IA

L’IA MADE IN BELGIUM

Thibault GRANDJEAN • grandjean.thibault@gmail.com

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Alors que la Belgique prend pour 6 mois la présidence de l’Union européenne, c’est la Fédération Wallonie-Bruxelles qui sera en charge des questions relatives au développement de l’IA. Pionnière en la matière, elle a, il y a quelques années, mis sur pied le Trail, pour Trusted AI Labs. Ce consortium, formé des 5 universités francophones et des 4 centres de recherche agréés, a pour but de former des chercheurs tout en permettant aux entreprises wallonnes de s’approprier ces outils. Rencontre avec le Pr Benoît Macq de l’UCLouvain, premier président de Trail, Anne-Laure Cadji, Executive Officer du Trail, et Fabian Lapierre, spécialiste en recherche innovation au Service Public de Wallonie

 
Pensez-vous que l’Intelligence Artificielle (IA) a le pouvoir de changer profondément la société ?

Benoît Macq: Absolument ! Il y a tout d’abord eu cette première révolution qu’est Internet, et qui a généré d’immenses quantités de données sur les comportements humains. Tout à coup, nous avons pu observer le monde avec beaucoup plus de précision. Et en parallèle, de nouvelles capacités de calcul capables de traiter ces données ont vu le jour, et l’IA a pu prendre son essor. C’est un peu comme un nouveau télescope qui nous permet de voir des choses invisibles auparavant. Par exemple, sans l’intelligence artificielle, on serait aujourd’hui incapable de traiter la masse d’informations qui nous provient de l’étude du génome. Dans le domaine de la production manufacturière, on peut désormais réaliser des jumeaux numériques d’usines, qui en reprennent tous les paramètres pour optimiser son fonctionnement et ainsi consommer moins d’énergie, de matières premières… Et de nombreux autres domaines sont concernés.

Anne-Laure Cadji: Pour autant, cet immense potentiel ne doit pas cacher les profondes préoccupations de la population à l’égard de ces outils, qui sont à la fois présentés comme ayant le pouvoir de détruire des emplois, tout en commettant des erreurs grossières. Aujourd’hui, on doit pouvoir injecter l’expertise humaine dans ces algorithmes, et au sein de Trail, les interactions humain-machine, destinées à avoir une décision humaine plus élaborée, sont vraiment notre préoccupation numéro 1.

Fabian Lapierre: L’avènement de l’IA peut être comparé à l’arrivée de l’électricité au 19e siècle. Comme avec l’électricité, seules les entreprises, mais aussi les sociétés au sens large, qui adopteront l’IA survivront. Il est donc important de franchir ce pas, même si cela fait peur. D’autant que les IA ont vraiment la capacité d’aider les travailleurs à économiser du temps et retrouver une qualité de vie. Cependant, au vu des enjeux climatiques, le développement à base de grands centres de calcul tel qu’il est prôné aux États-Unis et en Chine ne me paraît pas soutenable. Dès maintenant, L’UE doit s’appuyer sur une utilisation parcimonieuse des données et de l’énergie.

Les données forment justement le carburant des IA. Or, pour que cette dernière soit pertinente, elle doit être nourrie par des données de qualité…

B. M.: Plus que la qualité des données, c’est avant tout leur pluralité qui est importante, et c’est une des forces de l’Europe. Au contraire des États-Unis, qui sont un marché très uniforme conduit par l’économie d’entreprise, et de la Chine, où l’IA est conduite par une vision étatique, nous avons chez nous une grande diversité de courants de pensée, de langues, et de façons de gérer nos données. En recherche, nous travaillons avec des silos de données hétérogènes, qui permettent d’avoir une IA plus robuste, et moins centralisée. Un exemple: dans le domaine médical, les hôpitaux universitaires fournissent quantités des données de santé, mais nous choisissons également de nous appuyer sur celles provenant des hôpitaux périphériques. Ces données sont peut-être moins fournies, moins détaillées, mais elles sont importantes car elles reflètent la diversité des patients. On peut également donner l’exemple de ChatGPT: si tout le monde raisonne avec cet outil, il va y avoir progressivement une uniformisation de la pensée. Notre multiculturalité doit être un atout dans ce domaine.

A-L. C.: Il y a pour moi 3 aspects primordiaux pour obtenir des données de qualité. Tout d’abord l’accès à Internet. L’Europe est un des continents les plus connectés au monde, et elle l’est dans toute sa diversité. Ensuite, nous sommes la première région à élaborer une réglementation en la matière, l’IA Act, qui établira des standards auxquels l’IA doit se conformer pour une utilisation rigoureuse des données. Ensuite, nous avons ici, en Europe, des cerveaux extraordinaires. Si l’on regarde du côté de la Silicon Valley, nombreux y sont les développeurs européens et cela insuffle de la diversité.

Cela suffira-t-il pour développer une IA qui soit à la fois performante et éthique ?

