tolman montra (en 1930) que des rats habitués à chercher de la nourriture dans un labyrinthe par un chemin court étaient capables, lorsque ce chemin était bloqué, de choisir celui permettant de contourner le blocage (2)». Fort de ce constat, Tolman proposa le concept de carte cognitive pour désigner une représentation mentale de l’environnement, qui rendrait l’animal à même d’adapter son comportement au monde extérieur pour s’orienter.

Le cerveau demeurait néanmoins une boîte noire et l’on ignorait tout des processus cérébraux auxquels seraient chevillées la mémoire spatiale et la construction de cartes cognitives. En recourant à des enregistrements intracérébraux au moyen de microélectrodes implantées autorisant la mesure de l’activité cérébrale à l’échelle d’une seule cellule nerveuse, le professeur américano-britannique John O’Keefe (University College London) et son étudiant, Jonathan Dostrovsky, découvrirent, dans l’hippocampe du rat et de la souris, des neurones particuliers qu’ils baptisèrent «place cells» – cellules de lieu, en français. Ils avaient observé que chaque fois que l’animal passait à un endroit bien défini au cours de l’exploration de son environnement, la même cellule s’activait. Le territoire visité sera ainsi mentalement représenté grâce à un ensemble de cellules de lieu. Et si l’animal réintégrait cet environnement après l’avoir quitté, les mêmes neurones déchargeaient à nouveau aux mêmes endroits. «On pouvait donc affirmer que le rat (ou la souris) possède une mémoire des lieux qu’il (ou elle) a visités», commente Laure Rondi-Reig.

À chaque endroit, sa cellule de lieu, pourrait-on dire. En d’autres termes, chacun des neurones hippocampiques remplissant une fonction de localisation produit un potentiel d’action en réponse à une position particulière du rat dans son environnement. Cette augmentation d’activité informe le rongeur de l’endroit où il se trouve. Le terme «endroit» correspond ici à la notion de champ récepteur (nommé «champ de lieu» par O’Keefe) de la cellule de lieu, c’est-à-dire à la zone spécifique de l’environnement qui induit l’activation neuronale. «Le codage de l’espace, lui, est l’œuvre des différentes cellules de lieu travaillant en assemblée neuronale», précise la responsable de l’équipe CeZaMe.

(1) Le Laboratoire Neuroscience Paris Seine fait partie de l’Institut Biologie Paris Seine sous la tutelle du CNRS, de l’Inserm et de Sorbonne Université.

(2) Laure Rondi-Reig, Le codage de l’espace. Journal de bord d’un prix Nobel, Médecine-Sciences n° 2, vol. 31, Février 2015.

   

Quelle direction ? 

La découverte de John O’Keefe et Jonathan Dostrovsky était parfaitement en phase avec le concept de carte cognitive. Aussi le neuroscientifique américano-britannique écrivit-il avec Lynn Nadel (département de psychologie de l’Université de l’Arizona), un livre intitulé The Hippocampus as a cognitive map, dont la parution en 1978 eut un important retentissement. Les 2 auteurs y défendaient l’idée que l’hippocampe apprend et stocke des cartes cognitives de parties de l’espace; ils postulaient donc l’existence d’une représentation mentale de l’environnement. Balisant la voie, cet ouvrage fut le germe d’une floraison de recherches scientifiques sur la mémoire et la navigation spatiales, d’autant qu’une information de position est une chose, mais que naviguer entre 2 points en est une autre qui, ainsi que le souligne le docteur Rondi-Reig, nécessite un substrat neuronal plus diversifié, dont les structures, au-delà de l’hippocampe, communiquent sur le but à atteindre et les chemins à prendre.

Ensemble, différents types de cellules  forment un système de cartographie interne qui permet à un navigateur de se déplacer  de manière flexible dans son environnement, autrement dit d’adapter sa navigation  à son environnement.

On aurait pu penser que les cellules de lieu étaient inféodées à des stimuli visuels. On sait aujourd’hui qu’il n’en est rien, qu’elles répondent à d’autres stimulations sensorielles, tels des informations de mouvements propres, des objets ou des odeurs susceptibles d’aider à se localiser.

