Chimie

Carbonate de sodium : une histoire prodigieuse

Paul DEPOVERE • depovere@voo.be

Lazar.zenit/wiki, ©Juulijs – stock.adobe.com, ©nickolae – stock.adobe.com, 2020 J. Giesen, d’après Marcel Wiesweg/wiki

En 1783, l’Académie des sciences offrit un prix de 2 400 livres à celui qui trouvera une méthode pour synthétiser de la soude à partir de réactifs aisément disponibles. À cette époque, on importait surtout la soude d’Espagne (Alicante, etc), laquelle provenait de cendres de plantes, telle que la salicorne (1). Cette substance était indispensable, essentiellement dans l’industrie du savon et du verre 

 
Or on savait qu’il est impossible – étant donnée la faible solubilité du calcaire (CaCO3) – de transformer directement le chlorure de sodium (NaCl) en carbonate (Na2CO3) selon la réaction:

2 NaCl + CaCO3 → Na2CO3 + CaCl2

Nicolas Leblanc, médecin personnel du duc d’Orléans dont la fortune était considérable, eut l’idée, avec le soutien financier de celui-ci, de recourir à un artifice habile comportant 3 étapes très énergivores.

Le NaCl est tout d’abord transformé en Na2SO4 sous l’action de l’acide sulfurique à chaud:

2 NaCl + H2SO4 → Na2SO4 + 2 HCl

Dans un deuxième temps, le Na2SO4 est réduit à très haute température (950 °C) en Na2S par réaction avec du charbon de bois (C):

Na2SO4 + 2 C → Na2S + 2 CO2

Et ensuite, le Na2S est calciné, toujours à une température avoisinant les 950 °C, avec du calcaire (CaCO3):

Na2S + CaCO3 → Na2CO3 + CaS

Le procédé de Nicolas Leblanc pour extraire la soude (c-à-d le carbonate de sodium) du sel marin (chlorure de sodium).

Le carbonate de sodium, hydrosoluble, est récupéré par lavage avec de l’eau tiède (lessivage) suivi de l’évaporation de ce solvant, ce qui fournit le «sel de soude», Na2CO3. 10H2O.

En 1791, après avoir breveté son procédé d’obtention de soude artificielle, Nicolas Leblanc créera une première usine à Maison-de-Seine, un hameau de Saint-Denis. Malheureusement, la Révolution survint et, après la mort sur l’échafaud du duc d’Orléans (dit Philippe Égalité) en 1793 – il avait 46 ans -, l’usine fut séquestrée. En outre, Leblanc fut prié de rendre public son procédé de fabrication, ce qui le ruina. Dépressif, il finira par se suicider en se tirant une balle dans la tête. Il n’empêche que son procédé reprit de l’importance, particulièrement vers 1830 et ce, jusqu’à ce qu’il fût supplanté dans les années 1870 par le procédé Solvay, bien plus économique (2).

Timbre émis en 1955 en hommage à Ernest Solvay (1838-1922), l’industriel belge ‒ au départ autodidacte et curieux ‒ qui mis au point en 1861 un procédé original, dit à l’ammoniac, permettant de synthétiser du carbonate de sodium dans son atelier de Saint-Josse-ten-Noode à Bruxelles.

La concurrence belge

Cet homme ingénieux envisagea de saturer à froid une solution concentrée de sel (NaCl) successivement par 2 gaz, à savoir de l’ammoniac (NH3) puis de l’anhydride carbonique (CO2, qui, en présence d’eau, forme H2CO3), ce qui provoque la précipitation de NaHCO3. Bref, on a:

NaCl + NH4HCO3 [provenant de NH+ H2CO3] → NaHCO3 + NH4Cl

L’hydrogénocarbonate de sodium (NaHCO3) ainsi obtenu est filtré puis torréfié dans un four spécial à 300 °C pour être transformé en carbonate («soude Solvay»), tout en dégageant du CO2 qui est renvoyé dans le cycle des opérations:

2 NaHCO3 → Na2CO3 + H2O + CO2

En fait, ce procédé n’est rentable qu’en raison de la récupération de l’ammoniac à partir du NH4Cl apparaissant comme sous-produit. Le CO2 provient en effet de la calcination à environ 850 °C de calcaire (CaCO3), ce qui fournit de la chaux vive (CaO), avec laquelle on traite la solution de chlorure d’ammonium:

CaO + 2 NH4Cl → CaCl2 + H2O + 2 NH3

En outre, le CaCl2 résiduel est lui-même largement utilisé en hiver pour faire fondre la neige accumulée sur les routes.

La première usine de fabrication de soude Solvay fut implantée à Couillet en 1863. D’autres apparaîtront bien vite un peu partout dans le monde, ce qui contribuera à l’avènement d’un véritable empire industriel. Dès 1911, le philanthrope qu’était Ernest Solvay organisa à Bruxelles des congrès internationaux de physique et de chimie auxquels participèrent les plus grands savants de l’époque, parmi lesquels de nombreux nobélisés. Il fonda ou dota également diverses sociétés scientifiques (3).

Désigné en 1995 par l’Institut Destrée comme l’un des 100 Wallons du siècle, il est inhumé au cimetière d’Ixelles dans une tombe conçue par Victor Horta.
 
 
 

(1) Le «natron» des Grecs était une autre source de carbonate de sodium (Na2CO3. 10H2O) que l’on trouve à l’état naturel sur les bords de certains lacs, notamment en Égypte. C’est de ce mot que viendra le symbole chimique du sodium, en l’occurrence Na.

(2) De surcroît, il semblerait que la soude Leblanc était malodorante en raison de la présence d’hydrogène sulfuré (H2S) provenant de la décomposition de traces de sulfures.

(3) À titre anecdotique, c’est également Ernest Solvay qui finança la construction de la «Solvay-Hütte», le plus haut refuge du Cervin (la célèbre montagne qui domine le village de Zermatt). Destiné aux alpinistes en difficulté, ledit refuge est actuellement pourvu d’un radiotéléphone fonctionnant à l’énergie solaire.

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