Mathématiques

Mathématiques au féminin : portraits croisés

Clémentine LAURENS • Twitter: @ClemLaurens 

© Halfpoint – stock.adobe.com

Chaque année, le 12 mai marque la journée internationale des femmes en mathématiques. Une date qui ne doit rien au hasard, puisqu’il s’agit de l’anniversaire de la naissance de l’immense mathématicienne iranienne Maryam Mirzakhani (1977-2017), première femme lauréate de la médaille Fields – l’une des plus importantes distinctions en mathématiques – en 2014.

 
Pourquoi une telle «journée internationale» ? Parce que les mathématiques occidentales ont toujours été une des disciplines de recherche les moins féminisées. Si des noms comme Pythagore, Thalès, Galois ou Fermat résonnent familièrement aux oreilles de beaucoup, rares sont les personnes capables de citer le nom d’une mathématicienne. Et pour cause: l’accès aux mathématiques a longtemps été refusé aux femmes.

Si les freins légaux ont aujourd’hui disparu en Europe, l’égalité est encore loin d’être atteinte: à l’heure actuelle, seules 2 femmes se sont vu remettre la médaille Fields, une seule le prestigieux prix Abel – qu’on peut considérer comme l’équivalent du prix Nobel en mathématiques. L’Unesco relève année après année une trop faible représentation des femmes dans les institutions scientifiques d’Europe, et ce constat est particulièrement marqué en mathématiques – bien que la situation progresse.

À défaut de réparer une injustice multiséculaire, nous rendons ici hommage à 2 figures féminines majeures de la discipline. Deux pionnières, dont les vies distantes d’un siècle illustrent la lente et difficile ouverture des mathématiques aux femmes. Deux personnages aux parcours exceptionnels, qui ont ouvert la voie pour que «maths» se conjugue aussi au féminin. «La recherche du savoir est une aventure intemporelle, sans limite géographique, et sans genre», assurait en 2020 Cumrun Vafa, physicien à l’Université Harvard aux États-Unis, dans le documentaire Secrets of the surface: the mathematical vision of Maryam Mirzakhani. Les 2 histoires racontées ci-dessous en sont une parfaite illustration.

Sophie Germain (1776-1831)

Sophie Germain est une mathématicienne française issue d’un milieu bourgeois libéral. Elle découvre les mathématiques grâce à la bibliothèque familiale, et s’y forme en autodidacte. «Pour cela, elle a vraisemblablement dû se battre contre ses parents avant que ceux-ci ne cèdent devant la persévérance de leur fille», explique Jenny Boucard, historienne des mathématiques au Centre François Viète à Nantes Université, en France. Les mathématiques ont en effet mauvaise presse auprès des femmes de l’époque: «On considère alors qu’elles assècheraient les femmes, les empêcheraient d’assurer leur fonction de reproduction.» En particulier, l’accès à l’enseignement supérieur des mathématiques leur est refusé. Sophie Germain parvient pourtant à se procurer les cours du célèbre mathématicien Joseph-Louis de Lagrange en empruntant le nom d’un étudiant, Antoine Auguste Leblanc. Elle utilise cette identité pour communiquer ses commentaires au professeur Lagrange, qui remarque leur grande qualité et sollicite une rencontre. Il découvre ainsi la véritable identité de «Monsieur Leblanc». Impressionné, il restera un indéfectible soutien pour Sophie Germain tout au long de sa vie. Autre soutien essentiel: l’allemand Karl Friedrich Gauss – sans conteste l’un des plus éminents savants de l’époque. La mathématicienne entretient avec lui une correspondance de très haut niveau au sujet de la théorie des nombres – l’étude des propriétés des nombres entiers, «un domaine alors assez marginal car considéré comme ardu et abstrait», commente Jenny Boucard. C’est dans ce domaine qu’elle laissera le legs scientifique le plus durable. Fait remarquable: elle est la toute première à tenter une approche générale pour démontrer le grand théorème de Fermat – un résultat mathématique emblématique qui ne sera réellement démontré qu’en 1995, par Andrew Wiles ! Elle lèguera notamment les «nombres premiers de Sophie Germain», utilisés en cryptographie dans la seconde moitié du 20e siècle. Son autre domaine de prédilection, la théorie des surfaces élastique, lui vaudra d’être la toute première femme à recevoir un prix de l’Académie des Sciences, en 1815. Une véritable pionnière.

Gravure de Sophie Germain

Portrait photo de Emmy Noether

Emmy Noether (1882-1935)

Emmy Noether naît à Erlangen, en Allemagne, dans une famille de mathématiciens: son père, Max Noether, est professeur des universités, et un de ses frères fera des mathématiques appliquées. Comme Sophie Germain, elle bénéficie donc très tôt d’un accès à d’importantes ressources pour se former aux mathématiques. Mais contrairement à sa prédécesseure, elle jouira du soutien de sa famille et pourra assister aux enseignements ! Démontrant rapidement un talent hors du commun pour la discipline, elle entre en contact avec d’importants mathématiciens de l’époque: Hermann Weyl, David Hilbert, puis Felix Klein, Albert Einstein, Émile Artin… «En mathématiques, l’école allemande du début du 20e siècle était vraiment spectaculaire ! souligne Denis‑Charles Cisinski, mathématicien à l’Université de Ratisbonne, en Allemagne. Les grands noms de l’époque viennent tous de là.» Et tous ces grands noms s’accordent sur une chose: Emmy Noether est une mathématicienne d’exception. Son genre lui vaudra des oppositions farouches de la part de certains universitaires, réfractaires à l’idée qu’une femme puisse occuper un poste de professeur, mais au sein de la communauté mathématique elle sera largement reconnue et soutenue. «À la fin de sa vie, elle était une véritable star ! sourit Denis‑Charles Cisinski. Elle était invitée partout, donnait des conférences très techniques devant des centaines de personnes dans le monde entier…»

«Les travaux de jeunesse d’Emmy Noether portent sur des questions liées à la physique, explique la mathématicienne Yvette Kosmann-Schwarzbach. Ils sont très importants pour les physiciens, et ont aujourd’hui encore énormément d’applications !» Et pour cause. «C’est Emmy Noether qui a expliqué à Einstein comment formaliser correctement les notions mathématiques qui se cachaient derrière la théorie de la relativité générale, qu’il était en train d’élaborer !», s’amuse Denis-Charles Cisinski en une tournure un brin provocatrice. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Car Emmy Noether a également apporté une contribution inestimable à l’algèbre moderne, en introduisant une approche abstraite alors inédite. «Je pense que personne, à l’époque, n’avait conscience qu’on pouvait démontrer des théorèmes avec un tel degré d’abstraction», assure le chercheur. Très investie dans l’enseignement, Emmy Noether fondera une véritable école de pensée mathématique. Denis-Charles Cisinski insiste: «Ses méthodes ont profondément influencé une très large part des mathématiques du 20e siècle: l’algèbre, la topologie algébrique, la géométrie algébrique. Encore aujourd’hui, une très grande partie des médaillés et médaillées Fields travaillent dans ces domaines, et Emmy Noether a été un acteur majeur dans l’élaboration de leurs fondations et des directions qu’elles ont prises par la suite.» L’adjectif «noethérien», qui se réfère à ses travaux, apparaît d’ailleurs un peu partout dans ces champs des mathématiques. Et les «théorèmes de Noether» restent quant à eux des outils indispensables aux physiciens d’aujourd’hui.

Plus d’infos

Sur les contributions d’Emmy Noether
aux sciences physiques:
https://www.discovermagazine.com/the-sciences/how-mathematician-emmy-noethers-theorem-changed-physics (article en Anglais)

Share This