En 1984, Jim Ranck, du SUNY Downstate Medical Center de l’Université de New York, mit en évidence une deuxième catégorie de neurones impliqués dans l’orientation spatiale: les cellules de direction de la tête (HD), dont l’activité dépend, comme leur nom l’indique, de la direction de la tête de l’animal. Elles ont été beaucoup étudiées par l’équipe de Jeff Taube, du Darmouth College aux États-Unis. Jim Ranck les a découvertes dans le présubiculum, région corticale de transition entre l’hippocampe et le néocortex. Par la suite, il est apparu qu’elles étaient présentes dans un nombre important de régions cérébrales interconnectées. Un ensemble de cellules HD codera pour une direction spécifique, un autre ensemble pour une autre direction, etc. Bref, lorsque la tête de l’animal est orientée dans une direction déterminée, un groupe de cellules HD déchargent à un niveau dépassant les niveaux de référence. 

   

Maillage hexagonal 

Une autre découverte majeure fut réalisée en 2005 par le couple de chercheurs norvégiens May-Britt Moser et Edvard Moser, lesquels partagèrent le prix Nobel de médecine ou physiologie avec John O’Keefe en 2014. Les 2 neuroscientifiques scandinaves mirent le doigt sur des cellules particulières du cortex entorhinal médian dont l’activité varie en fonction des déplacements du rat, est en corrélation avec sa position dans l’espace: les cellules de grille (grid cells, en anglais). En 1999, Sofyan Alyan et Bruce McNaughton avaient montré que le rat demeure capable d’intégrer un chemin en dépit d’une lésion de l’hippocampe, mais qu’il en est incapable en cas de lésion du cortex entorhinal médian. D’où l’idée que les cellules de grille seraient indispensables à l’intégration de chemin. De fait, pour s’orienter, il faut savoir où l’on est, dans quelle direction l’on va, mais aussi être capable de mesurer ses déplacements. «Les cellules de grille sont des neurones qui permettent une estimation métrique de ses déplacements», précise Laure Rondi-Reig.

Ce sont également elles qui ont mis en lumière la grande complexité du système de navigation des mammifères, qualifié de «GPS du cerveau» par certains ou encore, de «système de géoposition dans le cerveau» par le comité Nobel. May-Britt Moser et Edvard Moser ont cartographié, sur une longue période, les différents endroits (champs de lieu) où la présence d’un rat cheminant dans un enclos avait provoqué l’activation d’une cellule donnée, en l’occurrence une cellule qui, vu ses propriétés, allait être baptisée ensuite cellule de grille. Comme les cellules de lieu, les cellules de grille déchargent en fonction de la position du rat dans l’enclos. Mais contrairement aux premières, elles le font pour une série régulière de points (champs de lieu) situés aux nœuds d’un maillage hexagonal. Des cellules de grille proches l’une de l’autre dans le cortex entorhinal médian sont associées à un maillage de même dimension et de même direction, mais dont les nœuds sont légèrement décalés. Pour d’autres cellules de grille, la direction du maillage est différente et, pour d’autres encore, la taille de ce dernier (la distance entre les nœuds). En outre, ainsi que le souligne le docteur Rondi-Reig, «lorsqu’une cellule de grille est enregistrée dans différents environnements, elle maintient la taille et l’espacement du champ, mais l’orientation et la phase de la grille, c’est-à-dire la position des motifs hexagonaux par rapport à ceux des cellules voisines, sont modifiées. Cette modification appelée «réalignement de grille» affecte toutes les cellules de grille d’une manière cohérente».

Au-delà des détails d’ordre technique, l’essentiel est que les cellules de grille constituent le support d’une représentation mentale de l’espace sous forme de quadrillage – d’où le vocable de «grille». «Il s’agit d’un codage global de l’espace qui contraste avec la décharge locale de la cellule de lieu», fait encore remarquer Laure Rondi-Reig. L’activation successive de différentes cellules de grille durant les déplacements du rat lui permet de se forger un parcours mental faisant état de la distance accomplie dans une direction, puis de la distance accomplie dans une autre et ainsi de suite.

   

Système de cartographie interne 

Dans les années 2000, plusieurs groupes de recherche ont identifié d’autres cellules particulières dans le cortex entorhinal et le subiculum: les cellules de frontière, également appelées cellules de bordure (en anglais, boundary cells ou border cells). Cette catégorie de neurones informe le rat des limites de l’espace. Il s’agit a priori de barrières physiques, mais, en l’absence de tels obstacles, on peut imaginer que la frontière soit la limite circulaire de la vue, c’est-à-dire l’horizon.