F. L.: Toute innovation technologique nécessite d’établir des gardes-fous contre une utilisation malveillante. C’est pourquoi il est important que son développement ne soit pas uniquement laissé aux ingénieurs. Ensuite, je pense qu’il nous faudra développer des outils de sensibilisation à l’IA, afin que les utilisateurs comprennent la façon dont elle fonctionne. Prenons l’exemple de ChatGPT: son utilisation de façon naïve n’est guère utile. Il est nécessaire pour cela d’utiliser un train de pensée, c’est-à-dire une technique qui permet d’en obtenir des informations pertinentes.

A-L. C.: À nouveau, on touche là à l’importance cruciale de l’interaction humain-machine. À l’heure actuelle, il est clair que nous allons avoir besoin de nouveaux métiers, capables de s’approprier cet art de communiquer avec la machine.

B. M.: D’un côté, les chercheurs doivent avoir la connaissance la plus fine possible de l’objet qu’ils manipulent. Et en complément, ces derniers doivent être à la disposition d’experts capables de questionner ces recherches de façon critique, pour fournir un cadre éthique à même de développer une vision humaniste de l’IA. Pour cette raison, la nouvelle version de Trail embauchera non seulement des chercheurs en IA, mais également des philosophes, des éthiciens, des psychologues sociaux…

Comment fournir à l’IA la puissance machine dont elle a besoin pour fonctionner ?

F. L.: La Wallonie est équipée de plusieurs unités de calcul que les chercheurs utilisent déjà pour concevoir et entraîner leurs algorithmes. Il y a tout d’abord les 5 calculateurs, tous interconnectés, que l’on trouve dans chaque université francophone. Ensuite, le centre de recherche Cenaero, participant du Trail, héberge le 245e supercalculateur mondial, LUCIA. Il permet notamment de faire des calculs en matière de rechercher climatique. Et enfin, la Belgique fait partie d’un consortium européen qui a financé LUMI, le supercalculateur le plus rapide d’Europe, situé en Finlande.

B. M.: Et pour aider les entreprises, nous avons mis en place au sein de Trail une plateforme dénommée la Trail Factory. Les chercheurs pourront y déverser les logiciels qu’ils conçoivent, afin de mettre directement leurs compétences au service du tissu socioéconomique.

A-L. C.: Les supercalculateurs nécessitent également du matériel informatique de pointe, qui est actuellement majoritairement produit à Taiwan et en Chine. Cependant, il y a une volonté de relocaliser la production de ces puces en Europe, et la Wallonie participe activement à cette initiative européenne de créer une chaîne de production de composants électroniques.

 
 

Un peu d’histoire

L’idée de l’intelligence artificielle,  c’est-à-dire d’un être non vivant  capable de raisonnement, est aussi  vieille que l’humanité. Il y a eu  l’automate Talos de la mythologie  grecque, le golem des légendes  juives, et plus récemment le monstre de Frankenstein. Mais ce  qu’on nomme aujourd’hui l’IA  prend sa source au sein de travaux  scientifiques menés dans les  années 1940 et 1950, où les premières machines pensantes  ont été imaginées. Il faut dire que le  contexte y était très favorable: à  cette époque, plusieurs travaux ont  déjà montré que le cerveau est  gouverné par un réseau de  neurones fonctionnant par  impulsion électrique. 

La cybernétique, une discipline qui  établit que les machines comme les  êtres vivants sont animés grâce  à la transmission d’informations,  est en plein essor. Mais surtout, les  premiers ordinateurs commencent  à arriver et, en 1951, le premier  programme de jeu d’échecs voit le  jour. Cinq ans plus tard, en 1956, la  conférence de Dartmouth donnera  le coup d’envoi à 2 décennies de découvertes dans ce domaine.  Durant plusieurs semaines, les  premiers pionniers de l’IA se  retrouvent au même endroit et  discutent de ce qui n’est encore que des hypothèses. C’est à ce  moment-là qu’est créé le terme  d’intelligence artificielle. Dans la  thèse de la conférence, ils écriront:  «Chaque aspect de l’apprentissage  ou toute autre caractéristique de  l’intelligence peut être si précisément décrit qu’une  machine peut être conçue pour le  simuler.» 

 
PETIT LEXIQUE

Il y a tant de termes obscurs qu’il est parfois difficile de s’y retrouver lorsqu’on parle de l’intelligence artificielle. Voici un petit lexique pour vous aider à vous y retrouver dans cette jungle qu’est l’IA.

Intelligence artificielle: Une IA est un système informatique qui traite des informations pour répondre à une question, résoudre un problème ou comprendre un phénomène. L’intelligence a plusieurs facettes mais l’IA n’en maîtrise qu’une seule, l’intelligence analytique: c’est la capacité d’établir des relations entre différentes informations, et d’appliquer un raisonnement à partir de ces dernières.