On considère aujourd’hui qu’il existe encore de nombreuses autres catégories de neurones impliquées dans la mémoire et la navigation spatiales – cellules de but, cellules égocentriques… «Ensemble, les différents types de cellules concernées forment un système de cartographie interne qui permet à un navigateur de se déplacer de manière flexible dans son environnement, autrement dit d’adapter sa navigation à son environnement (2)», explique la responsable de l’équipe CeZaMe.  Et d’ajouter: «Il nous reste encore beaucoup à découvrir sur les propriétés de chacune des catégories de neurones du GPS cérébral, sur l’étendue de leurs localisations dans le cerveau, mais surtout sur leurs interactions.»

Plusieurs données mettent en évidence que de telles interactions existent entre différentes catégories de cellules affectées à notre mémoire de l’espace et à la navigation. Ainsi, les cellules de lieu et les cellules de grille s’influencent mutuellement. Il a été montré expérimentalement que si l’on annihile l’activité des premières, le codage des grilles sera altéré et, inversement, que si l’on fait obstacle à l’activité des secondes, le codage du lieu sera incorrect. De même, il est établi que le signal de direction de la tête dans le thalamus antéro-dorsal, une des régions abritant des cellules vouées à cette fonction directionnelle, est nécessaire au codage des grilles.

En dehors de la question des interactions entre types neuronaux, plusieurs grands débats sont à l’ordre du jour. Et tout d’abord, celui, essentiel, du passage de l’animal à l’homme. Les substrats neuronaux de la représentation spatiale découverts initialement chez les rongeurs, puis dans de nombreuses autres espèces dont le singe, se retrouvent-ils chez l’homme ? Éthiquement, on ne peut trancher cette question en recourant à l’implantation, à cette fin, de microélectrodes dans le cerveau humain. Néanmoins, comme le rapporte Laure Rondi-Reig, quelques études suggèrent l’existence de cellules de lieu et de grille dans notre espèce.  Par exemple, celle réalisée en 2003 par Arne D. Ekstrom, alors à la Brandeis University aux États-Unis, chez un patient épileptique équipé d’électrodes intrâcraniennes dans la phase de préparation d’une intervention chirurgicale d’excision de son foyer épileptogène. Des cellules de grille auraient été mises en évidence au sein de son cortex entorhinal pendant qu’il se livrait à une tâche de navigation dans une ville virtuelle. Des indices plus nombreux nous viennent de la convergence des stratégies utilisées par l’homme et l’animal soumis à des tests de navigation, notamment en milieu virtuel. 

Un thermomètre de la mémoire

Se fondant sur les liens qui semblent unir navigation et mémoire épisodique, Laure Rondi-Reig et ses collaborateurs ont soumis différentes populations au test de navigation du Starmaze (voir article principal): des personnes sans atteinte neurologique (enfants, jeunes adultes, personnes âgées), des patients Alzheimer, des individus présentant des Mild Cognitive Impairments (MCI), troubles cognitifs isolés annonciateurs, dans environ 50% des cas, d’une future maladie d’Alzheimer, et des patients souffrant d’une démence fronto-temporale. Les chercheurs ont montré que la mémoire spatiale était altérée chez certaines personnes âgées dont le vieillissement était jugé non pathologique, mais surtout que la mémoire des séquences, qui supporte 

une stratégie séquentielle d’orientation (prendre la deuxième à gauche, puis la première à droite, puis encore à droite…), était spécifiquement la plus altérée chez les patients Alzheimer et les personnes en proie à des MCI amnésiques.

Forte de ces résultats, l’équipe CeZaMe propose d’utiliser le Starmaze comme un «thermomètre» de la mémoire dans le cadre de la maladie d’Alzheimer, démence où, on le sait, l’hippocampe et le cortex entorhinal sont généralement les premières structures touchées. Elle ne lui reconnaît pas une vocation de test diagnostique mais le décrit plutôt comme une potentielle sonnette d’alarme qui devrait inciter les personnes présentant une déficience de la mémoire des séquences de navigation à consulter un neurologue spécialisé.

   

Mémoire de l’espace ou espace de mémoire ?  

La mémoire épisodique préside aux souvenirs des événements personnellement vécus – que m’est-il arrivé, où et quand ? Elle est au cœur d’une autre question très débattue: les liens entre mémoire épisodique et navigation, dans la mesure où l’hippocampe est impliqué tant dans l’une que dans l’autre. «Jusqu’à quel point peut-on se baser sur la navigation pour comprendre la mémoire ? Sommes-nous en face de 2 fonctions différentes émanant de certaines structures du lobe temporal, dont en particulier l’hippocampe, ou avons-nous affaire à une fonction unique ?», s’interroge Laure Rondi-Reig.

Décédé en 2017, Howard Eichenbaum (Université de Boston) a longtemps ferraillé intellectuellement avec John O’Keefe. Ce dernier défendait l’idée que l’hippocampe ne renferme que des cellules de lieu qui s’activent à partir d’indices visuels ou vestibulaires. Eichenbaum, lui, postulait que l’hippocampe est capable de mettre en relation des informations sensorielles de toute nature, de restituer un contexte global, et donc qu’il s’agit d’un espace de mémoire plutôt que d’une mémoire de l’espace. Il découvrit entre autres que cette structure abrite des «cellules de temps», dont l’activité est fonction du temps passé, ce qui permet par exemple d’évaluer une distance parcourue. Ses arguments finirent par triompher, même si les 2 écoles s’affrontent toujours sur la question de la nature des codages servant de support à la navigation.

Alors chercheuse dans le laboratoire de Susumu Tonegawa, au Massachusetts Institute of Technology (MIT), Laure Rondi-Reig a travaillé avec Howard Eichenbaum. Les recherches de son groupe, l’équipe CeZaMe, sont imprégnées de la théorie qu’il a développée et à laquelle elle adhère. Aussi les chercheurs parisiens établissent-ils un lien étroit entre les étapes d’une navigation et la genèse de souvenirs épisodiques. «Imaginons que je sois passée par le lieu A, puis par le lieu B et qu’ensuite, je doive tourner à droite, puis à gauche, dit Laure Rondi-Reig. Cette séquence de lieux organisée temporellement peut être appréhendée comme un ensemble d’événements qui se sont succédé dans le temps. À mes yeux, cette organisation séquentielle d’événements spatiaux peut être considérée comme un bon modèle pour l’étude de la mémoire épisodique.»

   

Deux grandes stratégies  

La neuroscientifique a inventé un labyrinthe en étoile, le Starmaze, afin de tester et d’identifier les stratégies de navigation chez la souris. Initialement aquatique – les souris sont très motivées à sortir de l’eau -, il a été transformé en jeu vidéo dans une version humaine. Parallèlement furent développés des logiciels d’analyse du comportement de navigation associés respectivement à ces 2 versions: NAT (Navigation Analysis Tool) pour la souris et NATh (h: human) pour l’homme. «Ces logiciels nous permettent d’extraire, automatiquement et à l’échelle individuelle, des paramètres de navigation qui peuvent ainsi servir de marqueurs cognitifs», précise Laure Rondi-Reig.

Le protocole «stratégies multiples» de Starmaze:
il s’agit d’un labyrinthe aquatique qui permet l’étude de la mémoire
spatio-temporelle et de la prise de décision dans un environnement
complexe.  D est le lieu de
départ, G est l’objectif consistant en une plate-forme immergée (et donc
invisible) (cercle en pointillé). La flèche représente la trajectoire optimale
réalisée par l’animal après son apprentissage. Les allées formant l’anneau
pentagonal central ont des murs noirs ou en échiquier, alors que les allées
radiales ont des murs blancs. Le labyrinthe est placé à l’intérieur de rideaux
carrés noirs avec des repères visuels distaux fixés sur les rideaux (croix,
cercle, bandes noires et blanches). 