Algorithme: C’est le premier composant d’une IA. Il s’agit d’une suite d’instructions qui permet de résoudre un problème. Pour le comprendre, il faut l’imaginer comme une recette de cuisine, qui décrit les étapes pas à pas pour transformer les ingrédients (farine, œufs, laits) en de délicieuses crêpes, sans oublier un retour d’expérience du goûteur pour améliorer les résultats.

Données: Les données sont les ingrédients nécessaires à la réalisation de la recette. Il peut s’agir de nos habitudes sur Internet, pour qu’un algorithme nous propose des publicités adaptées à nos goûts, ou des informations renvoyées par nos panneaux solaires et nos vannes thermostatiques au thermostat, pour adapter notre consommation d’énergie. Lorsqu’il s’agit de données humaines, il est important qu’elles soient les plus diversifiées possibles, pour éviter les biais sexistes ou racistes.

Réseau de neurones: Il s’agit d’un système très répandu d’IA imitant grossièrement plusieurs couches de neurones. Ils sont capables d’apprendre automatiquement à trouver la solution la plus pertinente, à partir des données brutes du monde réel. Il peut s’agir par exemple de l’algorithme de Netflix qui, sur base de votre historique, du nombre d’épisodes que vous avez regardés, du moment où vous avez mis sur pause, est capable de vous proposer des films et séries que vous aimerez à coup sûr.


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Feu vert pour l’IA ACT

Le 8 décembre 2023, les États membres de l’Union européenne (UE) et le Parlement européen se sont mis d’accord sur la législation destinée à encadrer la conception et l’utilisation des systèmes d’intelligence artificielle au sein de l’UE. Premier en son genre, ce texte législatif distingue les IA en fonction du risque qu’elles font peser sur la société, de minimal à inacceptable. À ce titre, le texte interdit les IA qui posent un risque pour la sécurité et les droits des citoyens, comme les IA destinées à classer les personnes en fonction d’un score, ou encore les identifications biométriques en temps réel, comme la reconnaissance faciale (à l’exception de quelques cas limités dans le temps). Les IA à haut risque, comme par exemple celles destinées à l’identification des personnes, le contrôle des frontières, l’éducation, l’emploi, la justice et les forces de l’ordre, devront se conformer entre autres à des standards de transparence, une supervision humaine, et une certaine robustesse technique tout au long de la durée de vie de l’IA. «Afin que toutes les entreprises aient les moyens de se conformer à l’IA Act, nous travaillons sur plusieurs dispositions, explique Fabian Lapierre, spécialiste en recherche et innovation au Service public de Wallonie. Tout d’abord, il est important que les dispositions légales soient intégrées dès le stade de la recherche, et non a posteriori. Ensuite, nous souhaitons mettre en place des structures publiques d’audit pour permettre aux entreprises de situer leur produit sur l’échelle des risques, et leur donner les moyens financiers de s’y conformer.» 

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L’IA détecte l’embolie pulmonaire

La reconnaissance d’image fait sans doute partie des domaines les plus  prometteurs de l’IA, en particulier dans le domaine de l’imagerie médicale.  Ainsi, la Pulmonary Embolism Response Team (PERT) de l’UZ Brussel a  désormais recours à l’IA pour identifier automatiquement les patients  victimes d’une embolie pulmonaire sur base d’un scanner. 

Concrètement, chaque angiographie  pulmonaire (un scanner des  vaisseaux sanguins des poumons) est  analysée par le module AIDOC AI.  L’application examine la taille du  caillot et le risque qu’il présente pour  le cœur. Les médecins reçoivent automatiquement une  notification sur leur smartphone, ce  qui leur permet d’analyser les images  et d’estimer les risques encourus par le patient. Ils peuvent alors décider de  façon multidisciplinaire de la meilleure approche. Ainsi, les patients sont  mieux pris en charge et de façon plus précoce, ce qui améliore leurs chances  de guérison.   

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L’IA se met au vert

Afin de diminuer l’usage des pesticides, les semenciers souhaitent développer des variétés de plantes résistantes aux stress environnementaux. Un travail de fourmi, à la fois laborieux et chronophage, qui nécessite d’observer attentivement chaque plant. Des chercheurs de Gembloux Agro-Bio Tech, en collaboration avec le Centre Wallon de Recherches Agronomiques et l’Université de Mons ont donc mis en place une étude sur 6 ans afin de réaliser ces observations de façon automatisée, à l’aide de l’intelligence artificielle. Ils ont établi une parcelle de culture munie de nombreux capteurs capables de déterminer, avec une très haute résolution, différentes caractéristiques physiques des épis de blé. Ils ont ensuite entraîné l’IA à distinguer des épis sains de ceux atteints de fusariose, une maladie fongique. Aujourd’hui, la machine est capable de distinguer automatiquement les plants tolérants à la fusariose des plants malades, alors même que ces derniers, une fois matures, sont difficilement distinguables à l’œil nu. 

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