Chez l’adulte sain, 2 stratégies principales de navigation coexistent: la stratégie de séquence et la stratégie spatiale. Dans le premier cas, le cadre de référence est égocentrique (la position du propre corps du sujet); dans le second, il est allocentrique (la prise en considération de l’ensemble de l’environnement). La stratégie spatiale est indispensable à la création d’un nouveau chemin, un chemin alternatif par exemple. Elle se réfère à la carte cognitive servant de support à notre représentation de l’environnement. Dans une expérience réalisée au moyen du labyrinthe Starmaze, des volontaires couchés dans un scanner d’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) devaient explorer, au moyen d’un joystick, un environnement virtuel pour y trouver un cadeau caché. Celui-ci découvert, il leur fut demandé de le retrouver ensuite de la manière la plus directe possible. Au fil des essais, les participants se créaient une mémoire de l’environnement et du chemin le plus court entre le point de départ et le point d’arrivée. Dans un deuxième temps, les chercheurs modifièrent le point de départ à leur insu. Certains participants ne s’en aperçurent pas et continuèrent à appliquer la séquence (gauche, droite, droite…) qu’ils avaient intériorisées. D’autres, en revanche, s’en rendirent compte et adoptèrent une stratégie spatiale centrée sur des indices visuels présents dans l’environnement.

«L’IRMf a dévoilé que les 2 stratégies s’apprennent en parallèle et que cet apprentissage nécessite l’activation d’un ensemble de régions cérébrales constitué notamment du cervelet (gauche et droit), de l’hippocampe (gauche et droit) et des cortex pariétal et préfrontal, explique le docteur Rondi-Reig. Par contre, quand les 2 stratégies sont dissociées après l’apprentissage, on observe que ce n’est qu’une partie spécifique du réseau qui est mise en jeu: l’hippocampe gauche, le Crus I du cervelet droit et le cortex préfrontal dans le cas de la stratégie séquentielle; l’hippocampe droit, le Crus I du cervelet gauche et le cortex pariétal dans le cas de la stratégie spatiale.» Tout sujet sain a ces 2 stratégies à disposition et est capable, malgré ses préférences pour l’une ou pour l’autre, de s’adapter de manière flexible à son environnement ou à des changements d’environnement.

   

Le rôle du cervelet  

Un autre axe cardinal des travaux du groupe dirigé par Laure Rondi-Reig a trait au rôle du cervelet dans l’élaboration de la représentation spatiale et dans la cognition spatiale entendue comme l’utilisation du codage de l’espace, ou plutôt du codage spatio-temporel, à des fins de navigation. En 2011, l’équipe CeZaMe fut la première à montrer, chez des souris transgéniques dont la plasticité synaptique avait été annihilée dans les cellules de Purkinje du cervelet par inactivation de la protéine kinase, que l’activité du cervelet est nécessaire à la stabilité du codage spatial des cellules de lieu de l’hippocampe.

S’est alors ouvert un champ de recherches visant à préciser les fonctions du cervelet, classiquement considéré jusque-là comme associé au contrôle et à l’apprentissage moteurs. Est-il une plaque tournante qui intégrerait et filtrerait les informations sensorimotrices ? Quels sont ses liens fonctionnels avec l’hippocampe et les cortex associatifs ? Joue-t-il un rôle majeur dans la mise à jour des cartes mentales ? Ces questions, l’équipe CeZaMe se propose de les étudier en mesurant l’activité cérébrale durant des tâches de navigation réelle ou virtuelle, tant chez l’homme, en IRMf, que chez la souris, en électrophysiologie.

Le laboratoire de Dora Angelaki, aux États-Unis, a émis l’hypothèse que le cervelet permettrait des changements de cadre de référence, par exemple en passant d’un codage centré sur le corps (égocentrique) à un codage centré sur l’environnement (allocentrique). Par ailleurs, dans sa revue de 2014, Laure Rondi-Reig propose qu’une des fonctions du cervelet consiste à filtrer des informations sensorimotrices non pertinentes. «Si quelqu’un déambule dans une pièce, il n’y a aucune raison que la représentation de celle-ci se modifie. Aussi le signal envoyé par le cervelet aux structures de codage de l’espace doit-il rester stable malgré les déplacements du sujet», souligne la neuroscientifique, dont l’équipe a présenté, en 2017, une autre donnée importante: après avoir mis en évidence, 2 ans auparavant, une interaction entre le cervelet et l’hippocampe chez l’homme, elle a montré qu’il en était de même chez la souris et que cette interaction sous-tendait la mémoire du chemin, c’est-à-dire le souvenir d’un itinéraire préalablement appris.  

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